Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Premier Ciel

PREMIER CIEL.
LA LUNE.

CHAPITRE PREMIER.

Caractère des Lunaires.


Nous partîmes enfin sur les ailes de Zachiel : à mesure que nous nous élevions dans l’air, notre terre s’appetissant par degré, ne parut bientôt plus à nos yeux qu’un point semblable à une comète. Le génie, toujours attentif à nous instruire, nous fit d'abord admirer la parfaite symétrie dans laquelle les astres sont rangés. Regardez, nous dit-il, cette voie de lait où les étoiles paroissent autant de soleils entassés sans ordre les uns sur les autres : nous en découvrîmes à droite & à gauche qui paroissoient sortir de la profondeur du firmament, que je n'appercevois encore qu’à peine. Mon imagination s’y élançoit, pour ainsi dire, afin de parcourir tous les mondes dont je me formois une idée délicieuse ; elle sembloit en même tems s’engloutir dans la vaste concavité des cieux : déja je goûtois le ravissement que produit la contemplation d’un objet qui occupe l’ame toute entière, sans cependant la fatiguer.

Le génie nous fit voir distinctement toutes les beautés que la nature a dispersées pour l’ornement de mille mondes divers : nous vîmes briller & mouvoir ces soleils qui nous parurent déployer autour d’eux le pavillon des cieux ; je crus alors que la nature, nouvellement éclose s’embellissoit de la fraîcheur du printems, afin de peindre toutes les beautés du premier jour du monde. Monime & moi fûmes saisis d’admiration à l’aspect de tant de merveilles, dont l’importance, la fécondité & la variété fixoient tour à tour notre attention. Zachiel poursuivant son vol avec plus de rapidité, nous fit traverser une partie des déserts immesurables du vuide ; ce qui excita en nous une horrible frayeur.

Lorsque nous approchâmes de cette grosse motte d’argent, que quelques anciens ont appelé le soleil des nuits, nous commençâmes à découvrir la forme de la lune qui paroît sur notre terre montrer à nos yeux tantôt une joue, tantôt un nez, d’autre côté, un œil, une oreille, ou quelquefois un gros visage entier, que sûrement notre imagination lui compose, & que nos plus fameux astronomes regardent comme des taches, qui ne sont néanmoins autre chose que des chaînes de montagnes, de gros rochers, ou de grandes villes.

Peu accoutumés à voyager dans ces hautes régions, la vivacité de l’air nous avoit presque suffoqués : nous ne respirions qu’à peine, lorsque le génie nous descendit sur une pointe de rocher, dont la cime s’élevoit jusqu’aux nues. Après nous avoir ranimés l’un & l’autre d’un souffle divin, qui fit sur nous le même effet que la rosée du ciel, lorsqu’elle humecte une fleur fraîchement éclose, le génie nous fit admirer la fertilité des campagnes : ce monde, nous dit-il, renferme toutes les folies des autres, & il semble que tous les contraires y soient réunis. Vous y verrez régner à-la-fois la plus somptueuse opulence avec la plus déplorable misère ; la science & les talens souvent avilis ; l’ignorance & la stupidité toujours récompensées. Ils ont, sans doute, des astronomes, dit Monime, Apprenez-moi, mon cher Zachiel, ce qu’ils pensent de notre terre, & si nous avons acquis chez eux la brillante qualité d’astre ; s’il nous regardent comme un corps lumineux, & si nous paroissons à leurs yeux ce que la lune paroît aux nôtres.

Je vous en donne ma parole, reprit Zachiel, votre terre devient une planète pour la lune, de même qu’elle en est une pour vous : comme les planettes ne peuvent être lumineuses que parce qu’elles sont éclairées par le soleil, qui départ à toutes sa lumière proportionnée à leur éloignement, celle que la lune reçoit vous est renvoyée pour éclairer vos nuits, & la lumière que vous recevez directement du soleil, qui fait vos plus beaux jours, est renvoyée à son tour par la terre, afin de rendre à la lune le même service ; & quoiqu’ils ne voient pas la terre décrire un cercle autour d’eux, elle leur paroît néanmoins faire assez régulièrement ses fonctions d’astre. Je soupçonne, dit Monime, que notre terre, au lieu de se montrer aux astronomes de la lune sous la forme d’un gros visage, ne pourroit bien ne leur apparoître que sous celle d’un petit derrière, sur laquelle le nez & les yeux appliqués, ils cherchent continuellement à faire de nouvelles découvertes & de sérieuses observations, comme font les nôtres sur les taches de son visage.

Il me paroît, dit Zachiel en souriant, que l’air influe déja sur vos réflexions ; Je n’aurois pas imaginé qu’en parlant de choses aussi sérieuses, elles pussent jamais inspirer de pareilles folies. Je ne sais pourquoi vous condamnez mes réflexions, dit Monime ; elles me paroissent si naturelles ! Mais je suis docile & n’aime point la dispute ; j’abandonne donc mon systême ; & afin de ne vous plus déplaire, il faut reprendre un ton grave, pour vous supplier de m’expliquer quelle est la matière qui compose cette grande voûte du ciel. Je ne devrois pas vous répondre, dit Zachiel ; mais comme je ne veux pas que Céton porte la peine de votre extravagance, c’est à lui que je m’adresse, pour lui apprendre que quelques philosophes lunaires ont expliqué le mouvement que les corps célestes faisoient au-dessus du ciel que vous voyez, en y établissant plusieurs cieux de crystal, qui devoient imprimer le mouvement aux cieux inférieurs, en faisant passer la lumière par tous ces crystaux. En vérité, reprit Monime, je n’y tiens plus ; vous me faites une frayeur horrible ; mon cœur palpite, & mes sens se troublent lorsque je pense que si, par quelqu’accident imprévu, tous ces cieux venoient à se casser, l’univers seroit bouleversé, & les pauvres habitans de tous les mondes hachés en pièces. Rassurez-vous, dit Zachiel ; leur systême est très-faux, puisque les cieux ne sont formés que d’une matière fluide, tel que l’air ; mais comme l’empire de la lune n’est point fait pour y traiter de science ni de philosophie, je vais vous transporter au bas de cette montagne, afin de vous mettre en état d’apprendre les mœurs & les usages des lunaires.

Le génie nous descendit alors dans une plaine émaillée de fleurs, où il nous fit prendre d’autres corps phantastiques semblables aux nôtres. Des gnomes furent appellés dans ce moment pour nous servir & nous procurer toutes les choses qui pourroient nous être nécessaires. Le génie en a toujours usé ainsi dans tous les mondes que nous avons visités, en nous donnant l’intelligence des langues.

Une calêche admirable se trouva prête, nous y montâmes, & Zachiel nous fit prendre une des plus belles routes qui conduit dans l’empire des lunaires. Les chemins nous parurent fort agréables, par la variété, la beauté & la fertilité des campagnes ; j’admirois la richesse de leurs terreins, couverts des précieux dons de Cérès & de ceux de Pomone. Plus avant on voyoit des vignobles, dont les raisins prêts à mûrir, préparoient aux vignerons une abondante récolte.

Ces paysages étoient variés par des maisons de plaisance, qui, à la vérité, n’offroient à nos regards que de jolis petits châteaux de cartes. Ces maisons étoient sans profondeur ; tout étoit portes ou croisées ; mais ces croisées étoient ornées de jalousies ou de contre-vents peints les uns en bleu, d’autres en verd ou en rouge ; ce qui, au milieu des arbres, faisoit le plus joli effet du monde. Monime les prit d’abord pour des décorations de perspective que les lunaires avoient fait poser dans le dessein d’orner les routes pour sauver l’ennui aux voyageurs.

Sur la pente d’une colline, nous rencontrâmes un jeune courtisan qui alloit à une de ses terres : il étoit dans une espèce de fauteuil de filigramme que traînoit un cheval qu’il conduisoit lui-même. Surpris de la légèreté de sa voiture & de sa vîtesse de son cheval, qui me paroissoit voler comme un oiseau, je ne pus m’empêcher de demander à Zachiel pourquoi ce jeune homme s’exposoit ainsi dans une voiture, que le moindre choc pouvoit réduire en poudre ; qui peut donc l’obliger à une telle imprudence ? les habitans de ce monde sont-ils formés d’une autre matière que ceux du nôtre ? Ou bien auroient-ils assez de présomption pour se persuader que la nature en eux doit respecter son ouvrage ? Parlez, mon cher Zachiel, expliquez-moi le sujet de leur témérité. Le génie, sans me répondre, me fit voir le jeune homme culbuté, sa voiture fracassée, son cheval renversé, & le domestique qui étoit derrière, se trouva par le choc de la voiture à califourchon sur les épaules de son maître. Monime, sensible à ce malheur, fit un cri perçant, & nous engagea de le secourir.

Il fut heureux pour ce jeune homme de nous être rencontrés sur la même route. Après qu’on lui eut donné tous les secours nécessaires, Monime s’avança gracieusement pour lui témoigner la part qu’elle prenoit à fon malheur ; elle s’informa avec soin s’il n’étoit point blessé. Je suis très-sensible, madame, à vos soins obligeans ; je crois qu’à quelques petites contusions près, ma chute n’aura point de suites fâcheuses. Mais, Frontin, dit-il à son domestique, le pendant de ma boucle d’oreille s’est détaché ; il faut absolument le retrouver : donne-moi un coup de peigne : as-tu une brosse ? Mon habit est tout couvert de poudre, ma mouche est tombée, & me voilà dans un désordre à faire horreur. En vérité, madame, je suis anéanti d’être dans la nécessité de paroître en cet état devant vous : remontez, je vous en conjure, dans votre voiture. Je n’en suis descendue, monsieur, que pour vous y offrir une place, & vous conduire où vous aviez dessein d’aller. Vous me comblez, madame, vos offres sont trop précieuses pour que je puisse m’y refuser ; permettez-vous qu’on cherche seulement ma boucle d’oreille ? j’ai un intérêt singulier à la retrouver. Monsieur, dit Frontin, je ne la vois point ; mais voilà une des breloques qui pendent après la chaîne d’une de vos montres ; je ne sais si c’est celle de la gauche ou de la droite. C’étoit un petit moulin à vent très-joliment travaillé.

Ce jeune homme, qui se nommoit Damon, charmé de retrouver ce colifichet, tira avec empressement ses deux montres pour voir celle où il manquoit : nous remarquâmes qu’à la chaîne étoit attachée une infinité de petites babioles, entr’autres une girouette, une clef, un cabriolet, une truelle, des bagues, des cachets, des petits oiseaux, un singe, un more, des cassolettes, des magots, & mille autres puérilités qui semblent être les attributs de leurs caractères.

Damon tira encore un nécessaire garni de plusieurs petits flacons, remplis d’essences de différentes odeurs : il s’en fit frotter la tête, les mains, en répandit sur un mouchoir blanc, prit sa boëte à mouche, en choisit une, la posa sur son front en minaudant ; & après s’être fait peigner, frotter, essuyer & brosser, il monta dans notre voiture, où nous l’attendions ; Frontin, sur le cheval qui conduisoit le petit fauteuil que Zachiel nous dit se nommer un cabriolet, & nous prîmes la route du château de Damon.

Monime jugeant, sur la recherche exacte qu’il venait de faire faire pour une minutie, du chagrin qu’il devoit avoir de la ruine de son cabriolet, lui demanda s’il ne seroit pas possible de le rétablir ; je suis touchée de la perte de ces jolis tableaux dont il étoit orné ; ne pourroit-on point les faire servir à un autre, en les retouchant avec un nouveau vernis ? Fi donc, dit Damon, c’est une horreur, il avoit fait son tems ; vous ne croiriez peut être pas qu’il me sert depuis près d’un mois ; je n’osois même plus le faire paroître à la ville, je l’avois destiné pour mes petits voyages de campagne. Ah ! si vous voyez celui du baron de Farfadé ! il est radieux ; il parut avant-hier sur nos remparts, & fit le ravissement de toutes les personnes de goût : j’en ai commandé un qui sera délicieux.

Arrivés au château de Damon, il nous engagea avec des graces singulières de vouloir bien y passer quelques jours, en attendant qu’on nous eût préparé à la ville un appartement dans son hôtel. Vous êtes étrangers, ajouta Damon ; il seroit ridicule qu’après les obligations que je vous ai, je souffrisse que vous logiez ailleurs que chez moi ; c’est le seul moyen que je puisse trouver pour me procurer l’avantage de vous témoigner ma reconnoissance. Nous ne pûmes nous refuser à des offres si obligeantes.

J’étois enchanté de l’air ouvert de ce jeune seigneur ; il est vrai que les lunaires se laissent aisément pénétrer ; ils épuisent les efforts de l’art dans leurs tables, dans leurs meubles, dans leurs parures, dans leurs plaisirs & dans leurs fastes, sans en conserver qui puissent dérober aux yeux d’un étranger leur façon de penser : sans doute qu’ils croyent que ce n’est pas la peine de dissimuler aujourd’hui un sentiment qu’ils n’auront peut-être plus demain ; car il est certain qu’ils ont dans leur langage un ressort toujours agissant, beaucoup plus prompt que la pensée.

Pendant le séjour que nous fîmes chez le seigneur Damon nous apprîmes à le connoître ; c’étoit un de ces petits-maîtres que rien n’affecte, que le plaisir & la dissipation. Damon n’avoit d’autre emploi que celui de plaire, d’autre penchant que celui de s’amuser, ni d’autre goût que celui de la nouveauté. Il possédoit dans sa plus haute perfection ce qu’on appelle le ton de la bonne compagnie chez les lunaires, c’est-à-dire qu’il avoit autant de façons de se présenter, & autant de variété dans ses expressions, qu’il en faut dans ce monde pour ne point paroître uniforme chez les différents seigneurs qui l’admettoient dans leurs sociétés. Il joignoit à tous ces talens un répertoire de petits traits d’histoire, curieux, méchans, &, suivant ses termes, frappés au bon coin : il prétendoit être instruit de tout ce qui se passoit à la cour & à la ville, se vantoit même d’être supérieurement intrigué dans toutes ces aventures. On juge aisément qu’avec des connoissances aussi étendues, il avoit des premiers toutes les chansons, les vers, les épigrammes & les brochures nouvelles, dont il faisoit un amas indigeste, auxquelles il joignoit toutes les minuties & les bagatelles qui paroissoient, se piquant encore des plus profondes connoissances sur les modes.

Nous fûmes occupés le lendemain de notre arrivée à visiter le château de Damon, qui nous parut très-bien bâti. Monime ne pouvait se lasser d’admirer la magnificence de ses meubles, la variété de ses jardins, & la vaste étendue de son parc ; rien de si beau ne s’étoit encore offert à nos yeux. Monime crut qu’il étoit de la politesse de lui montrer combien elle étoit agréablement surprise des beautés sans nombre qu’elle y remarquoit à chaque pas. Fi donc, dit Damon en l’interrompant, on voit bien, belle dame, que vous conservez encore le goût de votre nation ; mais si tous les pays se ressembloient, ce ne seroit pas la peine de voyager. Apprenez donc qu’ici ce château a l’air tout-à-fait gothique : il est vrai que mon père le fit bâtir à grands frais ; j’y viens cependant dans le dessein de donner mes ordres pour le faire abattre. Mon architecte m’a donné un nouveau plan qui est divin & supérieurement bien imaginé ; vous allez sûrement l’applaudir lorsque je vous l’aurai expliqué. Premièrement, à la place de mon château je ferai planter de belles avenues qui abrégeront mon chemin pour me rendre à la cour, de près d’une demi-lieue ; j’en ferai bâtir un autre où sont mes parterres, dont je compte tirer aussi une avant-cour. À droite seront mes écuries ; à gauche, un bâtiment parallèle, où je logerai ma meute & mes gens. Je veux encore faire abattre tous les arbres de mon parc, pour y percer de nouvelles allées, qui donneront beaucoup plus d’étendue de vue à mes appartemens ; conséquemment il faudra changer mes meubles, qui, quoi qu’assez riches, ont entièrement perdu le goût de la nouveauté : ces desseins massifs ne sont plus de mode, on les prendroit pour des ouvrages d’orfévrerie. Mon tapissier m’a donné des idées neuves qui sont séduisantes. Vous conviendrez, lorsqu’on aura eu le plaisir de vous posséder pendant quelque tems, qu’il n’est point de pays où l’on rassemble comme ici le sublime en tout genre : chez nous tout y est de la plus parfaite excellence, tout y est miraculeux, divin ; on passe la vie au milieu des aisances, on ne roule que sur des plaisirs & sur des enchantemens : mille mains agiles & élégantes sont sans cesse occupées à travailler avec une dextérité ravissante à tout ce qui peut flatter le goût.

Monime surprise que tant d’extravagances pussent entrer dans l’esprit d’un être pensant, qui devroit faire usage de la raison qu’il a reçue du ciel, ne put s’empêcher de la montrer à Damon par un discours sensé, mais qui ne fit nulle impression sur l’ame de ce jeune seigneur, dont la pétulence & la vivacité nous le fit regarder comme un Prothée qui prend différentes formes. La fécondité de son imagination sur ses nouveaux projets, le contraste de ses passions, l’inconséquence de sa conduite, la rapidité de ses mouvemens, nous firent croire que les influences de l’air devoient agir avec beaucoup plus de force sur lui que sur les autres.

Lorsque Damon fut rétabli des contusions que lui avoit occasionné sa chûte, nous partîmes ensemble pour nous rendre dans la ville capitale. Les chemins qui conduisent à cette ville sont charmans ; des collines, des plaines & des bois en rendent la vue fort agréable. Nous entrâmes dans une belle & grande route, garnie d’un double rang d’arbres qui forment de belles avenues : tous les environs de cette ville sont ornés de beaux châteaux, avec des jardins, qui semblent avoir été dessinés par les fées, ce qui forme un spectacle délicieux. Ces jardins n’offrent à la vue que de doubles terrasses en amphithéâtres : aux côtés sont de beaux arbres taillés en parasols ou en éventails ; des treillages sculptés par main de maître ; des charmilles bien désignées, bien contournées ; de beaux boulingrins de toutes sortes de formes, des ifs taillés en dragons, en pagodes, en marmouzets, & en différentes sortes de monstres ; des parterres dont les fleurs sont renfermées dans des corbeilles de filigramme, & dans les desseins qu’ils représentent est un sable varié de plusieurs couleurs. À l’ornement de ces parterres, on a ajouté de grands vases de bronze & de belles statues de marbre : des cascades & des napes d’eaux environnent ces jolis parterres, dont la surface présente un miroir de cristal, afin d’en redoubler la vue.

Il me paroît, dis-je à Damon, que le goût règne ici de toutes parts ; ces jardins ont un coup-d’œil charmant ; mais je n’y vois rien d’utile : pour moi, au lieu de ces petits pins si bien taillés, je mettrois de bons arbres fruitiers ; au lieu de maronniers, je voudrois des noyers ; & à la place de ces tristes ifs qui couvrent les murs, on pourroit encore y mettre des espaliers. Ah ! fi donc, s’écria Damon, on n’y tient plus, ce seroit une horreur ; jamais cette folie n’est heureusement entrée dans la tête de personne ; il seroit du dernier ridicule de mettre dans des jardins ce qui se trouve à la campagne ; on ne souffre ici ni plantes ni arbrisseaux  ; on n’y veut que des fleurs de porcelaine, des fruits de marbre. Je ne vois pas, dis-je, que la folie fût si grande de pouvoir mêler l’utile à l’agréable, & je trouverois fort bon de cueillir un fruit pour me rafraîchir en me promenant. En vérité, mon très-cher, dit Damon, vos raisonnemens sont d’un gaulois qui m’excède, ils révoltent le bon goût : des arbres fruitiers dans un jardin, en cueillir, les manger ! ne vous vantez jamais de ces burlesques idées. Mais vous ne savez donc pas, mon cher milord, que pour être du bon ton, on ne doit estimer que ce qui vient de très-loin, ne seroit-ce même qu’une salade, pour lui trouver plus de goût ; on doit au moins la tirer de plus de cinquante lieues. Vous n’avez pas, à ce qu’il paroît, dit Monime, le plaisir de les manger fraîches. Aussi fraîches que votre teint, belle dame ; c’est l’affaire d’une journée.

Apprenez-moi, demandai-je à Damon, ce qui empêche que vos terres ne soient également cultivées ; j’en ai vu une quantité qui m’ont parues en friche. C’est, dit Damon, que nos paysans ont depuis longtemps senti l’abus où ils étoient autrefois, de se tenir dans leurs villages pour y travailler à la sueur de leur corps, sans pouvoir profiter du fruit de leurs travaux, tandis qu’en se produisant dans les villes, ils sont presque toujours sûrs d’y vivre dans le repos, la mollesse & la bonne chère parce qu’il est de la dignité d’un seigneur d’avoir à sa suite un très-grand nombre de domestiques qu’il entretient à grands frais, & qui la plûpart ne servent qu’à orner son antichambre ; c’est un usage établi parmi nous, que tout le monde veut imiter, aux dépens même de sa fortune. Vous voyez, mon cher milord, poursuivit Damon, qu’on est forcé par cet usage de travailler soi-même à sa ruine ; & si on n’avoit quelque talent, on seroit bientôt anéanti.

Cependant vous croiriez, à n’examiner que mon extérieur, que je suis l’homme du monde le plus heureux ; je vous avouerai néanmoins que je ne suis pas sans chagrin : ma famille me persécute sans cesse pour me fixer & choisir un état ; elle veut, conséquemment, me prescrire l’ennuyeux rôle d’homme sensé. Ce n’est pas que je ne puisse me flatter de réussir aussi-bien qu’un autre ; je suis en fonds : je vous avouerai que j’avois une inclination merveilleuse pour les sciences, mais je n’ai jamais osé m’y livrer ; je ne lis que des romans & des comédies, de peur de passer dans le monde pour un pédant. Il est vrai que l’on périroit d’ennui, s’il falloit imiter la plupart des savans qui s’épuisent sur les anciens auteurs : ces gens, tout hérissés de langues mortes, ne sauroient nous plaire. Ils ont beau fouiller laborieusement dans les sources de la science : plus habiles qu’eux, nous la trouvons toute entière dans les journaux & les dictionnaires, qu’on peut même encore se dispenser de lire, puisque nous avons le secours des almanachs, qui nous représentent toutes les sciences en mignature : ajoutez à ces ressources nos bureaux d’esprit, où on le distribue presque pour rien.

Avec cela, j’ai autant d’érudition qu’il m’en faut pour remplir les premières places ; j’ai de l’ambition, des espérances fondées sur ma naissance & mes talens ; & on se flatte d’avoir un peu de figure. Je suis très-bien en cour ; plus de vingt femmes m’y protégent, auxquelles je tâche de prouver ma profonde vénération ; & en vérité si je renonçois à des prétentions aussi sûres, mes créanciers me croiroient ruiné, je n’aurois plus de crédit. Je suis donc forcé de faire beaucoup de dépenses pour le soutenir, de jouer, de passer les nuits avec des femmes, afin de me conserver dans la faveur. Vous voyez, mon cher milord, que l’honneur m’engage à sacrifier nécessairement la plus grande partie de mes biens, pour parvenir à quelque poste considérable : & puis n’ai-je pas encore la ressource d’un mariage avantageux ? Cependant, voilà ce que le gothique bon-sens de mes vieux parents ne sauroient comprendre  : ils me font sécher d’ennui & de dégoût pour leurs antiques raisonnemens ; aussi, je tâche de m’en éloigner le plus que je puis.

Je n’aurois jamais cru, repris-je, qu’on dût être à plaindre en écoutant les conseils de la raison. Je croirois, au contraire, qu’en la prenant pour guide de nos actions, elle nous fait jouir de cette satisfaction intérieure, qui doit être la source du souverain bien. Ah ! Quelle folie, s’écria Damon ! à peine peut-on la pardonner à ces gens insipides au possible, qui se trouvent réduits par leurs ennuyeuses raisons à ne pouvoir plus vivre qu’avec eux-mêmes. Fi donc, j’aime cent fois mieux conserver mon inutilité, & être à la mode. D’ailleurs, quand je vroudrois perdre quelques momens à l’étude des loix & du gouvernement, ce serait les dérober aux plaisirs ; &, sur mon honneur, je n’en suis pas le maître ; on ne me laisse jamais à moi-même : sans cesse je suis embarrassé sur le choix des partis qu’on me propose, & je vous dirai confidemment que je suis tyrannisé des femmes ; elles s’arrachent le plaisir de me posséder.

Je vous félicite, dit Monime avec un sourire malin : d’après le récit que vous nous faites de vos bonnes fortunes, je crois qu’on peut, sans vous déplaire, vous comparer à ces nouveaux bijoux, que le caprice met à la mode, & que la curiosité fait passer de main en main pour l’examiner de plus près. Ainsi, dans ce monde, il me paroît, suivant votre relation, qu’il est à-peu-près égal d’être une jolie montre ou un joli homme : l’un & l’autre sont deux méchaniques à ressorts, très-faciles à détraquer, dont sans doute le mérite ne git que dans la forme & dans le mouvement.

Damon, loin de se fâcher de cette raillerie, fit une exclamation des plus vives. Il est inconcevable, dit-il, combien cette définition est frappante, claire & lumineuse ; cela s’appelle tenir la quintessence & l’extrait le plus subtil de toutes choses. Savez-vous, belle dame, que vous êtes adorable & que vous m’inspirez un goût très-sérieux pour vos charmes ? Mais je me réserve à vous instruire de l’impression que vous m’avez faite. Oh ! je vous en dispense, dit Monime ; vous êtes un homme trop occupé, pour entreprendre de me plaire.

Pendant qu’ils continuèrent à s’entretenir, la curiosité me fit porter la vue de tous côtés. Déja, on découvroit la ville, lorsque Zachiel me fit remarquer plusieurs maisons à demi-bâties, qui avoient été abandonnées par l’inconstance de ces peuples. Je vis des édifices à demi-élevés ; ici, c’étoit un château où il ne manquoit que la couverture ; là, on voyoit différens bâtimens qu’on démolissoit pour leur donner une forme nouvelle ; d’un autre côté, une prodigieuse quantité d’ouvriers travailloient à renverser un chemin, pour en faire un tout pareil dix pieds plus loin sur la même ligne. Cet examen nous conduisit insensiblement à la ville.


CHAPITRE II.

Description de la Ville.


À l’entrée de cette ville est un palais dont l’architecture me parut d’un goût achevé : je fis arrêter notre équipage pour en admirer la beauté, les proportions & la symétrie. Des pilastres du plus beau marbre du monde, ornés de festons, en décorent la façade. On ne peut rien voir de plus agréable que les jardins ; leurs situations, leurs distributions, tout enfin me charmoit dans cet édifice, qui me parut digne de loger le maître du monde. Je ne doutai si majestueux ne fût le logement de la reine.

C’est sans doute ici, dis-je à Damon, le lieu où réside votre souveraine ? Vous vous trompez, reprit-il avec un sourire dédaigneux. Il est vrai que ce palais fut autrefois destiné à loger une de nos princesses ; mais comme depuis, on a négligé de le perfectionner, le goût est entièrement changé ; il n’y a que les petits appartemens qui soient de mode ; ceux-ci n’ont plus rien qui flatte : ils sont trop vastes, & manquent d’une infinité de cabinets, de petits boudoirs & de garde-robes : car, au vrai, mon cher, je ne connois que cela qui puisse former toutes les commodités dont on ne peut se passer. C’est ce qui fait qu’à présent ce vieux palais ne sert plus qu’à quelques officiers, auxquels on accorde des logemens, ainsi qu’aux ouvriers de la reine.

Plusieurs hôtels magnifiques s’offrirent encore à nos regards, & nous arrivâmes insensiblement dans celui de Damon, où la somptuosité & le nouveau goût régnoient de toutes parts ; rien n’étoit plus élégant que ses meubles, rien de mieux orné que ses cabinets, rien de plus joli que ses boudoirs, & rien de plus commode que ses garde-robes où tout étoit d’un goût recherché. Après que Damon nous eut conduit chacun dans l’appartement qu’il nous avoit destiné, il nous quitta pour aller se mettre à sa toilette, afin de se rendre au souper de la reine.

Le lendemain, Damon proposa à Monime de lui faire voir les plus beaux endroits de la ville. Charmés de sa proportion, nous nous disposâmes à l’accompagner afin de ne pas paroître tout-à-fait si neufs dans les compagnies, & de pouvoir approcher un peu du goût de la nation, en tâchant de nous y présenter sur le bon ton.

Après avoir parcouru différens quartiers, admiré les belles places dont cette ville est décorée, visité quelques-uns de leurs temples, Damon nous conduisit dans une promenade délicieuse ; plusieurs rangs de chaises en bordoient les allées, ces chaises étoient occupées parce qu’il y avoit de plus brillant dans la ville. Monime crut d’abord que cet endroit étoit destiné, pour y prononcer quelque éloquent discours en l’honneur de la folie ; c’est la déesse la plus révérée chez les lunaires ; c’est aussi à elle qu’ils consacrent leurs plus beaux jours. Prévenue de cette idée, je la vis se hâter de prendre une place au rang des personnes qui lui parurent les plus apparentes. Comment, belle dame, dit Damon, à peine sommes-nous entrés que vous voulez déjà vous asseoir ? Il le faut bien, dit Monime, pour entendre. Quoi entendre, reprit Damon ? Les conversations de toutes ces dames ? Mais vous avez raison ; elles sont quelquefois assez plaisantes, toujours spirituelles, sémillantes, badines ; elles électrisent les personnes les plus sottes & en tirent souvent des étincelles : on y apprend les nouvelles les plus intéressantes. Au surplus, ce n’est que de l’heureux contraste de la façon d’agir avec celle de penser, que naissent ces saillies pétillantes, ces écarts lumineux & cette ivresse de sentiment.

Damon, après cette tirade de bel-esprit, se mit à critiquer toutes les personnes qui passèrent devant nous ; nul ne put échapper à sa satyre : il eut le secret de leur prêter à tous des ridicules, nous apprit leurs aventures, & en moins d’une heure nous fûmes instruits de toute la chronique de la cour & de la ville. Je vous quitte pour un instant, nous dit-il en s’interrompant au milieu d’une phrase ; j’aperçois Faustine, il faut que je lui parle. Elle fut hier présente à une scène qui se passa chez le comte de Merluche, où elle s’est trouvée supérieurement intriguée. Nous le vîmes joindre à l’instant quantité de personnes, dont il venait de déchirer impitoyablement la réputation, & qu’il accabla néanmoins d’embrassades avec des démonstrations d’amitié qui nous surprirent infiniment.

Je demandai à Zachiel si Damon n’avoit pas le cerveau un peu attaqué ; Je ne puis, dis-je, concevoir l’extravagance de ce jeune homme : seroit-il possible que tous les lunaires pensassent aussi ridiculement ? Damon est un des hommes les plus raisonnables de cet empire, dit le génie ; le ridicule des lunaires se montre partout ; il est répandu dans leurs façons de penser, dans leurs ouvrages, dans leurs goûts, dans leurs modes ; ils ont un langage affecté, un ton arrogant, des manières libres & peu sérieuses ; ils s’embrassent à tout moment, se tutoyent, jurent, s’emportent : l’orgueil est leur vice ordinaire ; la nécessité de jouir du présent est leur maxime. Vous pouvez, mon cher Céton, les comparer à des décorations de théâtre, qui perdent toujours à être examinées de trop près : parce que leur esprit n’a aucune consistance, toutes leurs passions sont vives, impétueuses & passagères ; la vanité les exerce, l’inconstance les varie, & jamais la modération ne les soumet ; ils ne connoissent d’autre mesure que l’excès. Vous les verrez s’enivrer d’un succès médiocre, & se laisser abattre par le moindre revers ; mais leur légèreté & cet amour de la nouveauté, les console bientôt par des chansons ou des épigrammes. Ils ont encore la ressource de plusieurs gazettes, qui leur promettent toujours un triomphe prochain, dans les tems où ils sont en guerre ; c’est par-là qu’on voit briller la fécondité des beaux esprits de ce monde. Je ne vous dis rien de plus, afin de laisser à votre esprit & à votre pénétration le soin de développer entièrement le caractère des lunaires ; je vous recommande, sur-tout, à l’un & à l’autre, de vous observer dans vos discours ; car, pour ne se point attirer d’ennemis, on ne doit jamais s’écarter des sentimens reçus & autorisés par l’usage de tout un monde, quoiqu’ils soient même contraires à vos principes.

Damon vint nous rejoindre ; il étoit accompagné d’un jeune homme qu’il nous présenta, en nous l’annonçant sous le nom de baron de Farfadet. Je ne puis exprimer à quel degré ce baron poussoit l’impertinence, les airs ridicules, la fausse gloire, & le ton critique, si méprisable & si ordinaire chez les lunaires : la moitié de ce monde est occupée à médire de l’autre. Nous ne fûmes pas un quart-d’heure à reconnoître ses brillantes qualités.

De retour à l’hôtel de Damon, je fus très-surpris de trouver son grand salon rempli d’une nombreuse compagnie qu’il avoit invitée à souper ; comme il étoit près d’onze heures lorsque nous rentrâmes, je crus d’abord que sa pétulence les lui avoit fait oublier ; mais j’appris bientôt qu’il étoit du bel air ou du bon ton, de ne se point trouver chez soi lorsque la compagnie arrive.

Le souper annoncé, chacun présenta la main à la dame qui lui plaisoit le plus, la conduisit dans la salle à manger, & se plaça sans façon à côté d’elle ; je suivis l’exemple, & me mis auprès de Monime ; la chère étoit délicate, servie en petits plats de tout ce qu’on avoit pu trouver de plus nouveau ; c’étoit des fricassées de Chérubins, accommodées au camailleu, de petites tortures à la sauce bleue, des huîtres vertes à la giroflée, des hirondelles aux pistaches, des escargots aux roses, de sauterelles au gratin, & que sais-je encore ? car je ne puis nombrer la prodigieuse quantité des plats qui furent servis avec une propreté qu’on trouva ravissante.

Au dessert, la table fut couverte d’un parterre entre-mêlé de châteaux, de forts, de bastions & de tourelles. Tous ces petits bâtimens étoient de sucre, chacun prit plaisir à les abattre & à s’en jetter les ruines. Ils furent remplacés par d’autres sur-tout, remplis de fruits précoces que Damon faisoit venir à grands frais. Tous les convives les vantèrent à l’envi ; ils les trouvèrent divins, parfaits, merveilleux, enchantés. Pour moi, j’en entamai plusieurs que je trouvai détestables, insipides & sans aucun goût.

Lorsqu’on fut aux vins mousseux, la joie commença à se développer, & nous vîmes tout à coup éclore un torrent de propos badins, de puérilités & de bagatelles qui ne signifient rien. De l’excès de licence qui régnoit dans leurs discours, ils passèrent à des récits de nouvelles fort intéressantes : on examina une boîte émaillée dans le dernier goût, remplie de tabac à la crême. On dit que le retour des officiers leur promettoit une ample moisson d’aventures.

À propos, dit une petite-maîtresse, savez-vous que la brillante mademoiselle Pomponet vient enfin de se marier avec ce gros sénateur qui a acheté le comté de Lourdaud ? On dit qu’il a donné à ce bec sépulcral pour cinquante mille écus de diamans qui sont de la première eau. Cette femme est, sans doute, très jolie, dit un jeune officier : il faut que je lui fasse ma cour. C’est une beauté de province, reprit une précieuse, sans ame ; un mélancolique assemblage de traits, qui peuvent être assez réguliers, mais sans grace, sans physionomie, uniquement sculptée ; de ces figures honteuses qui rougissent à tous propos : ainsi je crois que, malgré l’élégance de sa parure, on aura assez de peine à en faire un visage du bon ton. Malgré cela, croiriez-vous qu’elle a déja eu plus d’une aventure ? C’est pourquoi elle auroit beaucoup mieux fait de conserver sa liberté. Pour moi, dit Damon, je trouve ce mariage des mieux assorti. Je suis de votre avis, dit Licidas, j’étois à leurs noces, & je crus voir Lucifer épouser une Gorgonne. Ces dames ont-elles vu la voiture du comte, dit une femme qui n’avoit point encore parlé ? Il faut lui en faire compliment, elle est étincelante. Il est vrai, reprit le comte, qu’elle est radieuse ; c’est un nouveau goût. Avez-vous remarqué mon vernis & les peintures ? Elles sont divines. Mais, belle baronne, qu’avez-vous ? Vous avez l’air d’un ténébreux qui me pétrifie. Faut-il aujourd’hui vous électriser pour tirer quelques étincelles de votre esprit ? Je ne suis propre à rien, dit la baronne, j’ai du noir dans l’ame & je suis d’une sottise rebutante : je n’aurois pas dû paroître ici avec une physionomie aussi tragique. Que voulez-vous ? Je cherche à me distraire d’un chagrin que je ne puis oublier : ma chienne, cette jolie petite gredine, la plus parfaite qui fût dans le monde ! Hé bien, madame, que lui est-il arrivé ? Hélas ! elle est morte ! O dieux ! belle dame, la pauvre petite bête ! quelle folie elle a faite ! Pouvoit-elle jamais être mieux ? Ah ! je veux vous en donner une autre pour vous consoler. Tenez, belle dame, vous me voyez badiner ; sur mon honneur, je suis furieux : j’avois le plus beau perroquet du royaume, qui parloit aussi-bien qu’un de nos académiciens, qui faisoit toutes mes délices : mes gens l’ont laissé mourir ; ces faquins-là ne songent à rien ; c’est un fléau que les domestiques ; ils sont insolens, libertins, & se donnent les airs de nous contrefaire en tout. Je passe aux miens toutes leurs sottises, parce qu’ils sont grands, bien faits, qu’ils ont bon air & assez d’intelligence : j’aime à me voir environné de gens d’esprit qui me conçoivent du premier mot. D’ailleurs, lorsqu’on a plus d’une affaire, il faut conséquemment un garçon un peu entendu, pour qu’il puisse nous aider à penser, afin d’éviter les quiproquo qui pourroient exciter la jalousie des femmes qui s’attachent à un jeune-homme. Pour moi j’en suis excédé ; la duchesse de Nausica, qui, depuis huit jours, s’est passionnée pour quelques talens qu’on veut bien m’accorder, voudroit me tenir sans cesse auprès d’elle, & je suis contraint de céder à l’impatience qu’elle a de me faire peindre en mignature. Il faut avoir la complaisance de prêter ma figure pendant trois heures ; c’est pour y périr : n’importe, je ne puis lui refuser cette consolation.

Monime, qu’une pareille conversation ennuyoit beaucoup, employa les charmes de son esprit pour tâcher d’y donner une face nouvelle : elle parvint enfin à la rendre brillante, aimable, pleine d’enjouemens & de saillies : rien ne se ressentit de l’indécence des premiers propos : la modestie, de concert avec l’esprit, sembloit alors dicter tous leurs discours. Les dames, animées par l’exemple de Monime, firent briller à l’envie la finesse de leurs pensées : elles y joignirent les graces d’un langage épuré ; les termes à la mode furent employés pour rendre avec plus d’énergie la légéreté de leurs idées. Les hommes, à leur tour, mirent dans ce qu’ils disoient un peu moins de fatuité. Mais cette conversation retomba bientôt dans le récit de pompeuses bagatelles, fort importunes pour des personnes qui ne sauroient s’en amuser. Après avoir débité un fatras d’inutilités, on se mit à chanter & à se louer mutuellement sur la beauté, la flexibilité ou l’étendue de sa voix.

Quoiqu’il fût plus de trois heures lorsqu’on sortit de table, il eût été du dernier ridicule de se retirer de si bonne heure : on proposa un camagnol, & une partie de la compagnie se mit au jeu. Monime & moi restâmes à causer avec Damon & Licidas. À propos, qu’est devenu le marquis, demanda Licidas ? Je ne le rencontre plus dans aucun endroit. Je m’attendois de le trouver ici : c’étoit ton ami. Fi donc, dit Damon ; que veux-tu que j’en fasse ? Il n’est plus reconnoissable. Tu ne sais donc pas qu’il a tout-à-fait perdu le ton de la bonne compagnie ? Il est devenu d’un uniforme, d’un ennuyeux ! c’est à périr, on n’y tient plus : je te dis que c’est une horreur, qu’il n’est pas présentable. La petite tonton m’assura hier qu’il donnoit à présent dans le sublime : il s’est affublé de tous les travers imaginables ; elle m’en fit le détail : c’est à l’infini. Tu ne te figurerois jamais jusqu’où il pousse l’extravagance : tu sais qu’il a quitté sa chanteuse. Hé ! non, je ne sais rien, dit Licidas. Ah ! parbleu, reprit Damon, tu as donc vécu dans le ventre d’une carpe, pour être si peu instruit des nouvelles ? Apprends donc que le Marquis, pour mettre le comble à ses ridicules, vient de payer ses dettes ; qu’il va se marier à une jeune personne sage, remplie de talens, & qu’on assure être d’une beauté miraculeuse, qu’il a choisie lui-même ; & que renfermé avec elle tous les jours, c’est-là où son ame se transporte, s’extasie, se sublimise & se divinise. Enfin, mon très-cher, c’est la seule idole à laquelle il sacrifie. Que dis-tu de cette métamorphose ? Ne la trouves-tu pas étonnante ? Ah ! finis donc, dit Licidas, tu m’excèdes : sais-tu que ton récit fait tableau ? En vérité, il faut s’anéantir sous le charme d’une narration si rapide & si radieuse. Tu es divin, mon cher, il faut que je t’embrasse. Mais en bonne-foi, crois-tu que le marquis pousse aussi loin la folie ? Si cela est, je ne crois pas qu’il ose jamais se montrer dans le grand monde.


CHAPITRE III.

Des Théâtres.


Nous passâmes plusieurs jours à faire des visites & à en recevoir : c’est une des grandes occupations des lunaires. Il vint un jour un seigneur, mis fort simplement, & dont la figure ne relevoit point du tout l’ajustement : un écuyer superbement vêtu lui donnoit la main ; nombre de domestiques étoient à sa suite, couverts d’habits rouges, galonnés d’or, avec des chapeaux bordés de même, & ornés de beaux plumets blancs, Le valet-de-chambre de Monime, qui pensoit que tous ces messieurs étoient autant d’officiers, annonça monsieur le maréchal de Cati, suivi de plusieurs colonels : en même tems il avança des fauteuils, & pensa culbuter le maître pour faire placer son écuyer à la première place. Monime, qui ne connoissoit point ce seigneur, parut embarrassée, ne sachant d’abord à qui elle devoit adresser la parole ; mais le maréchal s’asseiant, après lui avoir fait son compliment, & l’écuyer s’éloignant par respect, elle s’apperçut de la méprise de son domestique, & en fit des excuses à ce seigneur, qui fit sa visite assez longue.

Le lendemain Damon proposa de nous conduire à la comédie. Nous eûmes toutes les peines du monde pour y aborder. C’étoit une pièce nouvelle, qui fut fort applaudie. Cependant Monime & moi la trouvâmes pitoyable, le sujet frivole, sans intrigues, sans intérêt, manquant de régularité, de vraisemblance, le dénouement trivial & la déclamation forcée.

Sans doute que la plupart dés poëtes de cette planète ont oublié, ou peut-être ont-ils toujours ignoré le talent de peindre les passions : il est à présumer qu’ils n’ont point eu chez eux des Térence, des Ménandre, & tant d’autres qui ont travaillé utilement à perpétuer le bon goût, en donnant des ridicules aux différens vices ou aux différentes passions des hommes, afin de leur en faire voir toute la difformité.

Monime demanda à Damon si leur théatre n’étoit jamais occupé de pièces plus belles & plus intéressantes. Nous en avons d’anciennes, dit Damon, qui, sans doute, seroient plus de votre goût ; car il est bon que vous sachiez, belle dame, que personne dans l’univers n’a porté plus loin que nous la force & la beauté du tragique, ainsi que l’agréable & l’instructif du comique ; mais ces ouvrages pouvoient alors avoir quelque beauté ; c’étoit le goût de nos anciens : aujourd’hui ce goût est devenu gothique ; on périt d’ennui à toutes ces pièces. Il nous faut du neuf, & il faut convenir que nos poëtes sont supérieurement au-dessus des anciens. Tout ce qu’on nous donne à présent est au superlatif ; ce sont des intrigues légères ; de jolis contes de fées, mis en vers élégans ; des phrases sublimes & inintelligibles au vulgaire. Vous n’avez donc point de poëtes, dis-je, qui travaillent à corriger les mœurs par un badinage léger, qui fait sentir le ridicule d’un caractère bisarre & chagrin, celui d’une petite-maîtresse capricieuse & folle, enfin celui d’un avare, d’un prodigue, d’un faux brave, d’un faux savant, d’un menteur, d’un intriguant, & celui de ces gens qui se perdent dans leurs fausses politiques ? Il me semble que tous ces caractères ingénieusement formés pourroient faire beaucoup d’impression sur l’esprit de vos concitoyens. Cela peut être, dit Damon ; mais vous ne pensez pas, mon cher milord, qu’avec tous vos beaux portraits, il y a des gens qui pourroient trouver très-mauvais qu’on prît la liberté d’oser les jouer en public. Je vous entends, repris-je, c’est-à-dire qu’un pauvre poëte qui craint pour ses épaules, est obligé de retenir son esprit dans les angoisses d’une gêne perpétuelle. Précisément, dit Damon, voilà le fait ; & puis je vous dirai que je troquerois toutes les belles actions qu’on nous rapporte des siècles passés pour la légéreté & la frivolité du nôtre. Il faut périr à tous ces grands récits, & Arlequin m’amuse plus lui seul que tous les philosophes ; mon cœur se dilate en le voyant, & la simple lecture des autres me pétrifie au point que je crains de devenir un marbre.

Je compris par le discours de Damon que les lunaires se sont ennuyés du beau, du vrai & du naturel, puisqu’on les voit prodiguer à de monstrueuses chimères les mêmes applaudissemens qu’on pourroit donner aux plus belles pièces. Tel est à présent le goût de ces peuples ; on les voit stupides admirateurs de toutes les nouveautés. Je remarquai que la ressource ordinaire qu’emploient leurs poëtes pour acquérir leurs suffrages, c’est de recourir à des fictions extraordinaires qui tiennent du merveilleux outré. Les lunaires se laissent aisément séduire par tout ce qui porte en soi quelque marque de singularité : la noble simplicité, l’exacte ressemblance dans les mœurs, la sage conduite dans les incidens, les frappent moins que des événemens inattendus où manque la vraisemblance.

Le lendemain nous fûmes nous promener à la foire. Je veux, me dit Damon, vous faire voir ma marchande, qui est toute gentille, maniérée, pleine d’esprit, sémillante au possible. Bon jour, la belle enfant ; quel teint vermeil ! comme elle est jolie ! qu’elle est bien coëffée ! Elle a en vérité des graces jusqu’à la pointe des cheveux. Regardez ses yeux fripons, ils sont significatifs ; & ses sourcils, comme ils sont arrangés, & cette bouche si bien ornée. Savez-vous, mon bel ange, que je vous adore ? Vous avez là un tour de gorge divinement travaillé : sur mon honneur, on n’a jamais vu de dentelle d’un dessein aussi appétissant. Est-ce une blonde? Permettez que je l’examine. Finissez, monsieur, dit la marchande, je ne vous vois ici que pour badiner : je n’y suis que pour vendre ma marchandise, & je n’ai pas le tems d’écouter toutes vos fadeurs. Vous avez de l’humeur, à ce qu’il paroît, ma charmante. De l’humeur ! ah ! on n’a pas le tems ici de faire de la bile ; à peine a-t-on celui de manger un morceau, & nous n’avons pas besoin de monsieur Purgon pour chasser nos humeurs. Qu’elle est singulière, dit Damon ! vous voulez donc toujours me tenir rigueur ? Savez-vous que vous serez cause de ma mort ? Tant-pis, monsieur, je ne veux tuer personne. Eh bien ! que faut-il faire pour vous plaire ? Pour me plaire, achetez tout ce qui est dans ma boutique, & je vous trouverai un homme adorable. Finissez, point de bousculages : voici des nouveautés de toutes espèces ; voyez ce qui peut convenir à madame ; je vous dirai le juste prix au comptant.

Je ne puis nombrer de combien de breloques cette boutique étoit remplie : Monime s’y fournit de plusieurs parures nouvelles. Je ne trouve rien de si agréable, dit Damon, que cette variation qui se rencontre dans une foire, ces cris, ces complimens, ces marchandises de toutes espèces, où l’on voit les efforts de l’art pour toutes les gentillesses qu’on présente à nos yeux. Ne trouvez-vous pas que cela forme un spectacle qui intéresse, qui frappe & qui réjouit, joint à la diversité des jeux qui se rencontrent à chaque pas ?

Damon nous conduisit à l’opéra-comique, où nous trouvâmes Licidas, qui étoit devenu un des soupirans de Monime. Il vint dans notre loge, où après avoir débité quelques jolies fadeurs, il annonça à Damon la perte d’une grande bataille, où une partie de leur armée avoit été taillée en pièces, qu’on disoit la déroute entière ; nomma plusieurs de ses parens & de ceux de Damon, qui étoient restés sur le champ de bataille ; d’autres avoient été faits prisonniers, & qu’enfin la consternation étoit générale. Nous fûmes sensiblement touchés du malheur qui venoit d’arriver. Monime témoigna à Damon & à Licidas la part qu’elle prenoit à leurs douleurs, dans les termes les plus touchans.

Rentrés dans notre appartement avec Zachiel, nous passâmes une partie de la nuit à déplorer le malheureux sort de nombre de familles. Monime, peu au fait des usages de cette nation, plaignoit sur-tout quantité de veuves, qui, en perdant leurs époux, se trouvoient encore ruinées par les dépenses excessives qu’ils avoient été obligés de faire, proportionnées à leur poste ou à leur dignité : d’autres perdoient un fils unique, seul soutien de leur nom & l’espérance de toute une famille.

Les jours suivans nous ne vîmes point Damon ; nous pensâmes, qu’uniquement occupé du malheur commun de la nation, il travailloit, de concert avec les autres seigneurs, sur les moyens de trouver quelque expédient, qui pût remédier à la perte qu’on venoit de faire. Il est vrai qu’il s’en étoit entièrement occupé, mais par un motif bien différent de celui que nous lui prêtions. Sa journée s’étoit passée à parcourir la cour & la ville, pour se faire écrire chez les personnes de sa connoissance : ce pénible exercice est d’usage chez les lunaires : on diroit qu’ils sont les neveux & les cousins germains de tous les grands de leur monde. Il faut nécessairement qu’ils ayent deux formules de compliment, un de félicitation & l’autre de condoléance. Semblables à un comédien qui joue plusieurs rôles dans une pièce, on les voit tristes ou gais, autant de fois que les différentes occasions le requièrent dans un même jour.

Le génie nous apprit que la mésintelligence des officiers généraux étoit cause de la perte de cette bataille, qui, loin d’agir de concert pour charger l’ennemi, s’étoient laissés surprendre dans leurs postes, chacun rejettant la faute de sa négligence sur celui duquel il envioit le poste. Mais loin de les punir d’une faute qui pouvoit mettre l’état à deux doigts de sa perte, on les a élevés à de nouveaux grades, en y joignant des pensions considérables. Voilà, continue le génie, de ces secrets impénétrables, qu’il est défendu aux citoyens de ce monde d’approfondir. C’est ainsi que ceux qui sont à la tête du conseil en usent dans toutes les occasions, afin de s’assurer à eux-mêmes l’impunité de leurs fautes, & d’obtenir par ce moyen les mêmes récompenses qu’ils ont fait obtenir aux autres ; car ici chacun parvient à son tour à la dignité de premier visir ; c’est une loi établie chez ces peuples depuis leur création.

Cependant la reine qui les gouverne est douée de tous les talens imaginables : mais tel est le malheur des souverains, la vérite les fuit, quelques soins qu’ils prennent de la chercher : la bouche des courtisans n’est point faite pour leur présenter, jamais ils ne lui exposent les choses comme elles sont. Si un particulier ne peut se vanter de connoître à fond les désordres qui se commettent dans sa propre maison, comment seroit-il possible qu’un prince, presque toujours séduit par le nombre de flatteurs qui l’environnent, pût être éclairé sur tout ce qui trouble ses états ? On ne doit donc jamais l’accuser des fautes qui se commettent dans son royaume, puisqu’il est impossible que ses vues s’étendent sur les différens objets qui le font mouvoir, & qu’il est obligé de s’en rapporter à la bonne-foi & aux lumières de ceux qu’il charge du détail des affaires. Ainsi la science du souverain consiste à savoir bien choisir ses visirs & ses généraux, à les placer ensuite suivant leur capacité ou l’étendue de leurs lumières, à distribuer ses faveurs & ses récompenses à proportion des services qu’ils lui rendent, à montrer de la force & de la fermeté pour les punir lorsqu’ils s’écartent de leurs devoirs. La trop grande clémence est souvent dangereuse : un exemple de sévérité, fait à propos, retient le sujet dans l’obéissance, empêche les vexations, maintient l’ordre & fait éviter de grands maux.

Il me paroît, dit Monime, qu’on suit une maxime toute différente chez ces peuples, puisque les récompenses ne sont accordées ni au mérite ni à la prudence, mais à l’étendue de leurs sottises. Il est à présumer que le courage, la bravoure & l’avantage de vaincre ses ennemis, sont actuellement regardés comme d’anciennes chimères, qui ne sont plus de mode chez eux ; ce seroit, sans doute, se donner un ridicule, d’oser montrer cette activité infatigable, qui fait le vrai caractère des conquérans. Peut-être que ceux qui sont assez nigauds pour faire quelque action d’éclat qui fasse trembler l’ennemi, sont regardés comme des imbécilles. Au reste, continua Monime en souriant, vous m’avez appris, mon cher Zachiel, à ne point fronder les usages reçus. Ainsi, il faut croire qu’ils ont de bonnes raisons de se conformer à cette nouvelle mode, lorsque les récompenses deviennent le fruit des mauvaises manœuvres. Qui ne seroit tenté de se laisser vaincre à ce prix ? Car, outre la gloire qu’ils y acquièrent, ils y joignent encore l’avantage de conserver leurs individus : n’est-ce pas là ce qui s’appelle être comblé de toutes parts des faveurs de la fortune ?


CHAPITRE IV.

Portrait d’une vieille Coquette.


Damon vint le lendemain à la toilette de Monime. Vous êtes bien cruel, lui dit-elle, de nous laisser si long-tems dans l’inquiétude ! Cette malheureuse nouvelle s’est-elle confirmée ? Souvent on grossit les objets. Je ne suis pas au fait, madame, dit Damon : quelle est donc cette nouvelle ? La question est singulière, reprit Monime ; j’ai tout lieu d’être étonnée de votre sécurité : auriez-vous déja oublié la perte de cette bataille, qui a dû répandre la consternation dans tous les cœurs ? Quoi ! vous n’êtes pas touché de la désolation d’un grand nombre de familles, du désespoir de la veuve & de l’orphelin ? Ah ! ciel, s’écria Damon, arrêtez, belle dame, on n’y résiste pas ; ce débat est d’un ténébreux qui obscurcit l’imagination, & quand vous auriez été payée pour faire l’oraison funèbre de tous ces pauvres défunts, vous ne vous en acquitteriez pas mieux : sur mon honneur, on n’a jamais vu personne porter si loin ses inquiétudes. Ah ! nous sommes plus raisonnables ; cette affaire est déja oubliée. Que voulez-vous ? Nous espérons bientôt avoir notre revanche. À propos, j’ai plusieurs couplets de chanson qu’il faut que je vous montre ; l’air en est très-joli, les rimes assez heureuses : ils ont été faits à l’arrivée du courier ; on les chante par-tout. Je suis désespéré de n’avoir pu vous les apporter hier ; ce n’est que la nouveauté qui plaît. Damon se mit à chanter ces couplets avec un enjouement qui auroit déconcerté la gravité d’un recteur.

Monime, loin d’applaudir à ces misères, en fut indignée. Comment, monsieur lui dit-elle, est-ce donc avec des chansons qu’un bon citoyen doit se consoler des malheurs de l’état ? Est-ce ainsi que les personnes d’un rang distingué s’occupent du soin de réparer des maux qui doivent accabler tous les peuples ? Vous, par exemple, monsieur, qui vous flattez d’avoir l’oreille de votre souverain, vous qui prétendez en être toujours écouté favorablement, je croirois que, pour mériter sa confiance, il faudroit au moins s’intéresser davantage au bien public. Oh ! parbleu, je n’y tiens plus, dit Damon en éclatant de rire ; voilà des réflexions qui me paroissent du premier rare. Permettez-moi de vous dire, belle dame, que vous êtes un peu misantrope : mais fi donc ; à votre âge, en vérité, cela est honteux. Je suis pétrifié de vous entendre : je serois tenté de croire que vous n’êtes pas de notre monde. J’ignore les usages qui se pratiquent sous le climat qui vous a vu naître ; mais apprenez qu’ici notre raison nous sert infiniment mieux : lorsqu’il arrive quelque événement qui intéresse la patrie, d’abord nous avons les yeux ouverts sur ce qu’il produira : souvent cet événement en fait naître mille autres, qui captivent également notre attention : on peut les comparer à des nuages qui se rassemblent : le premier est emporté par les vents ; un second lui succède qui nous amuse ; un troisième paroît, qui absorbe les deux premiers ; mais il sera lui-même anéanti dans un instant par une intrigue de cour. Ainsi de nouveaux projets nous amusent ; nous les saisissons avidement sans réfléchir, ni nous mettre en peine des suites qui doivent en résulter ; le soin de nos plaisirs est le seul qui nous flatte & qui nous occupe. Vous êtes, en vérité, trop aimable & trop spirituelle, pour ne vous pas conformer à nos usages. Bon jour, belle dame, je suis désespéré d’être obligé de vous quitter : il faut absolument me rendre au petit lever de la reine ; si j’y apprends quelques nouvelles, j’aurai soin de vous en faire part. Damon sortit sans attendre la réponse de Monime.

Je ne puis concevoir, dit Monime, les raisons d’une conduite si extravagante. Dites-moi donc, mon cher Zachiel, pourquoi leurs loix & leurs usages sont si différens des nôtres ? Ce n’est point dans l’empire de la lune qu’on doit parler de science ni de politique, dit le génie : tout ce que je puis vous dire, c’est qu’ici aucun des hommes ne veut suivre les talens qu’il a reçus de la nature & de l’éducation : tout le monde sort de sa sphère ; on quitte son état, pour être employé à des choses dans lesquelles on n’a nulle sorte de connoissances. La folie des lunaires est de vouloir passer pour être universels ils ne veulent point borner leurs sciences ; c’est ce qui leur fait faire tous les jours de nouvelles sottises : mais leurs passions sont un labyrinthe où plus ils marchent & moins ils se retrouvent. Les grands sont quelquefois contraints de s’y livrer par état. Toujours agités, ils agitent eux-mêmes leur monde par l’extravagance de leurs visions. Voilà ce qui excite contre eux la haine des gens raisonnables, qui aiment l’ordre & le repos. Au reste, vous verrez dans tous les mondes un si grand mêlange de sagesse & de folie parmi les hommes, qu’on ne peut assez admirer l’inégalité qui les fait voir si contraires à eux-mêmes. Tel vous paroîtra le plus sage en une chose, qui est extravagant dans une autre. Ce n’est pas dans le tourbillon de ce monde qu’on doit critiquer leur folie : il y a trop de gens intéressés à la soutenir & à la défendre.

Licidas vint l’après-midi faire sa cour à Monime : il nous apprit qu’il s’étoit tenu un conseil extraordinaire ; car l’usage de ces peuples est de commencer par agir ; les réflexions viennent après. Ce conseil fut donc assemblé, afin d’y examiner ce qu’on venoit d’exécuter. Les avis furent partagés, comme de coutume, & chacun se sépara sans pouvoir rien résoudre pour le présent, ni rien prévoir pour l’avenir, soit qu’on ne trouvât aucun moyen pour remédier aux désordres, ou que les difficultés les rebutassent, il fut seulement décidé qu’il falloit laisser aux généraux le soin de se tirer d’affaire comme ils pourroient. Je crois que c’étoit le meilleur parti qu’ils pussent prendre.

Licidas nous engagea d’un air si pressant de venir passer l’après-dînée chez lui, avec plusieurs autres personnes qu’il avoit aussi invitées, que nous ne pûmes nous refuser aux instances de ce jeune seigneur. Son hôtel ne cédoit en rien pour la magnificence à celui de Damon. Licidas commença par nous faire voir tous ses appartemens ; il nous en fit admirer la distribution & les meubles qui étoient du dernier goût. Il est vrai que tout ce qui les ornoit étoit d’une élégance admirable : de beaux cabinets remplis de figures de bronze, de vases précieux, de magots, de petites poupées, de pantins, de découpures de sa façon, qu’il prétendoit être les portraits pris en profil de toutes les personnes de sa connoissance ; des estampes qui représentoient des figures indécentes ; des pots-pourris de formes différentes, étoient distribués dans tous les coins de ses appartemens, & y répandoient un parfum délicieux : enfin je ne puis nombrer la prodigieuse quantité d’inutilités dont sa maison étoit remplie & qui étoient toutes d’un prix infini ; mais pas un seul livre, ni rien de ce qui peut annoncer le goût d’un homme qui sait mettre à profit les momens qu’il devroit employer à s’instruire. Quelques brochures nouvelles étoient seulement répandues dans ses boudoirs, parce qu’il étoit du bel air d’en apprendre les titres. Monime en ouvrit une, qui avoit pour titre, le Singe Petit Maître. Elle ne douta pas que ce ne fût l’histoire de quelque chevalier lunaire qui devoit être curieuse & intéressante. Elle demanda à Licidas si ce livre étoit bien écrit. Écrit supérieurement, madame ; il est divin. Un éloge aussi complet, dit Monime, annonce que vous l’avez lu avec beaucoup d’attention. Moi ? point du tout ; je vous proteste que je ne m’en donne pas la peine : d’un coup d’œil on voit ce que peut contenir un ouvrage & lorsque le titre plaît, cela suffit. D’ailleurs, il est de monsieur l’Enthousiasme, qui, sans contredit, est un de nos meilleurs auteurs.

Damon qui entra nous interrompit. Que diantre faites-vous donc là, vous autres ? Comment ? dans un boudoir une belle dame, un livre à la main ? Oh ! parbleu, cela est trop comique. Sais-tu bien que ton grand salon est rempli, & que mademoiselle le Nayle est arrivée ? Madame, c’est une galanterie de Licidas ; il aime à surprendre & le fait toujours agréablement. C’est en votre faveur que se donne la fête ; vous allez entendre la plus belle voix qu’il y ait jamais eu. Cette fille fait actuellement les délices de la cour & de la ville ; elle joint à la flexibilité de son gosier, la déclamation la plus noble, la plus tendre & la plus touchante ; ses sons, ses gestes & toutes ses attitudes, mettent l’ame dans une espèce de délire. Ah ! Mahomet, si les houris destinées à exécuter la musique de ton paradis lui ressemblent, quelles délices pour tes bienheureux !

Voilà un enthousiasme, dit Monime, qui nous annonce une personne de beaucoup d’esprit, puisqu’elle a le talent de réveiller les passions avec tant de force. Vous êtes dans l’erreur, belle dame, dit Licidas : cette actrice n’est qu’une imbécille ; à peine végete-t-elle ; ce n’est qu’une espèce d’automate dont les organes les plus parfaits sont ceux du gosier : du reste, les fibres de son cerveau sont trop grossiers pour qu’on en puisse tirer aucune étincelle de bon sens. En causant ainsi, nous nous trouvâmes à la porte du salon, qui étoit rempli d’une nombreuse compagnie. Monime y fut reçue avec ces grâces que donne le bon ton : on la trouva coëffée à ravir ; on examina son habit, ses parures qui furent trouvées du dernier goût. Elle ne reçut point ces louanges en ingrate : elle savoit l’usage, & les rendit au centuple.

Nous n’eûmes pas de peine à distinguer dans le nombre des musiciens cette admirable actrice, par l’empressement que montroient tous les seigneurs à la prévenir dans ses caprices : ils essuyèrent tour à tour cinquante impertinences de sa part, avant qu’elle voulût les honorer d’un coup de gosier. Les complaisances qu’il plut à cette fille d’exiger d’eux, furent poussées jusqu’à leur faire faire mille bassesses. Je laisse à juger lequel étoit le plus fou ou le plus imbécille, de l’actrice ou des personnes auxquelles elle commandoit avec une si grande autorité.

Le hasard me fit placer à côté d’une vieille qui étoit extrêmement parée. Elle m’agaça d’abord par des propos galans, qu’elle accompagnoit de petites grimaces minaudières, propres à mettre le comble à la laideur de ces vieux siècles que la nature n’a jamais favorisés, & à faire remarquer à tous ceux qui les regardent, la folie de leurs prétentions. Lorsqu’elles veulent se donner un air galant & enfantin qui ne fut jamais fait pour elles, ne peut-on pas dire qu’elles sont les seules dans ce moment qui s’aveuglent sur leur mérite ?

Attentif à la musique, je reçus assez mal les agaceries de Cornalise (c’est le nom de cette vieille poupée) qui parut d’abord s’en offenser ; ce qui fit qu’aux manières agaçantes qu’elle avoit prises, & qui lui seyoient on ne peut pas moins, succéda un certain air piqué qui ne lui alloit pas mieux. Monime, qui ne pouvoit se lasser de l’examiner, me fit remarquer son ridicule & sa sotte vanité par un sourire & un coup d’œil fin. Je crois, me dit-elle, en s’approchant de mon oreille, que cette femme qui me paroît si fière & si manierée, pourroit très-bien avoir été la nourrice de la première femme qui soit née dans ce monde. Je regardai alors Cornalise avec des yeux que la folie de Monime venoit d’animer : mais soit qu’elle interprétât ce regard en sa faveur, je la vis sourire d’une façon si hideuse en montrant un ratelier postiche, que j’eus bien de la peine à garder le sérieux. Elle tira une boëte à bonbons : milord, me dit-elle, en affectant de grasseyer, goûtez de mes pastilles ; elles sont embrées & des meilleures. Je la remerciai assez froidement. Je crois, poursuivit Cornalise, en ouvrant son miroir de poche, que je suis faite à faire horreur : il fait aujourd’hui un vent perfide qui m’a toute décoëffée en descendant de mon carrosse. Elle rajusta les boucles de sa perruque, releva son aigrette, se pinça les lèvres afin de les rendre plus vermeilles, remit du rouge sur deux gros os placés au-dessous de deux petits trous, où l’on pouvoit appercevoir, en y regardant de près, des yeux qui sembloient être perdus dans cette concavité : ces deux trous étoient relevés par des croissans très-fins, mais du plus beau noir qu’on avoit pu trouver : on les auroit pris pour un fil de soie qu’on auroit artistement collé sur son front plâtré. Du milieu de ces deux arcades descendoit un nez en forme de perroquet, dont le bout venoit négligemment se reposer sur un menton des plus pointu, qui, charmé de cet avantage, s’avançoit pour lui en marquer sa reconnoissance par les petites caresses qu’il lui faisoit chaque fois que Cornalise fermoit la bouche ; ce qui lui arrivoit souvent par la raison que, pour avoir le plaisir de l’ouvrir, il faut nécessairement qu’elle soit fermée. Mais laissons ces deux amis se baiser autant de fois qu’ils en trouvent l’occasion, pour achever de peindre notre Sibylle, du moins le buste : je n’irai pas plus loin : je dirai donc qu’au-dessous de ce divin menton, on remarquait un squelette ridé, couvert d’une peau jaune & huileuse, dont le fond tiroit un peu sur le verd, malgré tout le blanc qu’on s’étoit efforcé d’y mettre. A tous ces agrémens se joignoit encore une bosse : il est vrai que ce n’étoit pas de ces grosses vilaines bosses qui viennent impunément se placer au milieu du dos ; mais une bosse complaisante, qui avoit bien voulu se ranger de mon côté pour la facilité des ouvrières. Je me suis un peu étendu : comment ne pas être prolixe lorsqu’on fait le portrait d’une nouvelle conquête ?

Le concert fini, on se mit à table où j’eus encore l’avantage de me trouver placé à côté de mon infante, qui s’empressoit à me faire servir ce qu’il y avoit de plus délicat. Monime qui étoit vis-à-vis, entre Damon & Licidas, examinoit toutes ces minauderies qui l’amusoient au point qu’elle ne songeoit pas à manger. Damon qui s’apperçut de mon air distrait & des agaceries de Cornalise, dit d’un ton plus grave qu’il put prendre, que c’étoit manquer à la politesse qu’on doit au beau sexe, d’affecter ainsi le cruel vis-à-vis d’une belle dame, qui paroissoit n’avoir pas trop le tems d’attendre, & que j’avois l’air de faire le second tome de Tantale. À cette saillie, Monime ne put s’empêcher d’éclater de rire ; ce qui donna le ton à toute la compagnie. Cornalise & moi fûmes d’abord les seuls qui ne fîmes point chorus : je la regardai dans le dessein de lui faire mes excuses sur mon manque d’attention ; mais je la trouvai si risible & si déconcertée, que perdant toute ma gravité, je ne pus m’empêcher de rire à mon tour, avec d’autant plus de force que j’y étois excité par l’exemple. La fureur de Cornalise éclata alors contre moi & contre toute l’assemblée : elle oublia sa dignité, ne respecta ni elle, ni personne : elle eût voulu avoir cent langues, afin de pouvoir les employer à multiplier les injures qu’elle nous débita. Comme elle étoit femme d’un homme qui tenoit un rang considérable dans l’état ; que d’ailleurs elle appartenoit à tout ce qu’il y a de grand, personne ne voulut entreprendre de lui répondre, dans la crainte de l’aigrir davantage ; de sorte qu’après avoir parlé long-tems avec beaucoup de véhémence & de volubilité, elle fut contrainte de se taire d’épuisement & de sécheresse de gosier.

Les vieilles coquettes n’ont point de fiel quand on sait les flatter à propos dans leurs folies : il étoit essentiel d’appaiser celle-ci ; je vis que j’étois le seul qui pût l’entreprendre. Ses poumons fatigués lui occasionnèrent une toux sèche qui dura un quart d’heure : pour l’adoucir, je lui présentai un verre d’ambroisie, qu’elle fit d’abord quelques difficultés de prendre. Vous avez trop d’esprit, lui dis-je, madame, pour vous offenser sérieusement d’une mauvaise plaisanterie qui est échappée sans réflexion. La feinte colère que vous venez d’affecter nous a tous intimidés, & je vous proteste que la joie ne reparoîtra que lorsque vous voudrez bien nous montrer un visage plus serein. Ignorez-vous que la jeunesse a quelquefois des écarts qu’on doit lui pardonner ? Personne ne le sait mieux que moi, dit Cornalise, car il m’en arrive souvent : je suis si vive, que la plupart du tems je ne sais ce que je fais. En disant cela, pour donner un échantillon de sa vivacité, elle fit un mouvement sur sa chaise qui pensa la culbuter, & fit échapper au maître-d’hôtel un plat qu’il alloit poser sur la table, qui fut entièrement renversé sur sa robe. Bon, dit Cornalise, voilà encore de mes étourderies.

À ce propos, j’eus toutes les peines du monde à m’empêcher de rire. Je me levai avec empressement pour essuyer sa jupe. Fi donc, dit l’enfantine Cornalise, ne prenez pas cette peine ; c’est une misère qui fera le profit de mes femmes : je puis vous assurer qu’elles ne seront point fâchées de l’aventure, quoiqu’elles en aient souvent de pareilles. Vous ne me connoissez pas ; je suis si folle que je déchire, j’arrache & m’accroche par-tout. Monsieur le vidame est quelquefois outré contre ma vivacité. Il est vrai que je ne sais ce que je fais ; tantôt je perds ma boëte, tantôt mon miroir de poche ; une autrefois, un de mes diamans ; enfin tous mes bijoux s’égarent, & mes gens ne sont occupés qu’à chercher : cela leur donne de l’humeur ; ils prennent souvent la liberté de me quereller ; j’en ris ; cela me réjouit beaucoup. Je leur fais aussi quelquefois des niches ; car il faut s’amuser avec ces animaux-là. Je suis sûr, madame, dit Damon, que monsieur le vidame est enchanté de toutes vos espiegleries : on peut dire que vos petites folies, puisqu’il vous plaît de nommer ainsi le brillant de vos saillies, sont des plus agréables, & vous faites certainement l’amusement & le charme de toutes les compagnies que vous voulez bien honorer de votre présence.

Je craignis que Cornalise ne se fâchât encore de cette ironie que je trouvois un peu forte ; mais loin qu’elle s’en offençât, son amour-propre la lui fit prendre pour un compliment délicat & recherché. Damon continua de flatter la folie de cette extravagante, en la louant sur sa beauté, sa taille, sa jeunesse, & les agrémens qui étoient répandus dans toute sa personne ; nous fit le détail de ses talens, vanta sur-tout celui qu’elle avoit pour la déclamation, ajouta qu’ils devoient incessamment jouer une comédie, & qu’il falloit qu’elle y choisît un rôle.

C’étoit encore une des folies de Cornalise : souvent on en jouoit chez elle, où elle avoit toujours la fureur d’y faire les premiers rôles. Une partie de la nuit se passa à décider de la pièce qu’on joueroit. C’est la manie de ces peuples ; tout est théâtre chez eux, quoiqu’il en coûte, le bourgeois, qui toujours veut être le singe des grands, en représente aussi. Il n’y a point de bonne maison où l’on ne s’assemble pour y jouer toutes les nouvelles pièces qui paroissent. Sans doute qu’ils croient perfectionner leurs talens & leurs graces par cet exercice.


CHAPITRE V.

Portrait d’un faux Brave.


Plusieurs jours se passèrent, pendant lesquels nous fûmes invités chez différentes personnes, chez lesquelles nous n’apperçûmes que les mêmes ridicules & la même fatuité. Zachiel nous demanda ce que nous pensions des sociétés qu’on rencontre chez les Lunaires. Je me suis apperçu, dit Monime, qu’ils se rendent souvent des visites fort incommodes, dans lesquelles je crois qu’il y a presque toujours plus de politesse que d’amitié : la plupart ne s’entretiennent qu’avec indifférence ou froideur. Je ne sais pourquoi ils font paroître tant d’envie de s’unir pour montrer si peu de cordialités & de sincérité.

C’est, dit Zachiel, que l’inconstance de ces peuples leur fait ordinairement renouveller leur société tous les trois mois : leurs amis de l’été ne sont plus ceux de l’automne ; ils ont perdu jusqu’à l’idée de leurs anciennes connoissances. Ils se rencontrent sans se reconnoître : ils ont beaucoup d’ardeur à se voir. Dans les premiers jours, ils se promènent, vont aux spectacles, aux assemblées, aux bals, à la campagne ; l’habitude de se voir devient ennuyeuse. Comme il n’y a dans leurs cœurs ni estime ni amitié, ils se quittent sans regret : la familiarité détruit bientôt ce germe d’affection que la nouveauté y avoit fait naître. Il n’y a pas assez de ressource dans leur esprit pour y soutenir de longs commerces : leurs humeurs inconstantes les dégoûtent bientôt des mêmes objets. Le charme de la conversation demande de l’esprit & du bon sens : car pour raconter agréablement & écouter ce qui se dit avec complaisance, il faut de la douceur dans le caractère ; on doit fuir les obscénités, les railleries piquantes, & fournir aux autres l’occasion de briller à leur tour. Ces qualités ne sont point du ressort de ces peuples, parce qu’il faut du jugement & qu’ils n’ont que de la folie, à laquelle, pour augmenter leurs ridicules, ils joignent encore la pernicieuse démangeaison de vouloir passer pour bel esprit : termes précieux, excès de liberté, ton impérieux, mots recherchés, fades entretiens, & beaucoup d’emphase pour dire des riens. Vous avez dû vous appercevoir que toutes leurs conversations ne roulent que sur des modes ; l’esprit de critique règne sur tout, & les décisions de leurs plus braves personnages sont presque toujours tournées en ridicule.

Nous fûmes interrompus par l’arrivée de Damon, qui entra, suivi du baron de Fanfaronnet, que nous avions déja vu dans plusieurs maisons. On vous trouve enfin, madame, dit Fanfaronnet ; j’aurois presque renoncé à cet avantage sans la passion que vous m’avez inspirée. Le soleil, à qui vous ressemblez, & auquel on dit que l’ordre de l’univers ne permet point de repos, s’est néanmoins fixé dans vos yeux pour éclairer la victoire que vous avez remportée sur mon cœur. Je vous aime, madame. Vous riez ! Oh ! parbleu, vous me démontez ; je vous proteste que j’ai pris, mais au vrai, un goût si vif pour vos charmes, mais si constant & si sérieux, qu’il y a, je crois, près de huit jours que je pense à vous uniquement. Soyez donc accessible aux témoignages de vénération & aux protestations d’amour de la part d’un homme qui n’est pas tout-à-fait indigne de mériter un accueil favorable. Vous ne devez pas ignorer que les déesses reçoivent toujours avec plaisir la fumée de l’encens que nous leur offrons chaque jour : il manqueroit quelque chose à leur gloire, si elles n’étoient adorées. Comme vous êtes fort au-dessus d’elles, puisque vous réunissez en vous seule toutes les perfections qui sont partagées entr’elles, il est certain que vos attributs doivent être adorables. Ma foi, madame, dit Damon, je vous défie de résister à une déclaration aussi radieuse. Comment donc ! voici, si je m’y connois, du sublime & du merveilleux. Faire arrêter le cours du soleil dans les yeux de madame ! Mais voilà, sur mon honneur, du plus brillant. Et voilà de tes écarts, dit Fanfaronnet : tu m’interromps précisément au milieu de ma période. Et que voulois-tu y ajouter, reprit Damon ? Crois-moi, c’est peut-être un service que je te rends : tu allois t’enivrer de fumées, d’encens, & immanquablement en approchant trop près du soleil, tu aurois bien pu y brûler tes ailes. Monsieur Damon, dit Fanfaronnet, vous faites le mauvais plaisant ; on pourroit rabattre votre orgueil. Demain vous aurez de mes nouvelles. C’est-à-dire, reprit Damon, que monsieur n’écrit plus que des carrels. Votre fatuité se croit invulnérable ; sans doute que votre épée est faite d’une branche du ciseau d’Atropos, dont le vent seul peut étouffer son ennemi. Ne diroit-on pas qu’il va foudroyer les omoplates de la nature ? Je crains que la terre ne demeure immobile en admirant ses prouesses ; tout doit frémir à l’aspect de son courroux. Je saurois du moins, dit Fanfaronnet, vous faire sentir tout le poids de ma vengeance. Je crois, messieurs, leur dis-je, que vous oubliez la présence de madame & le respect que vous lui devez. Je ne lui en ai point encore manqué, dit Damon, & pense qu’elle ne doit pas trouver mauvais si je repousse les bravades qu’un faquin ose me faire jusques dans mon hôtel. De grace, messieurs, dit Monime en se levant pour arrêter Damon ; finissez, je vous supplie, un discours qui m’inquiéte, & dont les suites pourraient m’offenser. Faut-il d’une misère en faire une affaire sérieuse ? En vérité, je serois désespérée d’être innocemment la cause d’un duel. Vous êtes trop bonne, madame, dit le baron en sortant, de vous intéresser aux jours d’un homme qui ne devrait, en effet, les employer qu’à votre service.

Damon voulut suivre Fanfaronnet ; mais je me joignis à Monime pour l’empêcher de sortir. Je vous tiens sous ma garde, dit Monime, & ne souffrirai point que vous alliez sacrifier votre vie à un faux point d’honneur. Le baron est votre ami ; pourquoi voulez-vous verser son sang pour un mot indiscrettement lâché, que vous devez oublier ? Vous prenez, à ce que je vois, dit Damon, cette affaire au grave : je vous supplie de ne vous en point inquiéter : soyez sûr que de tout ce tapage il n’y aura que l’écarlate qui en rougira. Je connois Fanfaronnet, & je puis vous protester qu’il a trop d’amour pour la vie pour s’exposer aux hasards qu’on lui reproche d’être défunt. Je suis fort assuré qu’il va attendre des lettres du dieu mars, qui lui indiquent l’heure à laquelle il doit commencer notre combat. Le baron n’est pas de ces gens qui cherchent à mourir promptement pour en être plutôt quitte : il n’est point du tout pressé d’aller visiter le sombre manoir. Plus généreux que vous ne pensez, il sait mépriser toutes les disgraces qui lui arrivent, afin de vivre plus long-tems : il trouve le jour si beau, qu’il ne veut point aller dormir sous terre à cause qu’il n’y fait pas clair. Vous me rassurez, reprit Monime, qui vit par ce discours que la querelle n’auroit aucune suite fâcheuse. Je m’apperçois que le seigneur Fanfaronnet est un homme magnifique & plein de prévoyance : il craint, sans doute, en tombant sur le pré, de s’embarquer indiscrettement pour l’autre monde. Que fait-on ? les seigneurs sont fort sujets à avoir beaucoup de créanciers : peut-être que les siens saisiroient cette occasion pour l’accuser de banqueroute. Or, comme il est plein d’honneur, il veut éviter ce reproche. Convenez, ajouta Monime, que vous avez eu tort de l’attaquer, puisque vous voyez qu’il se borne à la qualité de bel esprit, sans ambitionner celle d’heureuse mémoire. Que savez-vous ? peut être a-t-il composé lui-même son épitaphe, dont la pointe ne peut être bonne qu’autant qu’il vivra long-tems. En vérité, madame, reprit Damon, je vous trouve aujourd’hui l’écrit d’un pétillant & d’un sublime qui m’anéantit. Trouvez-vous, monsieur, dit Monime en souriant, que je commence à prendre le bon ton ? Sur mon honneur, madame, vous n’êtes pas reconnoissable ; je ne puis vous exprimer quel prodigieux effet ce changement produit sur mon ame ; je vous trouve d’une beauté miraculeuse. Damon fut interrompu par l’arrivée du comte Frivole, qui entra d’un air bruyant sans se faire annoncer.

La jolie figure ! C’étoit une mine pouponne, des cheveux accommodés en ailes d’hirondelle, dont un ne passoit pas l’autre : le derrière de ses cheveux étoit renfermé dans une bourse ornée de touffes de rubans ; un habit couleur de cuisse de nymphe, garni dans le dernier goût, des manchettes à doubles rangs, des bas brodés, des talons rouges : que sais-je encore ? enfin c’étoit l’élixir de tous les petits maîtres. Frivole nous entretint de ses chevaux, de ses domestiques, de sa meute, de ses bonnes fortunes ; tira différentes boëtes qu’il tournoit dans ses mains avec tant d’art, que les doigts élevés montroient en même tems deux gros brillants, dont l’éclat se trouvoit augmenté par leurs continuels mouvemens. Il se lève ensuite, fait quelques pirouettes, se regarde dans toutes les glaces en minaudant, vient se remettre sur son siège, parle de sa noblesse, de ses ancêtres ; retourne à sa jolie figure, qu’il ne peut se lasser d’admirer, fait trois révérences, part sans rien dire, & vole se plonger dans sa désobligeante pour aller se faire voir au cours.

Le comte de Frivole étoit de ces petits maîtres, dont toutes les voitures sont élégantes, les chevaux toujours rendus, le coureur excédé de fatigue ; qui se présentoit chaque jour dans trente maisons ; s’engageoit à souper dans plusieurs, & venoit à onze heures en demander où il n’étoit point attendu, pour y débiter les nouvelles qu’il avoit apprises, se faire admirer par cinq ou six phrases étudiées, quoiqu’il n’en comprît pas lui-même le sens ; à ces rares qualités se joignoit encore un applaudissement perpétuel sur son compte, & la noble ambition de vouloir paroître l’amant de toutes les femmes, lorsqu’il n’étoit que la ressource de celles qui sont décriées, le jouet des coquettes, l’esclave & l’imitateur de leurs airs, & le fléau de la bonne compagnie, qui ne le reçoit que comme une marionnette, dont on peut s’amuser un instant.

Resté seul avec Zachiel, je ne puis, lui dis-je, m’accoutumer aux caractères des lunaires : je trouve une bisarrerie & un contraste perpétuel dans toutes leurs actions : je voudrois savoir quelles sont les raisons d’une conduite si éloignée de la nôtre. C’est, dit le génie, qu’ils sont trop vifs & trop étourdis pour se soumettre aux conseils de la raison. Loin de profiter des sottises des autres pour éviter d’en faire, on les voit semblables à des oiseaux, se laisser prendre dans les mêmes pièges ou l’on en a pris cent mille autres. Voilà ce qui fait que les sottises des pères sont perdues pour les enfans. Ces peuples ont toujours eu chez eux le même penchant à la folie, sur lequel la raison n’a jamais pu établir son empire.

Puisque nous sommes seuls, dit Monime, expliquez-moi, je vous prie, mon cher Zachiel, pourquoi un siècle diffère tant d’un autre ? Ne peut-on pas croire que la nature dépérit à force de se mouvoir & qu’il lui faut quelque tems de repos pour reproduire de grands hommes ? Cette philosophie est un peu lunatique, dit le génie : c’est une erreur de croire que la nature puisse dépérir : elle se modifie diversement ; mais ne change rien dans l’ordre immuable, qui marque à tous les êtres leurs places & leurs fonctions : la figure des corps ne change point ; les dons de la nature sont toujours les mêmes : on peut seulement regarder les hommes comme des arbres sauvages, qui ne produisent que des fruits amers, s’ils ne sont greffés par un bon jardinier. Il en est de même de la science & des talens, qui ne s’acquièrent que par la bonne éducation : c’est elle qui perfectionne les hommes, & les rend propres à contribuer au bonheur mutuel de la société : mais dans l’empire de la lune il est presque impossible de trouver des personnes raisonnables. Si la mode d’être savant, d’être sincère & désintéressé, pouvoit prendre chez eux, ils en seroient beaucoup plus heureux. Je suis sûr que sur le nombre prodigieux d’hommes qui se laissent gouverner par le caprice & la folie, la nature n’en a peut-être pas produit dans tout ce monde deux douzaines de raisonnables, qu’elle a répandues dans toutes les parties de cette planette. Vous jugez bien, charmante Monime, qu’il ne s’en trouve jamais dans aucun endroit une assez grande quantité pour y faire naître une mode de sciences, de vertus & de raison.


CHAPITRE VI.

Description du Château Sublime.


Le lendemain, pour satisfaire notre curiosité & diversifier en même tems nos plaisirs, Damon nous mena chez un seigneur de sa connoissance, dont la folie étoit les tableaux. Cet homme étoit un curieux qui croyoit parfaitement s’y connoître, & qui avoit dissipé la meilleure partie de ses biens pour rassembler les plus beaux ouvrages de tous les peintres de l’antiquité : cependant, quoique sa maison en fût remplie, nous n’y remarquâmes qu’un seul original, qui étoit, sans contredit, sa personne.

Damon nous proposa ensuite d’exercer notre charité en faveur d’un philosophe, dont les recherches avoient consumé tous les biens. Il nous fit monter au haut d’une maison, où nous trouvâmes dans une espèce de grenier un homme si sec & si noir, que Monime le compara à un gros charbon. Cet homme, autrefois très-riche, avoit trouvé le moyen de faire passer tous ses effets par le creuset. Les chymistes, dont il étoit encore entouré aussi gueux qu’il l’étoit devenu lui-même par leurs opérations, s’étoient néanmoins conservé assez d’empire sur son esprit, malgré leurs fourberies & leur ignorance, qu’ils l’entretenoient toujours dans la fausse idée qu’ils lui avoient inspirée, qu’il trouveroit enfin le secret du grand œuvre qui le dédommageroit amplement de la perte de tous ses biens lorsqu’il auroit la facilité de changer le cuivre en or. Nous ne vîmes chez ce pauvre imbécile d’autres meubles que fourneaux, creusets & charbon.

Dans cette même maison logeoit un poëte en grande réputation chez les Lunaires : concluez de-là ; les pointes & les pensées étoient bannies de la composition de tous ses ouvrages. Il est vrai que pour faire entendre ses idées, il employoit des phrases si singulières qu’on étoit forcé d’avouer, qu’il falloit avoir un esprit & des talens bien supérieurs pour pouvoir rassembler les vingt-quatre lettres de l’alphabeth en mille & mille façons différentes, sans rien dire. Monime ne put s’empêcher de comparer ce poëte à une grenouille fâchée, qui se mêle de profaner l’art divin d’Apollon, en croassant sans cesse aux pieds du Mont-Parnasse.

Damon qui étoit de ces petits-maîtres qui se croient très-savans, parce qu’ils ont effleuré toutes les sciences, dont ils n’ont retenu que le nom de chacune, nous mena le lendemain chez un géomètre, qui nous parut être un fou du premier ordre. Cet homme nous parla de sa science avec tant d’enthousiasme que nous ne comprîmes pas un mot à ce qu’il nous dit : il nous assura qu’il avoit trouvé la quadrature du cercle, voulut nous démontrer qu’un & deux ne sont qu’un, que la plus petite partie est aussi grande que le tout ; enfin cet homme, dont l’esprit abstrait négligeoit les connoissances terrestres pour contempler la marche des corps célestes qui environnent le globe de l’univers, ajouta que, par ses calculs, il avoit découvert que tous ses prédécesseurs s’étoient trompés dans leurs opérations sur la distance qu’il y a d’une planette à l’autre de plus d’une demi-lieue ; qu’il avoit passé plusieurs années à en calculer les différens dégrés par le moyen de l’infini, & que par ces mêmes calculs, il avoit très-exactement compté le nombre des atômes d’Epicure. Il nous débita encore mille autres découvertes à-peu-près aussi intéressantes.

Pour mettre de l’ordre dans nos observations, Damon, qui s’étoit érigé en mentor, nous conduisit chez un astronome, qui nous assura avoir fait la plus belle découverte du monde pour la sûreté de la navigation, & que personne avant lui n’avoit encore pu trouver Ce sont, nous dit-il, les longitudes. Il nous fallut essuyer un très-long discours sur l’étendue des connoissances qu’il s’étoit acquises sur tous les autres. Cet homme nous fit monter au haut de sa maison : là, dans un cabinet, où ce savant faisoit ordinairement ses observations, il nous fit voir, par le secours d’une lunette, une prodigieuse quantité d’étoiles, dont il savoit tous les noms ; il sembloit qu’il tînt un registre exact de tout ce qui se passoit dans le ciel ; toutes les destinées lui étoient connues ; mais il ignoroit la sienne qui fut, à ce que nous dit Zachiel, de se noyer dans un étang, en cherchant à découvrir une comète à grande queue qu’il avoit annoncée, & qui ne parut point. Damon voulut profiter de l’occasion pour se faire tirer son horoscope.

L’astronome, après lui avoir demandé l’heure de sa naissance, examina ses livres, les feuilleta long-tems, fit différentes figures, & lui dit avec beaucoup d’emphase, qu’il trouvoit dans les signes qui avoient présidé à sa naissance, la maison du taureau ; qu’en considérant les assiettes & les aspects de ces signes, il y voyoit clairement qu’il ne pouvoit éviter de porter le panache d’un cerf. Car, ajouta le savant, en la cinquième maison dans laquelle vous êtes né, se rencontrent tous aspects malins & en batterie, tous signes portant armes cornues, comme le bélier, le capricorne & le scorpion. Vénus & Mercure dominent sur le reste ; ce qui fait que vous serez fort heureux.

Nous fûmes ensuite chez un méchanicien, qui nous fit voir une prodigieuse quantité de bagatelles qui amusèrent infiniment Damon : cet homme nous assura avoir trouvé le mouvement perpétuel : c’étoit une espèce de pendule assez curieuse dont on voyoit tout le méchanique ; mais, malheureusement pour l’honneur de cette belle découverte, la machine s’arrêta au moment que nous étions fort attentifs à en examiner les ressorts. L’auteur de ce morceau curieux nous parut extrêmement déconcerté ; il nous assura néanmoins qu’il en voyoit le défaut, & qu’il ne s’étoit trompé que de très-peu de choses, auxquelles il lut seroit très-facile de remédier.

Le lendemain, Damon qui se faisoit presque un devoir de nous amuser, nous proposa d’aller visiter le Château Sublime, nom qui lui étoit donné pour désigner le logement de tous les gens à systêmes, & de tous les faiseurs de projets qu’on entretenoit aux dépens de l’état. Monime, curieuse d’entendre saisonner ces génies sublimes, accepta la partie.

Arrivé à ce château j’en examinai la structure, qui me parut assez baroque pour me dispenser d’en faire ici la description. Après que nous eûmes traversé une grande cour, nous rencontrâmes un homme pâle, décharné, les mains noires, le visage barbouillé, un habit très-sec, avec du linge fort sale & des yeux égarés. Cet homme nous accosta d’un air grave, & nous dit, après un discours vague, qu’il travailloit depuis plus de dix ans à inventer de nouveaux outils propres à servir dans toutes les Manufactures. Il ajouta, que par le moyen de ces outils, il prétendoit qu’un seul ouvrier pourroit faire l’ouvrage de plus d’un cent. Un autre vint nous aborder ; il nous tira à l’écart, pour nous dire confidemment qu’il avoit trouvé une nouvelle méthode très-utile à la culture des terres : cette méthode consiste à faire marcher une charrue sans le secours de bœufs ni de chevaux, en y attachant seulement un mât & des voiles qui devoient aller au gré des vents, en conduisant la charrue, de même qu’un vaisseau ; ce qui devoit être d’une grande utilité pour les citoyens, attendu l’économie qui en résulteroit ; en supprimant un grand nombre d’animaux qu’on étoit forcé d’employer à cet usage, & dont l’entretien étoit très-coûteux.

Nous entrâmes ensuite dans un cabinet, où nous vîmes un grave médecin, dont la principale étude étoit la science du gouvernement. Cet homme, renfermé dans son nouveau systême, se croyoit le seul citoyen en état de découvrir les causes de toutes les maladies d’un royaume, & le seul qui pût trouver les remèdes propres à le guérir : il prétendoit que le corps naturel & le corps politique ont entre eux une parfaite analogie ; qu’on peut traiter l’un & l’autre avec les mêmes remèdes.

Voici la méthode qu’il se proposoit, d’employer. Il faut remarquer, nous dit-il, messieurs, que ceux qui sont à la tête du gouvernement ont toujours les humeurs beaucoup plus âcres que les autres ; ce qui leur cause souvent des obstructions au cœur, leur affoiblit la tête, rend leur esprit débile, leur occasionne de fréquentes convulsions, suivies d’une faim canine, qui doit nécessairement leur causer des indigestions, jointes à une contention de nerfs dans tous leurs membres, qui les met continuellement en mouvement. Or, pour remédier à tous ces maux, je prétends leur donner des remèdes astringens, palliatifs, laxatifs, & les réitérer à chacune de leur assemblée. Ce n’est que par ce moyen qu’on peut amener l’unanimité des voix, concilier les différens avis, rendre la parole aux muets, fermer la bouche aux déclamateurs, calmer l’impétuosité des jeunes visirs, réchauffer & ranimer le sang des vieux, afin de les mettre en état de faire valoir l’autorité des loix, qui leur est confiée.

Il faudroit encore, ajouta ce docteur, que dans chacune des assemblées, après qu’on aura proposé son opinion, & qu’on l’aura appuyée des moyens les plus forts, que le souverain prît la résolution, pour le bien de l’état, de conclure à la proposition contradictoire. Damon fit compliment à ce docteur sur la vaste étendue de son nouveau systême, qu’il trouva délicieux, & ajouta qu’il en parleroit le soir même à leur souveraine.

Après avoir quitté le médecin, nous traversâmes une grande gallerie pour visiter deux académiciens occupés, depuis long-tems, à découvrir les moyens de lever de nouveaux impôts sans faire murmurer les peuples. Le projet du premier me parut assez singulier, en ce qu’il tendoit à établir une taxe, sur les vices & sur les folies des hommes. Il est certain que cette méthode, dirigée avec prudence, pourroit peut-être contribuer à rendre les hommes moins vicieux : mais, comment pouvoir se flatter d’établir des impôts, sur les défauts & sur les vices, lorsque les hommes se croyent tous parfaits dans ce monde, ainsi que dans les autres ?

Le projet de son collegue, entièrement opposé au premier, me parut beaucoup plus facile dans l’exécution. J’en trouvai l’idée si bonne, que je lui en demandai une copie, qu’il se fit un plaisir de me donner, parce qu’il flattoit sa vanité : je vais la traduire ici sans y rien changer.

Ce projet tendoit à lever un nouveau droit sur tous les sujets, qui doit être proportionné à leurs revenus, ou aux charges & dignités dont ils sont décorés ; mais cette taxe ne doit être établie que sur les vertus, les talens & les belles qualités de l’esprit & du corps : chacun des citoyens sera lui-même son juge, & l’impôt ne sera appliqué que sur les avantages qu’il conviendra lui-même avoir reçus de la nature ; sa propre déposition y mettra le prix.

Les droits les plus forts seront imposés sur les mignons de Vénus, proportionnés aux faveurs qu’ils auront reçues de la part de cette déesse : on s’en doit rapporter sur cet article, comme sur les autres, à la bonne-foi des petits-maîtres : l’esprit, la valeur, la souplesse, l’intrigue, les graces extérieures, la taille & la figure, seront prisés à la même valeur pour l’honneur, la probité, la sagesse, la modestie, la bonne-foi dans les traités ; en un mot, toutes les vertus morales ne payeront rien : les habitans de ce monde n’en font pas assez d’état pour se piquer d’y exceller. Les femmes & les filles ne doivent pas être exemptes de ces impôts : un père de famille sera obligé au payement de la taxe imposée sur ses enfans, suivant la déclaration qu’ils auront faite de leurs perfections.

Plusieurs bureaux seront établis pour l’exécution de ce projet, dans lesquels les commis préposés pour le contrôle & la recette des différentes taxes, doivent avoir les graces ou les talens annexés aux droits qu’exigent leurs postes. On croit nécessaire, pour empêcher la partialité, ou la fraude, de faire attacher sur la porte de chaque bureau un grand tarif, où tous les habitans pourront lire le prix que leur condition ou leur fortune impose aux talens, aux graces & au mérite, dont ils veulent se décorer. Par ce moyen personne ne peut être en droit de se plaindre de son sort, puisque lui-même en sera l’arbitre.

En quittant nos académiciens, nous passâmes dans une grand’salle, où étoient rangés plusieurs bachas occupés à composer de la musique. Cette salle étoit remplie de différens instrumens : à côté étoit un cabinet, dont tout le tour étoit garni de gros in-folio. On y voyoit plusieurs financiers rangés autour d’une table, tenant chacun un de ces gros livres qui renferment leurs code, leurs loix & leurs coutumes, qu’ils s’amusoient à commenter afin de les embrouiller de façon qu’ils puissent embarrasser les juges, & les forcer ensuite à suivre leurs décisions. Plusieurs autres visionnaires s’offrirent encore à notre curiosité ; mais leurs nouveaux systêmes me parurent si absurdes, que je me dispense de les rapporter.

Monime, qui ne pouvoit revenir de la folie & des extravagantes idées des savans personnages que nous venions de visiter, ne put s’empêcher d’en parler au génie. C’est ainsi, lui dit-il, que la plupart des hommes donnent dans le faux, en cherchant à s’élever au-dessus de leur sphère. Personne ne suit dans ce monde le talent qui lui est propre. Si les hommes remplissoient leurs devoirs, il n’y auroit rien de faux dans leur façon de penser, dans leur goût ni dans leur conduite : ils se montreroient tels que la nature les auroit formés; ils jugeroient des choses par les lumières de la raison ; il y auroit de la justice & de la proportion dans leurs vues & dans leurs sentimens ; leur goût serait vrai, il seroit simple ; il viendrait d’eux, ils le suivroient par choix, & non par coutume, ni par hasard. Mais, belle Monime, vous avez dû vous appercevoir que tous ces peuples semblent s’être fait un devoir de troubler l’harmonie de leur état par de fausses idées qui les éloignent insensiblement du point fixe, auquel ils auroient dû s’attacher. Personne n’a plus l’oreille assez juste pour entendre parfaitement cette cadence.

Damon fut quelques jours sans nous voir ; il les avoit passés à la cour. Il vint avec Licidas ; après une conversation assez frivole, ils proposèrent à Monime d’aller faire un tour. Elle y consentit ; & en montant dans son équipage, elle ordonna au cocher de nous conduire aux champs Elisées. Ah ! fi donc, s’écria Damon ; mais c’est pour y périr d’ennui : savez-vous bien, belle dame, qu’on ne voit plus dans cette promenade que des ames en peine ? De grace, attendez que nous soyons morts pour nous y envoyer. Vous n’avez point encore vu nos remparts ; c’est à présent dans cet endroit où se rassemble tout ce qu’il y a de grands. Pourquoi ne pas suivre la mode ? Ne voulez vous pas bien faire en notre faveur cet effort généreux ? Très-volontiers, dit Monime.

Ces remparts si vantés, sont bordés des deux côtés par différens bâtimens fort élevés. Ces bâtimens bornent la vue, & l’on ne respire dans cette promenade qu’un air infecté, produit par les immondices qu’on y porte de tous les endroits de la ville.

Ce fut néanmoins dans ce lieu aride où, dans des chars magnifiques, nous vîmes briller la femme de condition & la bourgeoise ; le marquis & le financier, qui ne se font distinguer ni par leurs armes ni par leur livrée. D’où vient ? C’est que la mode le défend ; que tous les états sont confondus, & qu’il est permis à tous les citoyens de choisir la façon qu’ils trouvent la plus agréable pour se ruiner. C’est donc sur ces fameux remparts où les lunaires se rendent en foule pour y faire admirer les peintures qui décorent leurs équipages ; c’est là où ces femmes, qu’on prendroit pour des figures de pastelle, par les différentes couleurs qui enluminent leurs visages, font briller l’éclat de leurs diamans & étalent toute l’élégance de leurs parures ; c’est-là où les hommes, couchés nonchalamment dans un vis-à-vis, font voir la richesse de leurs habits, où les mains en l’air pour les faire paroître plus blanches, & montrer en même tems de gros brillans, la finesse d’un point, dont les fleurs semblent être attachées sur rien : ces hommes aussi apprêtés que des femmes, & qui se croient plus beaux que le dieu du jour, regardent du haut de leur fatuité la simplicité d’un peuple qui les admire, & présentent aux yeux d’un spectateur raisonnable, s’il en est dans ce monde, un tableau vivant de leur folie.

Nous jettâmes nos regards sur ceux qui se promenoient à pied. Les hommes comme les femmes, ont une démarche affectée, pas cadencés & tortillés, tête au vent, nez en l’air, révérence en plongeon, souriant à des petits-maîtres, qui, une main sur la hanche, haussant une épaule, & baissant l’autre, regardent les femmes avec une lorgnette, en marmottant entre leurs dents quelques nouveaux couplets d’un vaudeville à la mode. D’autres en cheveux longs, qui descendent en pointe jusques sur les reins, n’osent donner aucuns mouvemens à leurs corps, dans la crainte de déranger un de ces cheveux, qu’ils croient, sans doute, que l’amour a attachés exprès pour captiver les femmes, qu’ils veulent bien honorer d’un de leurs regards, pourvu qu’elles se trouvent en face : car, semblables à des loups, ils ne peuvent tourner la tête, sans tourner tout le corps.


*

CHAPITRE VII.

Qui ne contient rien de nouveau.


Le génie qui s’étoit absenté pour quelques affaires qui l’avoient appellé dans un autre monde, entra un jour dans l’appartement de Monime. Ses femmes se retirèrent, & nous restâmes seuls avec lui. Ah ! mon cher Zachiel, lui dit-elle, votre absence m’a parue longue : croyez-vous qu’on puisse s’amuser sans vous dans un monde où nous n’avons encore rencontré que des fous & des imbécilles ? Ne puis-je donc avoir la satisfaction d’y voir un homme raisonnable ? De grace, avant de quitter cette planette, conduisez-nous vous-même chez quelques personnes de lettres. Le génie y consentit, & nous mena le lendemain chez un homme plein d’esprit, qui nous reçut d’un air fort affable. Il nous conduisit dans un cabinet qui étoit rempli de livres très-bien reliés, j’en pris un, qui avoit pour titre, Abrégé de l’Histoire, avec des notes, où l’on voit le commencement de la splendeur de l’empire. Curieux de le parcourir, je tombai d’abord sur l’origine des sophas & des chaises longues ; la même année les femmes du bon ton avoient pris des jupes garnies de cercles, & en augmentant l’élégance de leurs parures, elles avoient appris à se peindre le visage de plusieurs couleurs : elles avoient aussi introduit les vapeurs, qui, par succession de tems, sont passées aux hommes. Le second chapitre m’apprit en quelle année les petits-maîtres avoient inventé la variété des équipages & de leurs habits, les airs étourdis, les complimens légers, débités d’une voix traînante ; les soupirs divins, les amours d’un jour, les petites maisons, les pantins, les navets fleuris, & mille autres petites curiosités semblables. J’en visitai plusieurs, qui me parurent assez peu intéressantes, ce qui rallentit beaucoup ma curiosité. Surpris de n’y trouver que des contes de fées, plus propres à amuser des enfans, qu’à satisfaire l’esprit d’un savant : pas un seul livre de morale, pas un d’histoire, ni pas un d’instruction. Ce n’étoit que des contes, de petits romans remplis de fictions & d’hiperboles, qu’il nous assura néanmoins avoir un sens allégorique. Je ne puis concevoir, dis-je, monsieur, qu’un homme d’esprit, qu’un savant s’amuse de pareilles fadaises. N’avez-vous point ici d’auteurs plus zélés pour leurs compatriotes, qui puissent s’occuper du soin de les instruire, en leur remettant sous les yeux les plus mémorables traits, & les événemens les plus singuliers qui soient arrivés dans ce monde ? Une critique fine & légère pourroit peut-être encore faire quelque impression sur leurs esprits : lorsqu’un ridicule est bien peint, je crois qu’on doit avoir de la honte de se trouver dans le cas qu’il puisse nous être reproché. Ainsi on pourroit les corriger en les divertissant.

Vous parlez en homme sensé, dit le savant : mais dans notre monde on ne raisonne point ; on n’aime que la nouveauté ; l’inconstance naturelle qui regne parmi nous, contraint un homme de lettres à engendrer sans cesse des idées neuves. Ici on préfère le singulier au beau, l’agréable à l’utile, parce qu’il fait une impression plus vive : c’est pourquoi le ridicule domine en tout : la curiosité des lecteurs fait croître le nombre des mauvais livres. Un titre singulier est un piège pour un curieux, facile à tromper, le nom d’un auteur à la mode, en augmentant le prix. J’ai deux grands cabinets remplis de gros volumes qui n’ont été écrits que dans la vue d’éclaircir un point de mythologie ; cependant je vous défierois, quelque attention que vous apportiez à les lire, de pouvoir comprendre le sujet qui peut avoir formé la dispute, par les contrariétés qu’ils employent pour combattre leurs adversaires : enfin ce sont des livres qu’on veut produire pour animer le zèle des gens de parti.

En général, les citoyens ne sont avides que de critique, de puérilité & de misère. La plus grande partie des hommes croiroient se dégrader, s’ils s’occupoient du soin d’étudier les loix fondamentales de l’empire. On peut dire qu’ils ne connoissent non plus leurs droits & leurs priviléges, que certaines gens, la raison & la bonne-foi : philosophie & pedanterie sont pour eux deux mots synonimes ; ils méprisent souverainement toutes personnes qui en s’occupant utilement, trouvent des plaisirs plus parfaits que ceux de dormir le jour, de passer la nuit à table avec des femmes, ou d’étaler le soir, sur quelque théâtre, ou dans les chauffoirs, une figure de poupée, en y débitant machinalement nombre de polissonneries. Il semble que la nature en les formant, n’ait voulu produire qu’une espèce d’animal, qui tient moitié de l’homme, & moitié du singe, leur vie se passe sans réfléchir un seul instant ; elle n’est qu’un enchaînement de partie de débauches, dans lesquelles, sur ma parole, ils ne consultent ni le bien public, ni le leur propre. Ô, vous, monsieur, qui êtes étranger, & dont les usages diffèrent sans doute de beaucoup des nôtres, vous conviendrez avec moi, que lorsqu’on n’est point animé par les honneurs, par les louanges, ni par aucun autre motif, le cœur d’un savant s’abbat, & le desir de se distinguer ne fait plus que languir.

À quoi sert, dira un homme de lettres, le soin que je me donne de travailler sans cesse, d’épuiser ma santé par des veilles, afin de procurer l’utilité du bien public, en voulant lui faire part des connoissances que je n’acquiers que par un travail assidu, si cet injuste public fait plus de cas d’un misérable malotru, engraissé du sang de la veuve & de l’orphelin, que de tous les savans du monde ; & si par un abus déplorable, les richesses font honorer un faquin qui à peine végète, tandis que le vrai mérite ne peut rendre le même service à un honnête homme ? C’est ce qui fait qu’on ne voit ici que des gens qui cultivent avec soin le puéril talent d’arranger des mots, où il n’est parlé que de sons, de cadences & d’harmonie, comme dans un opéra, lorsqu’on doit vraisemblablement s’attendre à y trouver des choses qui répondent au titre pompeux & intéressant sous lequel on les annonce : mais ces sons sont si doux, ces mots sont ajustés les uns aux autres d’une façon si singulière, si extraordinaire, qu’il faut un talent tout particulier pour exceller dans cet art, & un encore plus admirable pour deviner ce qu’ils ont voulu dire : car il y a toute apparence de croire que ces auteurs ne se sont pas entendus eux-mêmes, sur-tout lorsqu’ils s’efforcent par leurs écrits à vouloir nous prouver que l’esprit & le jugement ne consistent que dans une certaine conformation des fibres du cerveau, qui nous portent à la science, aux talens, à la vertu, ou à la débauche. Vous voyez que, selon ces beaux génies, tout vient du hasard.

Mais demandez-leur à quoi il tenoit que vous ne fussiez né stupide ou hébêté. Presque à rien, vous diront-ils ; à une petite disposition de fibres imperceptibles ; enfin à quelque chose que l’anatomie la plus délicate ne sauroit jamais appercevoir.

C’est-à-dire, repris-je, en interrompant le savant afin de lui donner le tems de respirer & de reprendre haleine, que vos beaux esprits osent entreprendre de vous soutenir qu’il n’y a qu’eux qui puissent avoir du mérite & des talens indépendans du hasard : c’est de-là, sans doute, qu’ils tirent ce noble privilège, qui leur accorde le droit de mépriser tous les hommes : mais si auparavant de s’approprier une chose & d’en tirer vanité, ils vouloient bien s’assurer qu’elle leur appartient, il n’y auroit pas tant d’orgueil dans le monde.

Le savant nous fit passer dans un autre cabinet rempli d’excellens livres. Je pense, me dit-il, monsieur, que ceux-ci seront plus de votre goût : croiriez-vous que la plupart de nos petits-maîtres condamnent, sans les avoir jamais lus, quantité de livres de nos anciens auteurs ? C’est, disent-ils, le goût qui leur fait connoître à la première page d’un livre, que tous les savans n’étoient que des sots ; & ce goût naît en eux sans étude & sans soins : cela n’est-il pas merveilleux ? Tous se piquent d’érudition ; cependant vous avez dû remarquer que leur principale occupation est la table ; la seconde, la calomnie, & la troisième, de dire des sottises & de parler continuellement d’eux-mêmes. Au surplus, les choses qui arrivent en ce monde ne sont pas faites pour être traitées sérieusement ; il faut nécessairement que tous nos ouvrages ressemblent à des perspectives, auxquelles, on doit donner plusieurs points de vue.

À ce que je vois, dit Monime, vos traités de morale doivent être regardés ici comme des spéculations sur la sagesse, qui ne peuvent qu’ennuyer. Je me suis apperçu qu’on ne fait nul cas du mérite, & que la vertu est comptée pour rien. Il est vrai, dit le savant ; c’est aussi ce qui fait que nos auteurs les plus célèbres sont réduits à présent à ne composer que des contes allégoriques, parce que tout genre d’ouvrages plus relevés y devient suspect. Les hautes sciences sont bannies de ce monde. L’esprit toujours gêné par la crainte de déplaire à quelqu’un, on n’ose mettre ses pensées au jour, on ne se fie point à sa raison : d’où vient ? C’est que la sagesse n’est fondée que sur le tempérament, & que la nature conserve ici tous ses droits. Vous devez juger par-là combien cette raison, que les honnêtes gens chérissent, a perdu de son crédit : elle n’est donc plus en état de faire valoir son autorité, puisque les hommes ne l’estiment pas assez pour la mettre en usage ; mais on est contraint de se conformer à la mode, de louer souvent ce qui paroît ridicule. Chez nous, la dissimulation est le lien le plus étroit de nos sociétés. Comme on se trouve souvent dans la nécessité de fréquenter des gens qu’on ne sauroit ni aimer, ni estimer, l’artifice prend la place de la vérité ; la politique tient lieu de cordialité ; & la nécessité où l’on est de se mettre à l’unisson, rend ce déguisement excusable pour les personnes qui pensent différemment.

Cependant tous nos citoyens se croient heureux ; ils mettent tous leurs soins à se le persuader : mais je ne suis pas leur dupe ; pourquoi ? C’est que je ne fais consister le bonheur suprême que dans trois choses, qui sont, la vertu, la santé & le nécessaire. Qu’importe, pour être heureux, que le corps soit nourri de mets délicats, lorsque l’esprit n’est abreuvé que de fiel & d’absynthe ? Voilà en quatre mots toute ma morale : elle n’est point goûtée chez les Lunaires, parce que leurs esprits se laissent plus séduire par l’amour-propre, que persuader par la raison, & que la plupart des riches sont fourbes, tyrans présomptueux & ignorans. Monime & moi fûmes enchantés de la conversation de ce savant ; aussi étoit-il du choix du génie. Nous le quittâmes à regret en gémissant sur l’extravagance de ces peuples.

Nous prîmes congé du seigneur Damon, qui parut très-fâché de notre départ. Il fit mille instances pour nous arrêter plus long-tems ; mais le séjour que nous devions faire dans cette planette étant limité, nous fûmes contraints de partir pour visiter encore différentes provinces, dans lesquelles nous ne remarquâmes que le même esprit, le goût des modes, celui de la nouveauté est la passion dominante de ces peuples : par-tout un petit-maître veut passer pour bel esprit ; il lui suffit de critiquer, bien ou mal, toutes les pièces de théâtre, les nouveaux contes ; il étend même souvent ses connoissances jusqu’à des romans, pourvu qu’il n’y ait point de morale ; car alors il les trouve d’un insipide & d’un ennui à périr ; à peine en a-t-il lu quelques feuilles, qu’il le condamne sans retour.

On peut dire, après un mûr examen, que leur vie est aussi uniforme, que le cours du soleil. Le matin, au lever de la reine, ou dans l’anti-chambre d’un visir ; le reste de la journée, à table, au jeu ou dans les promenades. Il est encore du bel air de courir tous les spectacles en un même jour : dans l’un, c’est une actrice nouvelle qui doit paroître dans un tel acte ; dans l’autre, on veut y voir un entrechat ou un pas de deux : le reste du tems se termine en débauche dans une de leurs petites maisons. En général, on peut comparer les Lunaires à des caméléons, imitateurs serviles des vertus ou des défauts de ceux qui les gouvernent. Tristes, dévots, joueurs ou débauchés, on les voit aussitôt s’honorer de ces différens vices, semblables à de vrais automates, qu’une même machine ou les mêmes ressorts font mouvoir.

CHAPITRE VIII.

Académie des femmes savantes dans l’art d’inventer de nouvelles modes.


J’oubliois de dire qu’on a établi dans une des capitales du monde Lunaire, une académie de femmes, qui prennent le titre d’ingénieuses ; ces femmes tiennent leurs assemblées deux fois le jour, pour y traiter gravement des modes qu’elles doivent inventer. Personne ne peut s’approprier le droit d’en faire paroître aucune, si elles n’ont passé à l’examen de cette académie. Avant cette institution, les dames du bel air, & les petits-maîtres du bon ton s’étoient ingérés de faire eux-mêmes les fonctions d’ingénieux ; mais comme cela introduisoit dans la façon de se mettre, autant de variétés qu’il y a de caprices différens, & mettoit beaucoup de confusion dans les modes, parce que chacune de ces dames prétendoit donner son nom à la coëffure qu’elle avoit inventée, & aux nouveaux ajustemens dont elle s’étoit parée, pour éviter les disputes & les altercations qui arrivoient chaque jour à ce sujet, celui ou celle qui étoit alors à la tête du conseil, car je ne me souviens pas si ce fut un homme ou une femme qui institua l’académie, mais il est certain qu’elle est d’une grande utilité pour ces peuples, & qu’elle produit de grandes sommes à l’état par les taxes qu’on y a imposées ; il fut donc arrêté par un arrêt du conseil, que les modes seroient uniformes, & dureroient au moins pendant huit jours, attendu l’intérêt qu’on prenoit au joli visage, à qui tout sied, & sans aucun égard pour les autres. Il fut ordonné que toutes les femmes, & les petits-maîtres paroîtroient désormais coëffés, à peu de chose près, dans le même goût, qu’ils porteroient les mêmes parures ; permis néanmoins à chacune d’elles d’en varier les couleurs, pourvu qu’il y en eût une qui dominât tout le tems que dureroit la nouvelle mode : par ce moyen, le rose, le jonquille, la violette, le mordoré, & toutes les autres couleurs devoient régner à leur tour. Toutes ces raisons déterminèrent à créer cette académie de femmes ingénieuses, dans laquelle aucune mode ne doit passer qu’à la pluralité des voix.

On a depuis établi des écoles pour se perfectionner à des talens si utiles à la coquetterie & à l’inconstance de tous les citoyens de la Lune. C’est dans ces fameuses écoles où l’on apprend à arranger les rubans, les découpures, les assortimens, pour les nouvelles parures, les pompons, les colliers, les sultannes, les tronchines, les sacs à ouvrage qui font aussi partie de l’ajustement : & pour les hommes, des bourses en coquilles, des nœuds d’épées en doubles roses, des bourdaloux en aigrettes, & mille autres ingrédiens, qui sont l’ornement d’un petit-maître, aussi amoureux de sa figure, qu’une jolie femme. Ces écoles sont distribuées en plusieurs salles ; les unes sont pour la composition des bijoux : car il faut pour être du bon ton, que les hommes & les femmes en soient chargés comme des mulets ; on doit porter des boëtes de toutes formes, & remplies de différens tabacs, des miroirs de poche, étuis à rouge, boëtes à bonbons. La mode est actuellement de s’en présenter, & aussi des eaux de toutes espèces ; ce qui fait qu’on doit avoir plusieurs flacons. Je ne sais comment ils peuvent marcher les poches remplies de tant de brimborions, à moins que ce ne soit pour leur servir de balancier dans les promenades, & de matière de conversation dans leurs cercles.

Rien ne manque dans ces écoles pour l’utilité publique : c’est-là où l’on apprend à suppléer au désagrément des tailles difformes, où l’on étudie à fond tous les airs de visage avec l’art de faire valoir tour à tour la blonde & la brune, les nez retroussés, les visages longs, les minois chiffonnés, & de former enfin une figure du bon ton. Lorsqu’on est parvenu à ce dégré de perfection, on peut être admise à l’académie : ce sont des places qu’il faut briguer long-tems par l’immensité de bien qu’elles procurent à celles qui en sont revêtues : car je ne puis exprimer l’intérêt que prennent à leurs beautés tous les Lunaires en général, ni combien ils apportent d’attention pour se procurer de nouveaux agrémens ; rien ne leur coûte pour satisfaire leur vanité ; tout leur amour propre est renfermé dans les graces extérieures ; c’est d’elles dont ils tirent toute leur gloire : mais de chercher à acquérir des talens, à s’orner l’esprit en cultivant les sciences, à accorder des graces sans se les faire arracher, à secourir les malheureux, à rendre un cœur content, à combler une ame de joie, à prévenir d’extrêmes besoins, ou bien à y remédier, leur vanité ne s’étend pas jusques-là ; ils en sont incapables.

De tous les engagemens, celui qu’on contracte avec le moins de précaution dans tout le globe du monde Lunaire, c’est le mariage : chacun y saisit en aveugle le premier objet qui se présente ; & quelque défaut qu’il ait, pourvu qu’il soit riche, l’intérêt l’embellit ; c’est par lui seul que se forment toutes les convenances, ce n’est que lui qu’on consulte ; l’esprit, le cœur & le sentiment n’y ont aucune part. Ce rapport d’humeur, cette convenance de caractère, qui devroit faire le principal lien du mariage, y est entiérement négligé ; toutes les grandeurs consistent dans les richesses ; c’est dans ces basses maximes que la plupart des Lunaires ont attaché l’honneur.

Cependant quelques-uns de ces peuples, pour corriger en quelque façon cet abus, ont introduit parmi eux une espèce de noviciat, qu’ils font précéder de plusieurs jours les vœux solemnels : d’autres font des baux à la fin desquels il est permis aux deux parties de se séparer. On peut juger qu’ils ne s’entêtent point d’une chasteté dans laquelle certains peuples font consister tout leur bonheur : il est certain que cette vertu ne figure guère parmi eux : ils la respectent beaucoup plus qu’ils ne l’aiment, puisqu’on les voit prendre tous les jours sans aucun scrupule, des femmes qui ont déjà passé par plusieurs épreuves, pourvu néanmoins qu’elles aient eu le talent de s’enrichir ou de se faire des protecteurs, parce que les présens qu’elles exigent sont regardés comme un tribut qu’on doit à leurs faveurs.

Pour voyager plus commodément, & avec moins d’embarras, Zachiel nous fit reprendre nos figures de mouches. Nous parcourûmes ainsi différentes provinces de la Lune. Arrivés à une des extrémités de ce monde, Monime fut épouvantée de la difformité des peuples qui l’habitent, qui font un si grand contraste d’avec les autres, qu’elle demanda à Zachiel si ce n’étoit pas dans cet endroit où les génies fabriquoient leurs corps phantastiques, parce que tous ces peuples nous parurent d’abord de grosses masses de chair informes. Rien ne peut exprimer notre surprise, lorsque nous vîmes des hommes sans tête, qui n’ont par conséquent ni yeux, ni nez, ni oreilles ; des cinq sens de nature, à peine peuvent-ils jouir d’un seul, qui est, je crois, le tact. Cependant ils ont une bouche au milieu de la poitrine, qui est si prodigieusement large, qu’on la prendroit pour un four : leurs bras sont très-longs ; leurs mains grandes & toujours prêtes à recevoir ce qu’on leur offre ; des pieds semblables à ceux des ânes, dont ils ne se servent que pour faire des sauts en arrière.

Ces peuples sont nommés fibulares ; ils relèvent des lunaires ; & quoiqu’ils soient presque toujours en guerre avec eux, ils se plaisent néanmoins à les imiter en tout, & saisissent avec un soin infini toute leur folie & leur ridicule. Monime ne voulut point quitter cette partie de la lune sans assister à un bal que l’intendant de la province devoit donner à toute la noblesse. Pour y entrer avec plus de sûreté, nous nous plaçâmes sur l’épaule de l’intendant. Ce seigneur en fit l’ouverture avec la marquise de Sarabante. Cette dame sut prendre ensuite le comte d’Entrechats, qui mena après la baronne de Contredanse. Je n’ai jamais rien vu de si grotesque que cette assemblée, où tous les hommes & les femmes avoient employé les plus grands efforts de leur imagination pour se déguiser d’une façon singulière. Plusieurs d’entre eux s’étoient fait ajuster des têtes postiches, qu’ils avoient fait exactement copier sur le modèle de celles des lunaires.

Mais comme il arrive, presque toujours, dans les grandes assemblées, quelques évènemens singuliers qui amusent les uns & fait le tourment & l’humiliation des autres, celle-ci, qui étoit très-nombreuse, occasionna plusieurs disputes fort sérieutes entre les masques, dont la plupart avoient perdu leurs têtes dans la foule : ces têtes étoient de carton ; quelques-unes étoient de verre, qui, sans doute, en tombant, s’étoient cassées ; peut-être aussi avoit-on marché dessus. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on fut obligé d’apporter de grands ballais pour en rapprocher les débris, qui furent mis dans un coin, afin que chacun pût retrouver les morceaux qui lui appartenoient. Cet accident fit cesser les contredanses, & l’on ne s’entretint le reste de la nuit que des suites que pourroit avoir cet évènement, qui occasionna en effet bien des troubles, auxquels on eut beaucoup de peine à remédier, parceque toutes les affaires qui demandent de la réflexion, ou celles qui ne s’acquièrent que par l’enchaînement des idées, & ne se perfectionnent que par la raison, sont tout-à-fait hors de la portée des fibulares. Nous quittâmes l’assemblée au lever de l’aurore, & fûmes retrouver le génie, qui nous attendoit pour continuer nos voyages.

Monime, très-peu satisfaite de n’avoir remarqué dans toute l’étendue du globe de la lune, que sottises, fol orgueil, vanité, opiniâtreté, que pas de clerc, balourdises, que projets mal conçus & encore plus mal exécutés ; en général, cette planette n’est remplie que d’hommes foibles, légers, inquiets & passionnés pour de nouvelles bagatelles ; enfin des gens dont les inclinations sont basses, puériles, folles ou ridicules, qu’ils masquent néanmoins sous les noms de goût épuré, de franchise & de probité, tandis qu’on les voit tous les jours sacrifier leurs meilleurs amis à de vils intérêts, & que dans les démêlés qu’ils ont avec leurs familles, il n’y règne que de l’animosité, & de la fourberie dans leurs arrangemens ; des goûts & des liaisons que le hasard seul a formés ; des ressemblances de caractères qu’ils s’essorcent de faire passer pour une suite de réflexions sages & utiles, & mille autres choses encore, que la foiblesse, l’illusion, ou l’extrême ignorance, leur fait regarder comme belles, héroïques & éclatantes, quoiqu’au fond elles ne soient dignes que du plus souverain mépris. Ne peut-on pas comparer, dit Monime, la plupart des habitans de ce monde à des fous ou des insensés, plus dignes de pitié que de colère ? C’est donc en vain, poursuivit Monime, que je m’étois flattée que cette planette nous procureroit de l’amusement & de la satisfaction, puisqu’après l’avoir entièrement parcourue, nous n’y avons rencontré qu’un seul homme raisonnable je voudrois savoir la cause de cette disette d’hommes sensés, & pourquoi ce qui devoit naturellement m’amuser, m’a si fort ennuié. Elle est simple, dit Zachiel, puisque les personnes qui font usage de leur raison ne peuvent jamais s’amuser long-tems avec des fous, des imbécilles ou des capricieux. Ils ont beau faire, leur caractère est haï & méprisé ; ils déplaisent par toutes sortes d’endroits ; leur esprit borné, leur inconstance, leur légèreté, leurs affectations, ces gênantes politesses, ces fades complaisances, ne sauroient jamais les faire aimer. N’allez pas conclure de-là, belle Monime, que tous les hommes soient naturellement vicieux & méchans ; ceux-ci ne le sont devenus que par le besoin de satisfaire à une multitude de passions, qui sont l’ouvrage de leurs sociétés, ou le goût des modes ; celui de frivolité règne de toutes parts.

Mais ce n’est point aux habillemens somptueux, aux parures frivoles, ni aux discours étudiés, qu’on doit reconnoître les hommes ; ce n’est qu’à l’usage qu’ils osent faire de leur esprit & de leur raison. Ici l’habitude que chacun a contractée de ne jamais réfléchir sur rien, fait que le mensonge & l’erreur ont pris la place de la vérité qu’ils ont enfin rendue captive, & qui est regardée parmi ces peuples comme une malheureuse étrangère, qui ne rencontre chez eux que des disgraces & des contrariétés. Personne n’ose révéler ce qu’il pense & l’ancienne inimitié qui a toujours règné entre les talens & les richesses ne doit pas finir si-tôt. On peut dire que la sottise, entée sur le ridicule, se rencontre dans toute l’étendue de cette planète, & que ses habitans composent la nature de tout ce qui est contraire à la raison : on les voit chaque jour s’offrir en spectacles, se moquer les uns des autres en se renvoyant la censure, sans s’appercevoir qu’elle tombe sur eux-mêmes, & sans penser à réformer leurs défauts.

Vous n’avez dû remarquer, belle Monime, poursuivit le génie, qu’un assortiment de vices comiques chez ces peuples, qui entassent méthodiquement visions sur visions. Il y a quatre bonnes mères, dont ils ne reconnoissent que les enfans ; savoir, la vérité, que toutes personnes sensées se font honneur de respecter, & qui chez eux n’engendre que la haine : la prospérité y engendre l’orgueil & l’amour propre ; la sévérité, le péril ; & la familiarité, le mépris : d’où vient ? C’est qu’en se familiarisant, ils font connoître leurs défauts, & donnent à leurs inférieurs droit de comparaison ; leurs semblables, droit d’autorité ; & à leurs supérieurs, droit de châtiment. Ainsi, mes enfans, vous ne devez l’un & l’autre regarder la façon de vivre des lunaires, que comme une leçon utile qui puisse vous faire remarquer les dangers où entraînent de pareilles erreurs, afin d’éviter avec soin toute occasion d’y tomber. Il est bon de connoître le mal pour pouvoir se mettre en garde contre la sévérité des méchans & des flatteurs.

Je vois ajouta Zachiel, que rien ne doit plus nous arrêter dans ce monde ; ainsi nous pouvons à présent passer dans la planète de Mercure : mais pour y passer plus commodément, je vais vous faire entrer dans un tourbillon : ce sont les voitures dont nous nous servons pour tous les voyages que nous sommes continuellement obligés de faire dans tous les mondes possibles, où on nous appelle sans cesse pour l’utilité des peuples qui les habitent. Nous suivîmes le génie, quoiqu’un peu effrayés à l’aspect de ces tourbillons, qu’on pourroit comparer au cahos.


CHAPITRE IX.

Le Génie les fait reposer dans une Comète.


Nous n’eûmes pas le tems d’admirer mille beautés nouvelles qui s’offroient à nos regards, par la rapidité du mouvement de ces tourbillons. Il est certain que le plus léger scaramouche ne put faire en sa vie autant de culbutes que ces monstrueux tourbillons nous en firent faire en très-peu de tems par leur continuel tournoiement. Je ne conseillerois pas à des vapeuristes de s’embarquer dans de pareilles voitures. Monime & moi pensâmes y être étouffés entre deux, malgré la petitesse de nos individus, & nous eûmes besoin de toute l’adresse de Zachiel pour nous débarrasser par le peu de vuide qui les sépare. Quoi qu’en dise Descartes, qui en est l’inventeur, si j’avois eu l’avantage de le connoître lorsqu’il les composa, j’aurois pris la liberté de lui en dire mon avis. Je n’ignore pas que ces tourbillons lui ont coûté beaucoup de veilles & d’applications, quoique ses systêmes soient peu goûtés, que plusieurs même les combattent avec force, il a toujours mis sa gloire à les soutenir, & ses chers tourbillons sur lesquels les génies se mettent à califourchon pour passer avec plus de promptitude dans les différens mondes ou ils sont appellés, lui sont d’un rapport considérable par les nouvelles idées qu’ils lui fournissent chaque jour.

Zachiel s’apercevant de la foiblesse de Monime, craignit, avec raison, qu’elle ne pût résister à la violence des tourbillons : c’est pourquoi il nous fit arrêter dans une comète qui paroissoit, depuis plusieurs années, se montrer quelquefois sur la lune, mais le plus souvent sur Mercure. Descendus dans cette comète, le génie commença, pour nous fortifier, de nous frotter d’une liqueur spiritueuse, qui nous donna une nouvelle vigueur, ranima nos forces, & excita en nous des désirs de curiosité qu’il promit de satisfaire.

Zachiel après nous avoir avertis de ne nous point effrayer des choses extraordinaires qui alloient paroître à nos yeux, nous descendit dans une plaine sombre & aride. Cet endroit commença par nous inspirer de l’horreur : nous vîmes le ciel parsemé d’étoiles, qui jettoient un feu bleuâtre : la lune, qui paroissoit dans son plein ne rendoit qu’une lumière beaucoup plus pâle qu’à l’ordinaire : elle s’éclipsa enfin, & nous laissa long-tems dans une nuit affreuse. Borée, Cœcias, le bruyant Argestes & Thoucias, tous couverts de glace, de neige & de gelée s’étoient renfermés dans leur prison d’airain, & sembloient être devenus paralytiques. On n’entendoit point le doux murmure des fontaines ; elles étoient muettes ; les oiseaux avoient oublié leurs ramages ; les poissons se croyoient enchâssés dans du verre, & tous les autres animaux n’avoient de mouvement que ce qu’il leur en falloit pour trembler, & l’horreur d’un silence effroyable sembloit annoncer que la nature étoit prête d’enfanter quelque chose de terrible.

Lorsque la lune reparut, nous nous avançâmes dans cette plaine, où nous ne rencontrâmes que des chouettes, des corbeaux & d’autres oiseaux de mauvais augure : la terre n’étoit remplie que de crapauds, de serpens, de couleuvres & de grosses araignées, qui firent une si grande frayeur à Monime, qu’elle se cacha sous les aîles du génie : enfin nous ne vîmes de tous côtés que des chardons, des pavots & de la ciguë.

Au bout de cette plaine nous aperçûmes, d’un antre affreux, sortir un grand vieillard, vêtu de blanc ; il avoit le visage basanné, les sourcils longs & relevés en croissant, l’œil hagard, la barbe longue & épaisse ; un chapeau de verveine couvroit sa tête ; ses reins étoient ceints d’une large ceinture, tissue de fougère de mai, & de trefle à quatre, faite en tresses : à l’endroit du cœur on voyoit attachée sur sa robe une chauve-souris, son col portait un carcan sur lequel étoient enchâssées sept différentes pierres précieuses, dont chacune portait les caractères de la planète qui la domine. Avec cet habillement mystérieux, il portait dans la main gauche un vase fait en triangle, rempli d’eau lustrale ; dans la droite, une baguette de coudre, dont l’un des deux bouts étoit garni d’une composition mêlée des sept métaux ; l’autre servoit de manche à un petit encensoir.

Ce vieillard, après avoir baisé l’entrée de son antre, se déchaussa en prononçant certains mots mystérieux ; il s’avança ensuite en reculant sous les branches d’un vieux chêne, qui sembloit, par sa grosseur, avoir été planté à la création du monde. Sous cet arbre, nous le vîmes creuser trois cercles l’un dans l’autre, & la terre, obéissante aux ordres de ce négromancien, prenoit elle-même, en frémissant, les figures qu’il vouloit y tracer : il y grava les noms des intelligences de tous les siècles, ceux de l’année, de la saison, du mois, de la semaine, du jour, de l’heure & de la minute, avec leurs chiffres différens, qu’il plaça chacun à leur place, & les encensa tous avec des cérémonies particulières. Il posa ensuite son vase au milieu des cercles, le découvrit, mit le bout pointu de sa baguette entre ses dents, se coucha la face tournée vers l’orient & s’endormit. Pendant son sommeil, vrai ou feint, nous vîmes tomber dans le vase cinq graines de fougère.

Lorsque le vieillard fut éveillé, il les prit & en mit une dans chacune de ses oreilles ; une dans sa bouche, une autre qu’il replongea dans le vase, & jetta la cinquieme hors des cercles, mais à peine fut-elle sortie de sa main, que nous le vîmes environné de plus d’un million d’animaux de mauvais augure. Le négromancien toucha alors de sa baguette un chat-huant, un renard & une taupe, qui entrèrent aussi-tôt dans les cercles en faisant un cri abominable : il s’en saisit, leur fendit l’estomac avec un couteau de pierre, leur arracha le cœur, qu’il enveloppa chacun dans trois feuilles de laurier, & les avala en faisant quelques grimaces ; ensuite il sépara le foie qu’il pressa dans un vaisseau de figure exagone, & l’encensa ; après quoi il mêla ce sang avec l’eau lustrale dans un autre bassin, & y trempa un grand rouleau de parchemin vierge qu’il tenoit dans la main droite ; alors nous lui entendîmes faire des hurlemens affreux : il ferma les yeux, & commença ses invocations sans presque remuer les lèvres : on entendoit seulement dans sa gorge un bourdonnement qu’on eût pris pour plusieurs voix réunies ensemble, & bientôt nous le vîmes s’élever de terre de plus de six pieds, en regardant toujours attentivement l’ongle indice de sa main gauche ; son visage s’enflamma ; ses veines se grossirent ; ses cheveux s’hérissèrent il s’agita enfin en faisant différentes contorsions qui nous effrayèrent extraordinairement.

Ce vieillard, que je crus possédé de quelque malin esprit, appela du secours ; puis se relevant à plus de cent pieds de terre, il retomba sur la tête, qu’il se fendit en gémissant : il continua néanmoins de demander du secours ; mais aussi-tôt qu’il eut articulé trois paroles magiques, la terre s’entr’ouvrit ; une troupe de malins esprits en sortirent, les uns armés d’épées, d’autres de fourches & de gros bâtons ; ceux-ci de marteaux & de clous ; ceux-là de couronnes d’épines qu’ils lui enfoncèrent dans la tête, tandis que les autres s’occupoient à le percer de leurs épées, à le larder de clous dans tous les membres : d’autres enfin le frappoient de grosses bûches ; tous paroissoient s’efforcer de le mettre en pièces : mais tous ces tourmens, loin de l’affoiblir & de lui faire mal, ranimèrent ses forces, & le mirent en état de soutenir sans vaciller les affreuses secousses d’un vent épouvantable qui soufflait contre lui, tantôt par bouffées & tantôt par tourbillons : il sembloit que ce vent obstiné tâchât de le faire sortir de ses cercles ; car un instant après nous vîmes les trois ronds tourner sous lui. Il tomba ensuite une grêle rouge comme du sang avec des torrens de feux qui éblouissoient en tournant, & se divisoient par globes, dont chacun se fendoit en éclat, semblables aux coups de tonnerre.

Nous vîmes alors se répandre une lumière blanche & claire qui éloigna ce vent du fanatisme, & dissipa entièrement ces tristes météores : au milieu de cette lumière, parut un jeune homme qui avoit le pied droit sur un aigle, & l’autre sur un linx ; d’une main il tenoit un glaive tranchant, dont il frappe le magicien & tous ceux qui l’environnoient, qui tombèrent à ses pieds, & le jeune homme disparut.

Ce nécromancien fut quelque tems étourdi du coup qu’il venoit de recevoir ; mais reprenant peu à peu ses forces, nous le vîmes se sauver dans les effroyables ruines d’un vieux château, où les siècles travaillaient depuis longtems à mettre les chambres dans les caves. Monime, saisie de frayeur, ne voulut jamais y entrer, quoique le génie pût lui dire pour la rassurer. Par pitié, lui dit-elle, mon cher Zachiel, faites-nous sortir au plus vîte de cette comète, qui n’annonce que des calamités. Je serois tentée de croire que c’est l’enfer du monde de la Lune, puisqu’elle n’est remplie que de lutins & de magiciens.

Il est vrai, dit le génie, que cette comète qui paroît depuis quelques années, & qu’on voit dominer & la Lune & Mercure, ne s’est formée que des noires exhalaisons qu’elle attire de ces deux mondes ; & par l’attraction qui est entr’elle & Mercure, plusieurs des habitans de cette planète y sont enlevés avec rapidité. Leurs cerveaux vuides de sens & de raison, n’a pas assez de consistence pour les retenir ; & ces esprits, livrés au fanatisme, se laissent aisément séduire par les visions les plus grossières. La plupart ignorans ou faciles, sont portés à croire les plus grandes absurdités.

Le négromancien que vous venez de voir est celui qui les domine dans ce monde infecte ; c’est ici où il se fait craindre, révérer & obéir de tous ces pauvres imbécilles, qu’il entraîne chaque jour dans mille nouvelles extravagances. Tous sont persuadés qu’il est immortel, & le regardent comme un dieu, qui peut, quand il lui plaît, dispenser les biens, l’abondance ou la famine & la misère. Les intelligences que ce magicien a avec les esprits infernaux lui facilitent toutes les opérations extraordinaires dont vous venez d’être les témoins.

C’est par ces charmes qu’il suscite les guerres, en les allumant entre les mauvais génies qui gouvernent la Lune & Mercure : il commande aux démons d’habiter les châteaux abandonnés, de battre de différens instrumens ceux qui se présentent pour y loger ; il enseigne à se défaire de son ennemi, en se faisant une image de cire qui lui ressemble ; il fait trouver des mains de gloire à celui qui veut s’enrichir ; il distribue aux voleurs des chandelles de graisse de pendu, pour endormir maîtres, valets & chiens : il fabrique l’écu volant, & des bagues pour les coureurs, qui leur font faire cent lieues en un jour : il apprend à guérir avec des paroles magiques : il enseigne aux bergers la patenôtre du loup, & les herbes qu’ils doivent cueillir à jeûn en un certain tems de l’année : il tord le cou à ceux qui lisent dans le grimoire sans faire les cérémonies ordonnées. Lorsque les voyageurs se trouvent la nuit dans les campagnes, quand les sorciers vont au sabat, il ne leur fait paroître qu’une troupe de chats, ou les force d’aller baiser le cul du bouc ; à d’autres il leur frotte le derrière de miel, & les fait lécher par des mouches. Souvent il fait trouver dans le lit de ses favoris, des incubes ou des sucubes : il donne le cochemart, & provoque les esprits à se faire rompre, empaller, rôtir ou crucifier, larder de clous, ou de pointes de fer aiguës : il envoie des crapauds sous le seuil des bergeries ou des écuries, avec des maudissons qui font périr tous les animaux. Il donne une vertu secrète à de certaines paroles, lorsqu’elles sont récitées à rebours : il prête aux magiciens & magiciennes un démon familier qui les accompagne & les empêche de rien entreprendre qu’ils n’aient fait leur prière à monsieur Martinet, qui souvent les oblige à se revêtir d’une façon extraordinaire.

Le négromancien enseigne encore à pétrir le gâteau triangulaire en un certain jour pour rompre les forts : il guérit les malades du loup-garou, en leur donnant un coup d’épée entre les deux yeux : il fait sentir les coups aux sorciers, lorsqu’ils sont assez imprudens de se faire secourir ou frapper par des personnes qui ne sont pas initiées dans leurs mystères : il apprend aux devins la manière de tourner le sas pour faire retrouver ce qui n’est pas perdu : il excite les fées à danser toutes nues au clair de la lune, avec des postures lubriques & indécentes, pour inviter ceux qui assistent à leurs infâmes cérémonies, de participer à leurs impudicités & à leurs extravagances. Il fait courir les ardens sur les fleuves & sur les rivières pour noyer les voyageurs : il apprend la composition des brevets, des sorts, des charmes, des talismans, des miroirs magiques & de figures constellées. Il fait trouver le guy de l’an neuf, l’herbe de fourvoiement, les gamaches, l’emplâtre magnétique ; il envoie le gobelin, la mule ferrée, le roi Hugon, les hommes noirs, les femmes blanches, les lémures ; les farfadets, les larves, les lamiers, les ombres, les mânes, les spectres & les fantômes. Ce fameux négromancien est enfin connu dans la Lune & dans toute la Mercurie sous le nom de juif-errant. Le secret qu’il a acquis par sa science de la composition d’un élixir, fait avec des serpens de même espèce de celui que Tirésias frappa, lorsqu’il changea de sexe, lui donne aussi la facilité d’en changer autant de fois qu’il le juge à propos, & par conséquent celle de se produire sous différentes formes, selon qu’il les trouve plus ou moins avantageuses.

Voilà, dit Monime, de tous ces secrets, le seul que j’embitionnerois d’avoir en ma puissance. Comme je suis persuadée, mon cher Zachiel, que rien ne vous est caché, je vous supplie, lorsque nous serons de retour dans notre monde, de vouloir bien me donner une phiole de cet élixir ; le génie le lui promit, en la badinant un peu sur l’envie qu’elle témoignoit de changer de sexe.

Toutes vos plaisanteries, reprit Monime, ne sauroient me tirer de la noire mélancolie où je suis plongée depuis que nous sommes arrivés dans cette comète ; c’est pourquoi je vous prie de me faire sortir au plutôt d’un monde où l’extravagance me paroît poussée à son dernier période. Je consens, dit le génie, de vous satisfaire dans l’instant.