Les erreurs de l’Église en droit naturel et canonique sur le mariage et le divorce/46

XLVI


Le seul principe sensé en fait de mariage, c’est qu’il est indissoluble à moins de raisons sérieuses, suffisantes pour justifier l’annulation d’un lien déjà brisé en fait par la conduite immorale ou monstrueuse de l’un des conjoints. La théorie ecclésiastique de l’indissolubilité absolue n’étant que de droit ecclésiastique, le dogme doit ici céder le pas au droit de la partie lésée. La justice est au-dessus de tout dans le monde car chez elle seulement se trouve « l’absolu dans le bien ». Et si un dogme ordonne, conseille ou tolère une injustice, c’est la meilleure preuve qu’il n’est pas la vérité. Rien ne peut tenir devant la nécessité de rendre justice à ceux dont le droit est violé. « La justice est de soi une religion plus haute que les dogmes qui la violent. » Quand le R. P. nous assure, page 25, qu’en matière de mariage le droit naturel est conforme à la religion et à l’évangile, il affirme une chose qu’il peut difficilement croire vraie : 1o parce que la religion telle qu’entendue par son Église commande des injustices criantes envers les parties lésées ; 2o parce que son Église a mis douze siècles à asseoir sa doctrine définitive sur le mariage ; 3o parce que cette doctrine n’était pas la même au XIIIe siècle qu’aujourd’hui ; 4o enfin parce que dans ses évangiles il existe une cause de dissolution qu’elle n’a refusé de reconnaître qu’en donnant un soufflet à son fondateur. Ainsi quand l’Église vient affirmer, malgré Jésus, l’indissolubilité absolue, il faut bien que la loi civile, qui l’a corrigée avec raison sur tant de choses, la corrige encore sur le principe faux qu’elle pose dans son propre système et maintienne que, quand par exemple le mari est une brute immonde, la femme doit être protégée.[1]

— Mais, dit le P. Didon, vous prétendez donc que l’État a le droit de rompre le contrat ?

— Eh non, mon Dieu ! l’État ne rompt pas plus le contrat qu’il ne l’a créé. Le contrat, c’est le consentement des époux, que l’État n’a fait que recevoir et enregistrer. Et quand l’une des parties, par une conduite immorale ou brutale, a rendu la continuation du lien impossible, et que l’autre partie se trouve forcée de rompre le lien, tant pour sa propre protection que pour celle des enfants, l’État enregistre cette rupture comme il avait enregistré l’alliance, mais ce n’est pas lui qui la brise. C’est la partie coupable qui a seule fait cette rupture, et l’État ne peut refuser sa protection, par ses tribunaux, à la partie innocente et maltraitée. Tout cela est de simple bon sens. Mais la prétendue infaillibilité ecclésiastique est venue brouiller tous les principes et toutes les notions parce qu’elle n’a jamais rien compris à la question de droit chez les parties et de justice envers la partie lésée. Partant du faux principe que le droit de l’Église prime tous les autres droits, elle ne pouvait plus que patauger péniblement sur les questions de justice que sa propre prétention mettait à néant.

Veut-on voir maintenant à quels éloquents sophismes le R. P. a recours pour justifier le point de vue de l’Église ?

« Femme ! ton mari t’a trompée, trahie, réduite à l’infamie ! Mais l’infamie ne t’atteint pas ! »

Sans doute l’infamie ne l’atteint pas. Et c’est déjà une inconcevable erreur d’appréciation des choses que d’affirmer qu’elle, innocente, soit réduite à l’infamie. Comment la honte du mari peut-elle atteindre la femme qui n’a pas failli ? Mais si le mari l’a abandonnée, réduite à la mendicité avec ses enfants, que doit faire la pauvre femme ? Voyez !

« Femme ! qu’est-ce que tu as à faire ? Si tu crois à la fidélité indissoluble du contrat, prends ta robe de deuil, car ton mari n’est plus ; il est mort ! Si tu as des enfants la question ne fait pas doute. Mais si tu n’en as pas, prends tes habits de deuil, infortunée victime des fatalités et de la Providence qui permet les épreuves ! Prends tes habits de deuil et va mourir sur le bûcher de la fidélité conjugale ! Sois une héroïne ! »

Voilà qui est très beau comme mouvement d’éloquence. Mais sont-ce là des conseils sensés ? Eh non ! Au point de vue pratique des choses, point de vue dont on n’a pas le droit de ne pas tenir compte ; au point de vue surtout des droits de la femme d’un pareil mari, ces éloquentes phrases n’ont pas le sens commun. C’est du pur verbiage théologique, du raisonnement en barbara et en baroco substitué à la simple logique des situations. C’est beau en droit ecclésiastique, mais c’est insensé en droit naturel et civil. Le mari a brisé le contrat en violant tous ses devoirs d’honneur et d’affection, et la femme va rester liée à toujours ! Elle n’a pas même le droit, aux yeux de l’Église, de demander que justice lui soit rendue ! Et l’éloquent prédicateur la proclame seulement victime des fatalités et de la Providence ! Mais non, grand Dieu ! Elle n’est victime que d’un système insensé qui donne préséance à un dogme barbare sur la notion sacrée de justice due à l’innocente maltraitée. Et comme toujours, le prêtre qui viole ainsi la justice au nom du dogme, passe respectueusement à Dieu le crime contre la justice que son dogme lui fait commettre. Au lieu d’être victime des fatalités et de la Providence cette femme n’est réellement victime que de l’orgueil ecclésiastique qui décrète comme venant de Dieu des contresens en morale et en justice que les plus simples notions de droit condamnent. Ce qui est immoral et injuste ici vient de l’Église et non de Dieu !

Quant à l’idée de la Providence permettant les épreuves, ne serait-il pas plus juste, plus respectueux envers Dieu, de croire qu’il n’inflige pas le malheur à la partie innocente, quand c’est la partie coupable qui devrait le subir ? Il n’existe pas de question sur laquelle les ecclésiastiques soient aussi irrémédiablement empêtrés dans le faux que celle des prétendues rétributions de Dieu toujours distribuées aux innocents et jamais aux coupables ! Ces saints innocents ne s’aperçoivent pas qu’ils blasphèment le Dieu qu’ils adorent en assurant à tout instant qu’il punit précisément ceux qui ne le méritent pas !

Puis le grand prédicateur, qui se moque de la naïveté des autres, ajoute un peu naïvement peut-être : « Ton mari est mort. » Eh bien, voyons ! S’il était mort physiquement la femme serait libre. Mais il n’est que moralement mort, c’est-à-dire qu’il est devenu indigne ou infâme. Alors il faut que la pauvre femme reste esclave d’une situation horrible qui est le fait du coupable ! Innocente, c’est elle qui doit souffrir pendant que son mari mange peut-être sa fortune à elle avec d’autres femmes ! C’est l’innocente que l’Église accable pour faire plaisir à son dogme ! Et elle ne s’aperçoit pas qu’il y a là une parfaite monstruosité en morale et en simple bon sens !

« Si tu as des enfants, la question ne fait pas doute. »

— Mais pardon ! s’il vous plaît ! C’est précisément là que surgit le doute le plus grave. Si son mari a mangé sa fortune à elle avec d’autres femmes et la laisse sans le sou, faut-il qu’elle meure de faim avec ses enfants sur le principe de la fidélité conjugale ? Mais elle est dégagée en simple bon sens de sa fidélité envers celui qui l’a rompue le premier. En fait ce n’est pas au mari qu’on veut qu’elle reste fidèle. L’Église veut tout simplement qu’elle reste l’esclave d’un dogme qui contredit un enseignement de Jésus ! En vivant dans l’adultère, la débauche, en mangeant la fortune de sa femme, le mari lui a clairement donné le droit de s’autoriser de la parole de Jésus. Qui se met en travers ? L’Église, qui est obligée d’obéir à Jésus ! Et elle vient charitablement infliger à la pauvre femme brutalisée, trahie et ruinée, le sort des femmes indiennes qui sont obligées de se jeter dans le bûcher de leur mari, mais avec cette différence qu’au lieu de la pousser dans le brasier elle la condamne à mourir de faim ! Il faut vraiment être ecclésiastique pour penser et raisonner ainsi.

Cette mère-là n’est-elle pas obligée de tout faire pour nourrir les enfants que son infâme mari lui a laissés et ne l’aide pas à entretenir ? Et s’il ne lui reste pas d’autre moyen de subsister qu’un second mariage faut-il qu’elle meure de faim avec ses enfants plutôt que de renoncer à une fidélité qu’elle ne doit plus, dont son mari l’a dégagée par son inconduite ? Comment l’Église ne voit-elle pas l’énorme erreur en simple justice qu’elle commet ici !

  1. Il est bien clair que quand c’est la femme qui se livre à l’adultère le mari doit être aussi protégé par l’État.