Les erreurs de l’Église en droit naturel et canonique sur le mariage et le divorce/12

XII


Ces questions ont été étudiées et exposées avec plus d’éloquence que de sens pratique des choses par le R. P. Didon, dans ses conférences de 1880 sur le divorce. Elles ont été publiées sous le titre : Indissolubilité et divorce, et republiées en 1891. Le prédicateur expose la doctrine catholique sur le mariage.[1] Avec les théologiens dont l’opinion a fini par prévaloir, il place sans doute l’essence du mariage dans le consentement librement exprime des parties, mais à la condition expresse que ce consen- tentent soit donné devant le prêtre. Alors c’est donc le prêtre qui est ministre du contrat et ministre du sacrement ? Pas le moins du monde ! Le prêtre n’est ministre de rien du tout ! Il n’est là que comme témoin nécessaire. — Mais enfin s’il y a sacrement, il y faut un ministre du sacrement. Qui donc l’est ? — Tenez-vous bien, lecteur, qui connaissez la définition d’un sacrement ! Les ministres du sacrement comme du contrat — qui se fondent l’un dans l’autre aujourd’hui, après avoir été séparés pendant seize siècles, — les ministres du contrat et du sacrement, ce sont les parties elles-mêmes ! Ce sont elles qui, en fait, se confèrent à elles-mêmes le sacrement ! Dans tous les autres sacrements il y a un ministre qui confère le sacrement et un fidèle qui le reçoit. Comprendrait-on un individu quelconque se donnant le baptême à lui-même, ou la pénitence, ou un ecclésiastique se conférant à lui-même le sacrement de l’ordre ? Dans tous ces cas il y a évidemment le ministre du sacrement et l’objet de l’opération mystique, celui qui reçoit le sacrement. Mais dans le prétendu sacrement de mariage, les choses sont modifiées du tout au tout, C’est celui qui reçoit le sacrement qui se le confère ! C’est-à-dire qu’il y a confusion de la chose et de la personne. Donc en bonne logique il n’y a rien puisqu’il n’y a pas d’opération distincte constatant un fait. Et le talent ecclésiastique n’a pas aperçu l’énorme paradoxe ! Pour conférer régulièrement tous les autres sacrements il faut en avoir reçu le pouvoir. Où et quand l’Église donne-t-elle à un homme et à une femme le pouvoir de s’administrer à eux-mêmes un sacrement ? Dira-t-on que le mari confère le sacrement à sa femme ! Mais alors ce serait la femme qui le conférerait au mari ! Or il est de principe absolu dans l’Église que la femme ne peut pas recevoir la faculté de conférer les sacrements. Il faut donc retomber sur l’idée qu’ils se le confèrent à eux-mêmes, quoique la femme ne soit pas canoniquement apte à l’opération mystique. C’est-à-dire qu’ils le reçoivent on ne sait comment ! Voilà où l’on arrive quand on met la logique et le simple bon sens des choses au panier pour nous emparer de ce qui ne nous appartient pas.

Voilà donc qui est dit. Pour tous les autres sacrements il y a un ministre du sacrement, le prêtre. Mais pour le sacrement de mariage il n’y a plus besoin de ministre extérieur du sacrement, car il y a un ministre de l’intérieur, le fidèle. C’est celui qui reçoit le sacrement qui se l’administre ! L’Église, si jalouse de ses prérogatives en regard des autres sacrements, abandonne gracieusement celui-là au ministère des fidèles. Son représentant, ministre nécessaire des autres sacrements, perd ici cette attribution, devient un pur témoin, et n’est pas plus ministre du sacrement ou du contrat que l’officier civil. Puis le Rév. P. Didon nous assure que le sacrement de mariage se confond avec le contrat ou alliance. C’est un vrai Pélion sur Ossa de confusions de choses, de principes et de prétentions.

Il y aurait donc sacrement sans ministre qui le confère. Il est vrai qu’en logique ecclésiastique les parties se le conféreraient elles-mêmes mais la logique laïque, qui est celle du simple bon sens, ne saurait admettre ce sacrement sans ministre, et elle se permet de supplier l’Église de vouloir bien ne pas faire remonter au Saint-Esprit un paradoxe de ce calibre.

Le cardinal Gousset tombe dans la même confusion d’idées que le P. Didon. « Melchior Cano, dit-il, et quelques autres, paraissent croire que c’est le prêtre, qui est le ministre du sacrement. D’autres théologiens au contraire, dont le sentiment est le plus commun et le plus probable, ne reconnaissent dans le mariage d’autre rite sacramentel que l’acte extérieur et sensible par lequel les parties contractantes se prennent mutuellement pour époux. »[2]

Il y a donc eu des théologiens qui ont soutenu le point de vue sensé de la question, savoir : Qu’il faillait un ministre conférant le sacrement là où il y avait sacrement. Et en 1817 l’abbé Boyer, qnoiqu’adversaire décidé du mariage civil, soutenait que le prêtre seul était ministre du sacrement, et non les fidèles. Mais le point de vue sensé des questions est bien souvent celui qui déplaît le plus à l’Église parce qu’il la rend justiciable du sens commun général. De là ce point de vue réellement peu sensé de la question qui donne comme rite sacramentel l’acte purement extérieur et personnel par lequel les futurs conjoints s’unissent. Or comme pour tous les autres sacrements il faut un ministre qui confère et un fidèle qui reçoive, il suit clairement qu’il ne saurait y avoir véritable rite sacramentel là où l’administrateur et l’administré se confondent dans la même personne.

Il n’est pas inutile de remarquer ici que de l’aveu du cardinal Gousset la jurisprudence religieuse actuelle sur le mariage n’est que probable, donc nullement certaine. Le sentiment de la majorité des théologiens des trois derniers siècles est devenu plus probable que celui des théologiens antérieurs, qui était pourtant le plus probable alors puisque nombre de rituels le confirmaient. Il faut bien admettre que la jurisprudence ecclésiastique prend parfois de singulières allures. Mais l’Église a dû se décider à faire une petite volte-face quand elle s’est aperçue que sa position d’autrefois n’était plus tenable devant la philosophie du droit et alors la probabilité a dû changer de date. Rien de commode comme le système ecclésiastique quand on s’est trompé puisqu’on peut intervertir le probabilisme selon les circonstances. Malheureusement pour l’Église elle ne s’est pas aperçue à Trente que sa seconde position en jurisprudence canonique était encore bien moins tenable que la première. Quand le prêtre était regardé comme ministre du sacrement l’Église était logique avec elle-même. Quand elle l’a réduit au rôle de pur témoin elle lui ôtait sa seule raison d’être comme agent du mariage. Ou elle n’a pas compris la vraie portée de sa volte-face ou elle a compté sur la bonne volonté des fidèles qui ne chercheraient probablement pas à se rendre sérieusement compte de son changement de principe et d’application.

  1. C’est précisément à la suite de ces conférences qu’il a été de fait mis en pénitence par ses supérieurs et envoyé dans un couvent italien où personne ne parlait le français et où il ne pouvait converser qu’en latin avec un ou deux moines moins ignorants que les autres. Certes ! il avait défendu avec chaleur et une très grande éloquence les principes de l’Église, mais les Jésuites avaient trouvé qu’il concédait encore trop au droit naturel et l’avaient dénoncé à Rome, paraît-il. Cela résulte d’une conversation avec un supérieur d’un des couvents d’hommes de Paris qui disait à son interlocuteur comment les Jésuites avaient traité les congrégations qui, à la demande des évêques, avaient cru devoir se solidariser avec eux. Ce supérieur assurait en même temps que c’étaient les Jésuites qui avaient dénoncé le P. Didon. Eh bien vraiment, quand on a lu les conférences du R. P., où il montre tant de dévouement à l’Église, où il dit tout ce qu’il est possible de dire en faveur d’une cause, on se demande forcément quelle est réellement la compétence de ceux qui ne sont pas satisfaits d’une aussi magnifique défense au point de vue ecclésiastique. Si les démonstrations du rév. Père ont laissé à désirer ce n’est certes pas parce qu’il a mal défendu la cause, mais parce que les prétentions de l’Église sur le mariage sont insoutenables même en droit ecclésiastique. Au point de vue du droit naturel elles ne tiennent pas debout. Avec tout son talent le P. Didon ne pouvait changer la fausseté en vérité. La défense du P. Didon est irréprochable pour les catholiques. C’est seulement pour ceux qui envisagent la question au point de vue du droit naturel qu’elle ne l’est pas. Mais cela même aurait dû être un titre en sa faveur aux yeux de l’Église. Le R. P. n’a pas pu faire l’impossible : montrer, que l’Église a raison quand elle a tort, et on lui a donné sur les doigts pour ce grand crime. C’est justement comme autrefois avec Galilée. Le jésuite Inchofer reprochait violemment à Galilée de n’avoir pas donné en faveur de l’immobilité de la terre de plus fortes raisons qu’en faveur de son mouvement. La chose comportait pourtant d’assez graves difficultés, mais l’étrange et inepte exigence n’en devint pas moins l’une des raisons de la condamnation. Même chose avec le P. Didon. Il n’a pas pu démontrer que l’Église avait eu raison de faire du mariage un sacrement parce que cette prétention est insoutenable, tellement insoutenable que pas un seul théologien n’a pu la justifier et que les raisons même qu’ils donnent tournent contre eux dans leur propre système. Eh bien ! il était tenu lui aussi de prouver le faux contre le vrai, et il a subi une pénitence de dix ans parce qu’il n’avait pu démontrer qu’une institution qui ne ressort exclusivement que de l’ordre de nature n’était pas exclusivement d’ordre ecclésiastique. « Comment ! Vous n’avez pas pu démontrer que mon sacrement de mariage possède tous les caractères de mes autres sacrements ! Mais c’est honteux ! En pénitence ! » Eh bien ! que l’on confie donc à quelque illustre théologien le soin de faire mieux que le P. Didon ! On n’a su qu’en 1892, je crois, qu’il y avait eu une autre raison à la mise en pénitence du rév. Père, et la dénonciation des Jésuites a fort bien pu porter sur cette raison tout autant que sur la première. Dès 1880, le P. Didon avait osé conseiller, d’une manière un peu voilée sans doute, la reconnaissance de la République par le clergé. La consécration des institutions républicaines par la majorité de la nation était si évidente même alors, malgré les grandes colères de commande des partis monarchiques, que le P. Didon vit il y a dix ans ce que Léon XIII a fini par voir lui aussi en 1891. Malheureusement pour le P. Didon il a vu clair trop tôt dans la question et la seule allusion à la possibilité d’un rapprochement de la part des monarchistes excita la colère des intransigeants de l’idée monarchique. Or quatre ans seulement après l’odieuse tentative de réaction du 16 mai, œuvre des Jésuites et des évêques, il était impossible de parler bon sens et tolérance aux ennemis jurés des institutions républicaines, et pareil conseil, quelque voilé qu’il fût, parut tout simplement scandaleux aux ennemis nés de toute liberté politique. La perspicacité que montra alors le P. Didon n’était que l’indice de tendances pernicieuses chez un prêtre et les Jésuites le dénoncèrent à Rome. Je n’affirme nullement que ce fut pour cette seule raison qu’ils le dénoncèrent, mais ce qui est certain, c’est que leur dénonciation, soit pour cette raison, soit pour l’autre, eut pour résultat de le tenir au silence pendant dix ans. Autant d’éclipse en moins infligée à la néfaste société par un prédicateur auquel elle n’avait personne à opposer.
  2. Que l’on veuille bien remarquer cette expression : plus probable. En théologie il s’agit sans cesse de probabilités, non de conclusion logique et de décision rationnelle. Voilà pourquoi la théologie finit par fausser si irrémédiablement l’esprit. En jurisprudence civile on pose un principe et on en déduit les conséquences qu’il comporte. En théologie il ne s’agit le plus souvent que de précédents et d’opinions. Un certain nombre de théologiens pensent ceci ; un certain nombre d’autres théologiens pensent cela, et l’opinion de ceux-ci est la plus probable. Comme qui dirait : l’incertitude érigée en système. Il semble aux gens qui peuvent réfléchir qu’en fait de morale ou de doctrine de salut dans le système, on ne devrait donner que des règles certaines, des règles qui ne laissent pas place au doute, à l’incertitude sur ce qui est devoir ou obligation de conscience. Loin de là le probabilisme théologique ouvre à tout instant la porte aux distinctions subtiles, aux lâchetés morales, aux décisions contradictoires, aux compositions illicites avec le devoir et l’honneur. C’est l’art de ruser avec sa conscience. Cicéron a dit après Zoroastre : « Dans le doute abstiens-toi. » Le casuiste catholique est venu, lui, dire aux gens que le scrupule n’étrangle pas : « S’il y a doute, pas n’est besoin de t’abstenir. » Le probabilisme est donc au besoin la porte ouverte à l’immoralité selon le caractère de ceux qui le prennent pour guide dans la vie. Combien de théologiens ont décidé qu’un catholique pouvait assassiner un souverain protestant ! Des papes eux-mêmes l’ont conseillé ! Trouve-t-on pareilles ruses avec le devoir et la conscience dans le droit civil ? Le légiste n’est-il pas, sur toutes les questions de justice réciproque, aux antipodes du casuiste ? Avec le probabilisme et la restriction mentale on peut commettre des actes criminels tout en gagnant le ciel. Les Jésuites ont été les plus fervents adeptes du probabilisme, et les dominicains en ont presque autant abusé. Mais baser un sacrement sur des opinions plus ou moins probables ; abandonner une opinion qui a été probable en un temps pour une autre que l’on déclare probable aussi parce qu’il a fallu faire une volte-face dans les applications, cela peut convenir aux ecclésiastiques qui s’aperçoivent qu’ils ont commis un impair, mais cela ne peut convenir à ceux qui se sont redressé l’esprit dans l’étude du vrai droit civil.