Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Premier Ciel/Chapitre VI

CHAPITRE VI.

Description du Château Sublime.


Le lendemain, pour satisfaire notre curiosité & diversifier en même tems nos plaisirs, Damon nous mena chez un seigneur de sa connoissance, dont la folie étoit les tableaux. Cet homme étoit un curieux qui croyoit parfaitement s’y connoître, & qui avoit dissipé la meilleure partie de ses biens pour rassembler les plus beaux ouvrages de tous les peintres de l’antiquité : cependant, quoique sa maison en fût remplie, nous n’y remarquâmes qu’un seul original, qui étoit, sans contredit, sa personne.

Damon nous proposa ensuite d’exercer notre charité en faveur d’un philosophe, dont les recherches avoient consumé tous les biens. Il nous fit monter au haut d’une maison, où nous trouvâmes dans une espèce de grenier un homme si sec & si noir, que Monime le compara à un gros charbon. Cet homme, autrefois très-riche, avoit trouvé le moyen de faire passer tous ses effets par le creuset. Les chymistes, dont il étoit encore entouré aussi gueux qu’il l’étoit devenu lui-même par leurs opérations, s’étoient néanmoins conservé assez d’empire sur son esprit, malgré leurs fourberies & leur ignorance, qu’ils l’entretenoient toujours dans la fausse idée qu’ils lui avoient inspirée, qu’il trouveroit enfin le secret du grand œuvre qui le dédommageroit amplement de la perte de tous ses biens lorsqu’il auroit la facilité de changer le cuivre en or. Nous ne vîmes chez ce pauvre imbécile d’autres meubles que fourneaux, creusets & charbon.

Dans cette même maison logeoit un poëte en grande réputation chez les Lunaires : concluez de-là ; les pointes & les pensées étoient bannies de la composition de tous ses ouvrages. Il est vrai que pour faire entendre ses idées, il employoit des phrases si singulières qu’on étoit forcé d’avouer, qu’il falloit avoir un esprit & des talens bien supérieurs pour pouvoir rassembler les vingt-quatre lettres de l’alphabeth en mille & mille façons différentes, sans rien dire. Monime ne put s’empêcher de comparer ce poëte à une grenouille fâchée, qui se mêle de profaner l’art divin d’Apollon, en croassant sans cesse aux pieds du Mont-Parnasse.

Damon qui étoit de ces petits-maîtres qui se croient très-savans, parce qu’ils ont effleuré toutes les sciences, dont ils n’ont retenu que le nom de chacune, nous mena le lendemain chez un géomètre, qui nous parut être un fou du premier ordre. Cet homme nous parla de sa science avec tant d’enthousiasme que nous ne comprîmes pas un mot à ce qu’il nous dit : il nous assura qu’il avoit trouvé la quadrature du cercle, voulut nous démontrer qu’un & deux ne sont qu’un, que la plus petite partie est aussi grande que le tout ; enfin cet homme, dont l’esprit abstrait négligeoit les connoissances terrestres pour contempler la marche des corps célestes qui environnent le globe de l’univers, ajouta que, par ses calculs, il avoit découvert que tous ses prédécesseurs s’étoient trompés dans leurs opérations sur la distance qu’il y a d’une planette à l’autre de plus d’une demi-lieue ; qu’il avoit passé plusieurs années à en calculer les différens dégrés par le moyen de l’infini, & que par ces mêmes calculs, il avoit très-exactement compté le nombre des atômes d’Epicure. Il nous débita encore mille autres découvertes à-peu-près aussi intéressantes.

Pour mettre de l’ordre dans nos observations, Damon, qui s’étoit érigé en mentor, nous conduisit chez un astronome, qui nous assura avoir fait la plus belle découverte du monde pour la sûreté de la navigation, & que personne avant lui n’avoit encore pu trouver Ce sont, nous dit-il, les longitudes. Il nous fallut essuyer un très-long discours sur l’étendue des connoissances qu’il s’étoit acquises sur tous les autres. Cet homme nous fit monter au haut de sa maison : là, dans un cabinet, où ce savant faisoit ordinairement ses observations, il nous fit voir, par le secours d’une lunette, une prodigieuse quantité d’étoiles, dont il savoit tous les noms ; il sembloit qu’il tînt un registre exact de tout ce qui se passoit dans le ciel ; toutes les destinées lui étoient connues ; mais il ignoroit la sienne qui fut, à ce que nous dit Zachiel, de se noyer dans un étang, en cherchant à découvrir une comète à grande queue qu’il avoit annoncée, & qui ne parut point. Damon voulut profiter de l’occasion pour se faire tirer son horoscope.

L’astronome, après lui avoir demandé l’heure de sa naissance, examina ses livres, les feuilleta long-tems, fit différentes figures, & lui dit avec beaucoup d’emphase, qu’il trouvoit dans les signes qui avoient présidé à sa naissance, la maison du taureau ; qu’en considérant les assiettes & les aspects de ces signes, il y voyoit clairement qu’il ne pouvoit éviter de porter le panache d’un cerf. Car, ajouta le savant, en la cinquième maison dans laquelle vous êtes né, se rencontrent tous aspects malins & en batterie, tous signes portant armes cornues, comme le bélier, le capricorne & le scorpion. Vénus & Mercure dominent sur le reste ; ce qui fait que vous serez fort heureux.

Nous fûmes ensuite chez un méchanicien, qui nous fit voir une prodigieuse quantité de bagatelles qui amusèrent infiniment Damon : cet homme nous assura avoir trouvé le mouvement perpétuel : c’étoit une espèce de pendule assez curieuse dont on voyoit tout le méchanique ; mais, malheureusement pour l’honneur de cette belle découverte, la machine s’arrêta au moment que nous étions fort attentifs à en examiner les ressorts. L’auteur de ce morceau curieux nous parut extrêmement déconcerté ; il nous assura néanmoins qu’il en voyoit le défaut, & qu’il ne s’étoit trompé que de très-peu de choses, auxquelles il lut seroit très-facile de remédier.

Le lendemain, Damon qui se faisoit presque un devoir de nous amuser, nous proposa d’aller visiter le Château Sublime, nom qui lui étoit donné pour désigner le logement de tous les gens à systêmes, & de tous les faiseurs de projets qu’on entretenoit aux dépens de l’état. Monime, curieuse d’entendre saisonner ces génies sublimes, accepta la partie.

Arrivé à ce château j’en examinai la structure, qui me parut assez baroque pour me dispenser d’en faire ici la description. Après que nous eûmes traversé une grande cour, nous rencontrâmes un homme pâle, décharné, les mains noires, le visage barbouillé, un habit très-sec, avec du linge fort sale & des yeux égarés. Cet homme nous accosta d’un air grave, & nous dit, après un discours vague, qu’il travailloit depuis plus de dix ans à inventer de nouveaux outils propres à servir dans toutes les Manufactures. Il ajouta, que par le moyen de ces outils, il prétendoit qu’un seul ouvrier pourroit faire l’ouvrage de plus d’un cent. Un autre vint nous aborder ; il nous tira à l’écart, pour nous dire confidemment qu’il avoit trouvé une nouvelle méthode très-utile à la culture des terres : cette méthode consiste à faire marcher une charrue sans le secours de bœufs ni de chevaux, en y attachant seulement un mât & des voiles qui devoient aller au gré des vents, en conduisant la charrue, de même qu’un vaisseau ; ce qui devoit être d’une grande utilité pour les citoyens, attendu l’économie qui en résulteroit ; en supprimant un grand nombre d’animaux qu’on étoit forcé d’employer à cet usage, & dont l’entretien étoit très-coûteux.

Nous entrâmes ensuite dans un cabinet, où nous vîmes un grave médecin, dont la principale étude étoit la science du gouvernement. Cet homme, renfermé dans son nouveau systême, se croyoit le seul citoyen en état de découvrir les causes de toutes les maladies d’un royaume, & le seul qui pût trouver les remèdes propres à le guérir : il prétendoit que le corps naturel & le corps politique ont entre eux une parfaite analogie ; qu’on peut traiter l’un & l’autre avec les mêmes remèdes.

Voici la méthode qu’il se proposoit, d’employer. Il faut remarquer, nous dit-il, messieurs, que ceux qui sont à la tête du gouvernement ont toujours les humeurs beaucoup plus âcres que les autres ; ce qui leur cause souvent des obstructions au cœur, leur affoiblit la tête, rend leur esprit débile, leur occasionne de fréquentes convulsions, suivies d’une faim canine, qui doit nécessairement leur causer des indigestions, jointes à une contention de nerfs dans tous leurs membres, qui les met continuellement en mouvement. Or, pour remédier à tous ces maux, je prétends leur donner des remèdes astringens, palliatifs, laxatifs, & les réitérer à chacune de leur assemblée. Ce n’est que par ce moyen qu’on peut amener l’unanimité des voix, concilier les différens avis, rendre la parole aux muets, fermer la bouche aux déclamateurs, calmer l’impétuosité des jeunes visirs, réchauffer & ranimer le sang des vieux, afin de les mettre en état de faire valoir l’autorité des loix, qui leur est confiée.

Il faudroit encore, ajouta ce docteur, que dans chacune des assemblées, après qu’on aura proposé son opinion, & qu’on l’aura appuyée des moyens les plus forts, que le souverain prît la résolution, pour le bien de l’état, de conclure à la proposition contradictoire. Damon fit compliment à ce docteur sur la vaste étendue de son nouveau systême, qu’il trouva délicieux, & ajouta qu’il en parleroit le soir même à leur souveraine.

Après avoir quitté le médecin, nous traversâmes une grande gallerie pour visiter deux académiciens occupés, depuis long-tems, à découvrir les moyens de lever de nouveaux impôts sans faire murmurer les peuples. Le projet du premier me parut assez singulier, en ce qu’il tendoit à établir une taxe, sur les vices & sur les folies des hommes. Il est certain que cette méthode, dirigée avec prudence, pourroit peut-être contribuer à rendre les hommes moins vicieux : mais, comment pouvoir se flatter d’établir des impôts, sur les défauts & sur les vices, lorsque les hommes se croyent tous parfaits dans ce monde, ainsi que dans les autres ?

Le projet de son collegue, entièrement opposé au premier, me parut beaucoup plus facile dans l’exécution. J’en trouvai l’idée si bonne, que je lui en demandai une copie, qu’il se fit un plaisir de me donner, parce qu’il flattoit sa vanité : je vais la traduire ici sans y rien changer.

Ce projet tendoit à lever un nouveau droit sur tous les sujets, qui doit être proportionné à leurs revenus, ou aux charges & dignités dont ils sont décorés ; mais cette taxe ne doit être établie que sur les vertus, les talens & les belles qualités de l’esprit & du corps : chacun des citoyens sera lui-même son juge, & l’impôt ne sera appliqué que sur les avantages qu’il conviendra lui-même avoir reçus de la nature ; sa propre déposition y mettra le prix.

Les droits les plus forts seront imposés sur les mignons de Vénus, proportionnés aux faveurs qu’ils auront reçues de la part de cette déesse : on s’en doit rapporter sur cet article, comme sur les autres, à la bonne-foi des petits-maîtres : l’esprit, la valeur, la souplesse, l’intrigue, les graces extérieures, la taille & la figure, seront prisés à la même valeur pour l’honneur, la probité, la sagesse, la modestie, la bonne-foi dans les traités ; en un mot, toutes les vertus morales ne payeront rien : les habitans de ce monde n’en font pas assez d’état pour se piquer d’y exceller. Les femmes & les filles ne doivent pas être exemptes de ces impôts : un père de famille sera obligé au payement de la taxe imposée sur ses enfans, suivant la déclaration qu’ils auront faite de leurs perfections.

Plusieurs bureaux seront établis pour l’exécution de ce projet, dans lesquels les commis préposés pour le contrôle & la recette des différentes taxes, doivent avoir les graces ou les talens annexés aux droits qu’exigent leurs postes. On croit nécessaire, pour empêcher la partialité, ou la fraude, de faire attacher sur la porte de chaque bureau un grand tarif, où tous les habitans pourront lire le prix que leur condition ou leur fortune impose aux talens, aux graces & au mérite, dont ils veulent se décorer. Par ce moyen personne ne peut être en droit de se plaindre de son sort, puisque lui-même en sera l’arbitre.

En quittant nos académiciens, nous passâmes dans une grand’salle, où étoient rangés plusieurs bachas occupés à composer de la musique. Cette salle étoit remplie de différens instrumens : à côté étoit un cabinet, dont tout le tour étoit garni de gros in-folio. On y voyoit plusieurs financiers rangés autour d’une table, tenant chacun un de ces gros livres qui renferment leurs code, leurs loix & leurs coutumes, qu’ils s’amusoient à commenter afin de les embrouiller de façon qu’ils puissent embarrasser les juges, & les forcer ensuite à suivre leurs décisions. Plusieurs autres visionnaires s’offrirent encore à notre curiosité ; mais leurs nouveaux systêmes me parurent si absurdes, que je me dispense de les rapporter.

Monime, qui ne pouvoit revenir de la folie & des extravagantes idées des savans personnages que nous venions de visiter, ne put s’empêcher d’en parler au génie. C’est ainsi, lui dit-il, que la plupart des hommes donnent dans le faux, en cherchant à s’élever au-dessus de leur sphère. Personne ne suit dans ce monde le talent qui lui est propre. Si les hommes remplissoient leurs devoirs, il n’y auroit rien de faux dans leur façon de penser, dans leur goût ni dans leur conduite : ils se montreroient tels que la nature les auroit formés; ils jugeroient des choses par les lumières de la raison ; il y auroit de la justice & de la proportion dans leurs vues & dans leurs sentimens ; leur goût serait vrai, il seroit simple ; il viendrait d’eux, ils le suivroient par choix, & non par coutume, ni par hasard. Mais, belle Monime, vous avez dû vous appercevoir que tous ces peuples semblent s’être fait un devoir de troubler l’harmonie de leur état par de fausses idées qui les éloignent insensiblement du point fixe, auquel ils auroient dû s’attacher. Personne n’a plus l’oreille assez juste pour entendre parfaitement cette cadence.

Damon fut quelques jours sans nous voir ; il les avoit passés à la cour. Il vint avec Licidas ; après une conversation assez frivole, ils proposèrent à Monime d’aller faire un tour. Elle y consentit ; & en montant dans son équipage, elle ordonna au cocher de nous conduire aux champs Elisées. Ah ! fi donc, s’écria Damon ; mais c’est pour y périr d’ennui : savez-vous bien, belle dame, qu’on ne voit plus dans cette promenade que des ames en peine ? De grace, attendez que nous soyons morts pour nous y envoyer. Vous n’avez point encore vu nos remparts ; c’est à présent dans cet endroit où se rassemble tout ce qu’il y a de grands. Pourquoi ne pas suivre la mode ? Ne voulez vous pas bien faire en notre faveur cet effort généreux ? Très-volontiers, dit Monime.

Ces remparts si vantés, sont bordés des deux côtés par différens bâtimens fort élevés. Ces bâtimens bornent la vue, & l’on ne respire dans cette promenade qu’un air infecté, produit par les immondices qu’on y porte de tous les endroits de la ville.

Ce fut néanmoins dans ce lieu aride où, dans des chars magnifiques, nous vîmes briller la femme de condition & la bourgeoise ; le marquis & le financier, qui ne se font distinguer ni par leurs armes ni par leur livrée. D’où vient ? C’est que la mode le défend ; que tous les états sont confondus, & qu’il est permis à tous les citoyens de choisir la façon qu’ils trouvent la plus agréable pour se ruiner. C’est donc sur ces fameux remparts où les lunaires se rendent en foule pour y faire admirer les peintures qui décorent leurs équipages ; c’est là où ces femmes, qu’on prendroit pour des figures de pastelle, par les différentes couleurs qui enluminent leurs visages, font briller l’éclat de leurs diamans & étalent toute l’élégance de leurs parures ; c’est-là où les hommes, couchés nonchalamment dans un vis-à-vis, font voir la richesse de leurs habits, où les mains en l’air pour les faire paroître plus blanches, & montrer en même tems de gros brillans, la finesse d’un point, dont les fleurs semblent être attachées sur rien : ces hommes aussi apprêtés que des femmes, & qui se croient plus beaux que le dieu du jour, regardent du haut de leur fatuité la simplicité d’un peuple qui les admire, & présentent aux yeux d’un spectateur raisonnable, s’il en est dans ce monde, un tableau vivant de leur folie.

Nous jettâmes nos regards sur ceux qui se promenoient à pied. Les hommes comme les femmes, ont une démarche affectée, pas cadencés & tortillés, tête au vent, nez en l’air, révérence en plongeon, souriant à des petits-maîtres, qui, une main sur la hanche, haussant une épaule, & baissant l’autre, regardent les femmes avec une lorgnette, en marmottant entre leurs dents quelques nouveaux couplets d’un vaudeville à la mode. D’autres en cheveux longs, qui descendent en pointe jusques sur les reins, n’osent donner aucuns mouvemens à leurs corps, dans la crainte de déranger un de ces cheveux, qu’ils croient, sans doute, que l’amour a attachés exprès pour captiver les femmes, qu’ils veulent bien honorer d’un de leurs regards, pourvu qu’elles se trouvent en face : car, semblables à des loups, ils ne peuvent tourner la tête, sans tourner tout le corps.


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