Les périodes végétales de l’époque tertiaire/7
LES PÉRIODES VÉGÉTALES
DE L’ÉPOQUE TERTIAIRE.
Nous avons vu précédemment que les rares représentants des genres demeurés européens et caractéristiques de notre zone, aulne, bouleau, charme, orme, peuplier, érable, étaient encore, à la fin de l’éocène, relégués dans des stations situées à l’écart, probablement sur des montagnes, dont l’altitude justifiait leur présence. Ces mêmes genres continuent à être peu fréquents dans le cours de l’oligocène ; ils le sont déjà plus cependant, et il est rare que chaque localité tongrienne n’en réunisse pas quelques uns, et quelquefois ne les comprenne tous, lorsqu’elle est riche et suffisamment explorée. En prenant les localités provençales dans l’ordre de leur ancienneté relative, j’observe effectivement les faits suivants (fig. 1) :
Gargas, dont l’horizon est un peu plus récent que celui des gypses d’Aix, n’a fourni jusqu’à présent les vestiges d’aucun de ces genres, en dehors du seul Quercus cuneifolia Sap. (voy. p. 85, fig. 3), espèce à feuilles coriaces et paucilobées, qui semble devoir être rattachée au groupe américain des Erythrobalanus. Au bord du petit lac de Saint-Zacharie, un peu plus récent par son âge que Gargas, on a recueilli au contraire les traces d’un aulne (Alnus prisca Sap.), d’un bouleau (Betula ulmacea Sap.), d’un Ostrya (O. tenerrima Sap.), d’un charme (Carpinus cuspidata Sap.), d’un orme (Ulmus primœva Sap.), d’un érable (Acer primœvum Sap.), presque tous accompagnés de leurs fruits, bien que leurs empreintes, sauf en ce qui concerne l’érable, soient extrêmement rares. À Saint-Jean-de-Garguier, localité peut-être un peu plus récente que celle de Saint-Zacharie, les bouleaux, charmes, érables, reparaissent avec une fréquence relative qui, rapprochée du nombre plus restreint des espèces recueillies, ne laisse pas que de marquer un progrès constant. Ce progrès nous est enfin révélé avec certitude par Armissan, dont la flore se rapporte visiblement à une grande forêt, établie, à portée d’un lac aux eaux limpides et profondes, sur le sol secondaire de la Clape, massif situé entre Armissan et la mer, à l’est de Narbonne (fig. 2).
La forêt d’Armissan est à l’oligocène ce que la flore des gypses d’Aix est à l’éocène supérieur, un terme extrême, un point opérant la soudure entre deux périodes. La plupart des espèces qui caractérisent l’aquitanien se montrent à Armissan, mais elles sont encore associées aux formes caractéristiques de l’oligocène, particulièrement au Comptonia dryandrœfolia. Dans cette forêt où dominaient de puissantes Laurinées, des Juglandées du type des Engelhardtia, des Anacardiacées, des Houx, des Aralia (voy. plus haut pages 125 et 124), des Dalbergiées, des Sophorées, des Mimosées, on rencontrait également des bouleaux de plus d’une espèce, des peupliers et des érables, remarquables par l’ampleur de leurs feuilles ; enfin des ormes, et probablement des châtaigniers. Dans l’oligocène également, à Ronzon d’une part, et de l’autre à Armissan, on constate pour la première fois l’existence d’espèces demeurées depuis indigènes dans le midi de l’Europe, et ayant par conséquent conservé sans altération les caractères qui les distinguaient dès ce moment. C’est ainsi que M. le professeur Marion a signalé à Ronzon (Haute-Loire ) des folioles de lentisque (Pistacia lentiscus L.), et que les vestiges incontestables du térébinthe, représenté par une forme actuellement spontanée à Constantinople, comprenant des feuilles et une tige encore garnie d’une grappe de fruits, ont été recueillis à l’état d’empreintes, dans la localité voisine de Narbonne, toujours à Armissan.
On voit donc se dessiner peu à peu les linéaments de l’état de choses qui a depuis prévalu. Les eaux de l’époque où nous ramène la considération de l’oligocène n’étaient pas moins favorisées que leurs rives et les régions occupées par des accidents montagneux ; une foule de plantes se pressaient dans leur sein, flottaient au milieu d’elles ou s’épanouissaient à leur surface. L’étude détaillée de ces plantes serait pleine d’attrait, mais elle nous entraînerait trop loin ; je me contenterai de tracer une esquisse des plus saillantes.
Fig. 5. — Type de plante palustre oligocène aujourd’hui éteint. (Réduit à 1/16 de grandeur naturelle.)
Rhizocaulon polystachium, Sap. (Saint-Zacharie).Je laisserai donc les Roseaux, les Cypéracées (Carex et Cyperus), les Massettes ou Typhacées, les Potemots, qui envahissaient alors, comme aujourd’hui, les eaux dormantes ou animées d’un faible mouvement ; mais je ne saurais passer sous silence un type des plus singuliers, déjà ancien à l’âge oligocène, puisqu’on en trouve des traces dans les lits fluvio-lacustres de la craie supérieure du bassin de Fuveau, ainsi que dans les gypses d’Aix eux-mêmes. Ce type est celui des Rhizocaulées, plantes palustres (fig. 5), dont la multiplication le long des bords de la plupart des lacs et des lagunes oligocènes de Provence, marque la place dans notre élude. Ces plantes ont laissé partout dans le midi de la France des vestiges de leurs tiges, de leurs feuilles et de leurs radicules éparses ; mais ce qui a surtout permis de les reconstituer et de leur assigner une place non loin des Restiacées et des Étiocaulées, groupes aujourd’hui exotiques, à l’exception d’une espèce unique perdue dans les marais de l’Irlande, c’est, d’une part, l’observation de leurs inflorescences disposées en épillets (fig. 6) paniculés, formés d’écailles scarieuses étroitement imbriquées, et, de l’autre, cette particularité curieuse, que des touffes entières, encore debout ou renversées au fond des eaux, ont été parfois converties en une masse siliceuse qui conserve l’organisation merveilleusement intacte des parties internes, visible sous le microscope.
Les Rhizocaulon, genre dont la découverte première est due à M. Brongniart, croissaient dans des eaux peu profondes, enracinant dans la vase leurs tiges indéfiniment multipliées. Ils formaient, le long des anciens rivages, de vastes colonies d’individus pressés, s’élevant de plusieurs mètres au-dessus des eaux. Les tiges, résistantes à la surface, mais remplies à l’intérieur d’une moelle lâche, trop hautes pour leur fermeté relative, toujours assez faible, chargées de larges feuilles rubannées et érigées, ou des lambeaux déchirés de ces mêmes feuilles, avaient la faculté d’émettre le long des entrenœuds une foule de radicules adventives et aériennes qui descendaient de toutes parts, se frayant un passage à travers les résidus desséchés, pour gagner le fond des eaux ; ces radicules ainsi disposées, constituaient donc autant de supports à la tige qu’elles accompagnaient, à l’exemple de ce qui a lieu chez les Pandanus ; elles n’avaient pourtant qu’une durée limitée, et, au bout d’un certain temps, elles se détachaient en laissant une cicatrice sur le point d’où elles avaient émergé ; mais elles ne quittaient la plante que pour être incessamment remplacées pur des radicules nouvelles qui se succédaient jusqu’à ce que la tige eût achevé le cycle entier de ses fonctions, en atteignant sa taille définitive. Elle fleurissait alors en émettant à son extrémité supérieure une panicule rameuse (voy. la fig. 5), dont les derniers pedicelles supportaient un ou deux épillets.
C’est l’ensemble d’une plante de Rhizocaulon, reconstituée à l’aide de l’étude de ses diverses parties, que représente cette figure 5 ; mais pour reproduire l’aspect de ces hôtes, depuis si longtemps disparus, de nos lacs méridionaux, il faut encore multiplier par la pensée les tiges et les individus ; il faut évoquer leur foule pressée, changée en une masse immense de verdure, à la fois élégante et monotone, couvrant les abords des plages submergées, si fréquentes auprès des lacs de cette époque. Peut-être même ces plantes, comme il arrive encore de nos jours sur la lisière des lacs africains pour d’autres végétaux auxquels est dévolu un rôle semblable, attendaient-elles de longs mois, leurs radicules aériennes à moitié détruites, leurs rhizomes enfoncés dans la vase desséchée et fendillée, sous un soleil ardent, avant que la saison des pluies ne vînt ramener, avec l’eau des bas-fonds, l’élément nécessaire à l’activité de leurs fonctions momentanément suspendues. Ce qui est certain, c’est que les Rhizocaulées ont peu survécu à l’oligocène ; on n’en découvre plus que de faibles et rares vestiges dans l’âge suivant et la période falunienne les vit disparaître à jamais, en même temps que les circonstances qui avaient jusque-là motivé et favorisé leur présence. Cette présence était du reste peut-être restreinte à certains points déterminés. Il est surprenant en effet d’observer qu’en dehors de la France méridionale, où elles abondent depuis la craie jusqu’à l’aquitanien, les Rhizoeaulées n’ont encore été signalées nulle autre part.
Mais les plantes souveraines des eaux tranquilles étaient alors, comme de nos jours, dans des proportions, il est vrai, inconnues aujourd’hui à notre zone, les Nymphéacécs ou Nénuphars. C’est en Égypte, en Nubie, dans les eaux de la Sénégambie, au fond des savanes noyées de la Guyane ou le long des lagunes de l’Inde et de la Chine, qu’il faut aller chercher des exemples, encore affaiblis, de ce qu’étaient en Europe les lis des eaux de l’âge que nous décrivons.
(Réduction 1/4.)
Non-seulement le Nelumbium Buchii Ett. de Monte Fromina et les fragments de rhizomes, observés par M. Heer dans l’île de Wight, attestent l’existence de Nélumbos européens oligocènes ; non-seulement, les Nymphœa proprement dits (Nymphœa parvula Sap., N. Charpentieri Hr.) dénotent des plantes doubles au moins de celles de notre N. alba ; mais il existait de plus, dans l’Europe d’alors, des genres ou sections de genre, actuellement éteints, dont nous ne pouvons, il est vrai, apprécier que très-imparfaitement les caractères, mais qui pourtant s’écartent assez des espèces vivantes pour autoriser la croyance que leurs fleurs nous réserveraient des surprises et exciteraient notre admiration, s’il nous était donné de les contempler.
Le premier de ces types tertiaires a un représentant dans les gypses d’Aix (Nymphœa gypsorum Sap.), un autre à Saint-Zacharie (N. polyrhiza Sap.), un troisième, à ce qu’il semble, dans l’aquitanien de Manosque (N. calophylla Sap.) ; un fragment de ses fruits, accompagné de lambeaux de pétales, recueilli à Saint-Zacharie, dénote chez lui l’existence de fleurs doubles au moins de celles de notre Nymphœa indigène, et construite sur un plan assez différent ; mais les plus beaux échantillons de ce type ont été découverts par M. Lombard-Dumas, de S0111mières (Gard), non loin d’Alais. Ce sont des feuilles d’une conservation admirable (fig. 7), qui paraissent se rapporter à une espèce distincte, bien que voisine des précédentes. Ces feuilles, largement orbiculaires, entières sur les bords et légèrement, ondulées à la périphérie, étalaient à la surface des eaux un disque fendu jusqu’au centre du côté de la base, et parcouru par des nervures rayonnantes très-nombreuses, divisées dans leur partie supérieure, en rameaux dichotomes élancés, reliés entre eux par quelques anartomoses.
Fig. 8. — Anœclomeria Brongnarlii, Sap, (Armissan). — Fruit arrivé à maturité au moment de la déhiscence.L’aspect des feuilles et ce que l’on connaît des fleurs, des fruits et des graines de ces Nymphéacées semblent annoncer qu’elles formaient un groupe assez peu distant des Nymphœa actuels, dont elles se séparaient plutôt par des particularités de structure organique que par la physionomie extérieure. Le second type, dont j’ai formé un genre sous le nom d’Anœctomeria (fig. 8), s’écarte beaucoup plus des Nénuphars vivants, non par les feuilles, mais par l’aspect de ses rhizomes, et surtout par la structure singulière de son fruit, dont les stigmates n’étaient pas adhérents à la surface du disque, et dont les parois, au lieu de s’ouvrir au moyeu de fentes irrégulières, comme font les Nymphœa, se divisaient à la maturité en compartiments, transversalement allongés, correspondant aux bases d’insertion des pétales et disposés dans le même ordre que ceux-ci. Ce genre, dont les fleurs ont dû être grandes et belles, à en juger par certains débris, faisaient l’ornement le plus merveilleux des eaux limpides et calmes des bassins lacustres d’Armissan et de Saint-Jean de Garguier.
La première de ces deux localités nous amène, à travers plusieurs échelons, jusque sur le seuil d’une nouvelle période, la plus brillante et la mieux explorée de celles qui partagent les temps tertiaires. Cte G. de Saporta
Correspondant de l’Institut.
— La suite prochainement. —