Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Premier Ciel/Chapitre V

CHAPITRE V.

Portrait d’un faux Brave.


Plusieurs jours se passèrent, pendant lesquels nous fûmes invités chez différentes personnes, chez lesquelles nous n’apperçûmes que les mêmes ridicules & la même fatuité. Zachiel nous demanda ce que nous pensions des sociétés qu’on rencontre chez les Lunaires. Je me suis apperçu, dit Monime, qu’ils se rendent souvent des visites fort incommodes, dans lesquelles je crois qu’il y a presque toujours plus de politesse que d’amitié : la plupart ne s’entretiennent qu’avec indifférence ou froideur. Je ne sais pourquoi ils font paroître tant d’envie de s’unir pour montrer si peu de cordialités & de sincérité.

C’est, dit Zachiel, que l’inconstance de ces peuples leur fait ordinairement renouveller leur société tous les trois mois : leurs amis de l’été ne sont plus ceux de l’automne ; ils ont perdu jusqu’à l’idée de leurs anciennes connoissances. Ils se rencontrent sans se reconnoître : ils ont beaucoup d’ardeur à se voir. Dans les premiers jours, ils se promènent, vont aux spectacles, aux assemblées, aux bals, à la campagne ; l’habitude de se voir devient ennuyeuse. Comme il n’y a dans leurs cœurs ni estime ni amitié, ils se quittent sans regret : la familiarité détruit bientôt ce germe d’affection que la nouveauté y avoit fait naître. Il n’y a pas assez de ressource dans leur esprit pour y soutenir de longs commerces : leurs humeurs inconstantes les dégoûtent bientôt des mêmes objets. Le charme de la conversation demande de l’esprit & du bon sens : car pour raconter agréablement & écouter ce qui se dit avec complaisance, il faut de la douceur dans le caractère ; on doit fuir les obscénités, les railleries piquantes, & fournir aux autres l’occasion de briller à leur tour. Ces qualités ne sont point du ressort de ces peuples, parce qu’il faut du jugement & qu’ils n’ont que de la folie, à laquelle, pour augmenter leurs ridicules, ils joignent encore la pernicieuse démangeaison de vouloir passer pour bel esprit : termes précieux, excès de liberté, ton impérieux, mots recherchés, fades entretiens, & beaucoup d’emphase pour dire des riens. Vous avez dû vous appercevoir que toutes leurs conversations ne roulent que sur des modes ; l’esprit de critique règne sur tout, & les décisions de leurs plus braves personnages sont presque toujours tournées en ridicule.

Nous fûmes interrompus par l’arrivée de Damon, qui entra, suivi du baron de Fanfaronnet, que nous avions déja vu dans plusieurs maisons. On vous trouve enfin, madame, dit Fanfaronnet ; j’aurois presque renoncé à cet avantage sans la passion que vous m’avez inspirée. Le soleil, à qui vous ressemblez, & auquel on dit que l’ordre de l’univers ne permet point de repos, s’est néanmoins fixé dans vos yeux pour éclairer la victoire que vous avez remportée sur mon cœur. Je vous aime, madame. Vous riez ! Oh ! parbleu, vous me démontez ; je vous proteste que j’ai pris, mais au vrai, un goût si vif pour vos charmes, mais si constant & si sérieux, qu’il y a, je crois, près de huit jours que je pense à vous uniquement. Soyez donc accessible aux témoignages de vénération & aux protestations d’amour de la part d’un homme qui n’est pas tout-à-fait indigne de mériter un accueil favorable. Vous ne devez pas ignorer que les déesses reçoivent toujours avec plaisir la fumée de l’encens que nous leur offrons chaque jour : il manqueroit quelque chose à leur gloire, si elles n’étoient adorées. Comme vous êtes fort au-dessus d’elles, puisque vous réunissez en vous seule toutes les perfections qui sont partagées entr’elles, il est certain que vos attributs doivent être adorables. Ma foi, madame, dit Damon, je vous défie de résister à une déclaration aussi radieuse. Comment donc ! voici, si je m’y connois, du sublime & du merveilleux. Faire arrêter le cours du soleil dans les yeux de madame ! Mais voilà, sur mon honneur, du plus brillant. Et voilà de tes écarts, dit Fanfaronnet : tu m’interromps précisément au milieu de ma période. Et que voulois-tu y ajouter, reprit Damon ? Crois-moi, c’est peut-être un service que je te rends : tu allois t’enivrer de fumées, d’encens, & immanquablement en approchant trop près du soleil, tu aurois bien pu y brûler tes ailes. Monsieur Damon, dit Fanfaronnet, vous faites le mauvais plaisant ; on pourroit rabattre votre orgueil. Demain vous aurez de mes nouvelles. C’est-à-dire, reprit Damon, que monsieur n’écrit plus que des carrels. Votre fatuité se croit invulnérable ; sans doute que votre épée est faite d’une branche du ciseau d’Atropos, dont le vent seul peut étouffer son ennemi. Ne diroit-on pas qu’il va foudroyer les omoplates de la nature ? Je crains que la terre ne demeure immobile en admirant ses prouesses ; tout doit frémir à l’aspect de son courroux. Je saurois du moins, dit Fanfaronnet, vous faire sentir tout le poids de ma vengeance. Je crois, messieurs, leur dis-je, que vous oubliez la présence de madame & le respect que vous lui devez. Je ne lui en ai point encore manqué, dit Damon, & pense qu’elle ne doit pas trouver mauvais si je repousse les bravades qu’un faquin ose me faire jusques dans mon hôtel. De grace, messieurs, dit Monime en se levant pour arrêter Damon ; finissez, je vous supplie, un discours qui m’inquiéte, & dont les suites pourraient m’offenser. Faut-il d’une misère en faire une affaire sérieuse ? En vérité, je serois désespérée d’être innocemment la cause d’un duel. Vous êtes trop bonne, madame, dit le baron en sortant, de vous intéresser aux jours d’un homme qui ne devrait, en effet, les employer qu’à votre service.

Damon voulut suivre Fanfaronnet ; mais je me joignis à Monime pour l’empêcher de sortir. Je vous tiens sous ma garde, dit Monime, & ne souffrirai point que vous alliez sacrifier votre vie à un faux point d’honneur. Le baron est votre ami ; pourquoi voulez-vous verser son sang pour un mot indiscrettement lâché, que vous devez oublier ? Vous prenez, à ce que je vois, dit Damon, cette affaire au grave : je vous supplie de ne vous en point inquiéter : soyez sûr que de tout ce tapage il n’y aura que l’écarlate qui en rougira. Je connois Fanfaronnet, & je puis vous protester qu’il a trop d’amour pour la vie pour s’exposer aux hasards qu’on lui reproche d’être défunt. Je suis fort assuré qu’il va attendre des lettres du dieu mars, qui lui indiquent l’heure à laquelle il doit commencer notre combat. Le baron n’est pas de ces gens qui cherchent à mourir promptement pour en être plutôt quitte : il n’est point du tout pressé d’aller visiter le sombre manoir. Plus généreux que vous ne pensez, il sait mépriser toutes les disgraces qui lui arrivent, afin de vivre plus long-tems : il trouve le jour si beau, qu’il ne veut point aller dormir sous terre à cause qu’il n’y fait pas clair. Vous me rassurez, reprit Monime, qui vit par ce discours que la querelle n’auroit aucune suite fâcheuse. Je m’apperçois que le seigneur Fanfaronnet est un homme magnifique & plein de prévoyance : il craint, sans doute, en tombant sur le pré, de s’embarquer indiscrettement pour l’autre monde. Que fait-on ? les seigneurs sont fort sujets à avoir beaucoup de créanciers : peut-être que les siens saisiroient cette occasion pour l’accuser de banqueroute. Or, comme il est plein d’honneur, il veut éviter ce reproche. Convenez, ajouta Monime, que vous avez eu tort de l’attaquer, puisque vous voyez qu’il se borne à la qualité de bel esprit, sans ambitionner celle d’heureuse mémoire. Que savez-vous ? peut être a-t-il composé lui-même son épitaphe, dont la pointe ne peut être bonne qu’autant qu’il vivra long-tems. En vérité, madame, reprit Damon, je vous trouve aujourd’hui l’écrit d’un pétillant & d’un sublime qui m’anéantit. Trouvez-vous, monsieur, dit Monime en souriant, que je commence à prendre le bon ton ? Sur mon honneur, madame, vous n’êtes pas reconnoissable ; je ne puis vous exprimer quel prodigieux effet ce changement produit sur mon ame ; je vous trouve d’une beauté miraculeuse. Damon fut interrompu par l’arrivée du comte Frivole, qui entra d’un air bruyant sans se faire annoncer.

La jolie figure ! C’étoit une mine pouponne, des cheveux accommodés en ailes d’hirondelle, dont un ne passoit pas l’autre : le derrière de ses cheveux étoit renfermé dans une bourse ornée de touffes de rubans ; un habit couleur de cuisse de nymphe, garni dans le dernier goût, des manchettes à doubles rangs, des bas brodés, des talons rouges : que sais-je encore ? enfin c’étoit l’élixir de tous les petits maîtres. Frivole nous entretint de ses chevaux, de ses domestiques, de sa meute, de ses bonnes fortunes ; tira différentes boëtes qu’il tournoit dans ses mains avec tant d’art, que les doigts élevés montroient en même tems deux gros brillants, dont l’éclat se trouvoit augmenté par leurs continuels mouvemens. Il se lève ensuite, fait quelques pirouettes, se regarde dans toutes les glaces en minaudant, vient se remettre sur son siège, parle de sa noblesse, de ses ancêtres ; retourne à sa jolie figure, qu’il ne peut se lasser d’admirer, fait trois révérences, part sans rien dire, & vole se plonger dans sa désobligeante pour aller se faire voir au cours.

Le comte de Frivole étoit de ces petits maîtres, dont toutes les voitures sont élégantes, les chevaux toujours rendus, le coureur excédé de fatigue ; qui se présentoit chaque jour dans trente maisons ; s’engageoit à souper dans plusieurs, & venoit à onze heures en demander où il n’étoit point attendu, pour y débiter les nouvelles qu’il avoit apprises, se faire admirer par cinq ou six phrases étudiées, quoiqu’il n’en comprît pas lui-même le sens ; à ces rares qualités se joignoit encore un applaudissement perpétuel sur son compte, & la noble ambition de vouloir paroître l’amant de toutes les femmes, lorsqu’il n’étoit que la ressource de celles qui sont décriées, le jouet des coquettes, l’esclave & l’imitateur de leurs airs, & le fléau de la bonne compagnie, qui ne le reçoit que comme une marionnette, dont on peut s’amuser un instant.

Resté seul avec Zachiel, je ne puis, lui dis-je, m’accoutumer aux caractères des lunaires : je trouve une bisarrerie & un contraste perpétuel dans toutes leurs actions : je voudrois savoir quelles sont les raisons d’une conduite si éloignée de la nôtre. C’est, dit le génie, qu’ils sont trop vifs & trop étourdis pour se soumettre aux conseils de la raison. Loin de profiter des sottises des autres pour éviter d’en faire, on les voit semblables à des oiseaux, se laisser prendre dans les mêmes pièges ou l’on en a pris cent mille autres. Voilà ce qui fait que les sottises des pères sont perdues pour les enfans. Ces peuples ont toujours eu chez eux le même penchant à la folie, sur lequel la raison n’a jamais pu établir son empire.

Puisque nous sommes seuls, dit Monime, expliquez-moi, je vous prie, mon cher Zachiel, pourquoi un siècle diffère tant d’un autre ? Ne peut-on pas croire que la nature dépérit à force de se mouvoir & qu’il lui faut quelque tems de repos pour reproduire de grands hommes ? Cette philosophie est un peu lunatique, dit le génie : c’est une erreur de croire que la nature puisse dépérir : elle se modifie diversement ; mais ne change rien dans l’ordre immuable, qui marque à tous les êtres leurs places & leurs fonctions : la figure des corps ne change point ; les dons de la nature sont toujours les mêmes : on peut seulement regarder les hommes comme des arbres sauvages, qui ne produisent que des fruits amers, s’ils ne sont greffés par un bon jardinier. Il en est de même de la science & des talens, qui ne s’acquièrent que par la bonne éducation : c’est elle qui perfectionne les hommes, & les rend propres à contribuer au bonheur mutuel de la société : mais dans l’empire de la lune il est presque impossible de trouver des personnes raisonnables. Si la mode d’être savant, d’être sincère & désintéressé, pouvoit prendre chez eux, ils en seroient beaucoup plus heureux. Je suis sûr que sur le nombre prodigieux d’hommes qui se laissent gouverner par le caprice & la folie, la nature n’en a peut-être pas produit dans tout ce monde deux douzaines de raisonnables, qu’elle a répandues dans toutes les parties de cette planette. Vous jugez bien, charmante Monime, qu’il ne s’en trouve jamais dans aucun endroit une assez grande quantité pour y faire naître une mode de sciences, de vertus & de raison.