Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Premier Ciel/Chapitre I

PREMIER CIEL.
LA LUNE.

CHAPITRE PREMIER.

Caractère des Lunaires.


Nous partîmes enfin sur les ailes de Zachiel : à mesure que nous nous élevions dans l’air, notre terre s’appetissant par degré, ne parut bientôt plus à nos yeux qu’un point semblable à une comète. Le génie, toujours attentif à nous instruire, nous fit d'abord admirer la parfaite symétrie dans laquelle les astres sont rangés. Regardez, nous dit-il, cette voie de lait où les étoiles paroissent autant de soleils entassés sans ordre les uns sur les autres : nous en découvrîmes à droite & à gauche qui paroissoient sortir de la profondeur du firmament, que je n'appercevois encore qu’à peine. Mon imagination s’y élançoit, pour ainsi dire, afin de parcourir tous les mondes dont je me formois une idée délicieuse ; elle sembloit en même tems s’engloutir dans la vaste concavité des cieux : déja je goûtois le ravissement que produit la contemplation d’un objet qui occupe l’ame toute entière, sans cependant la fatiguer.

Le génie nous fit voir distinctement toutes les beautés que la nature a dispersées pour l’ornement de mille mondes divers : nous vîmes briller & mouvoir ces soleils qui nous parurent déployer autour d’eux le pavillon des cieux ; je crus alors que la nature, nouvellement éclose s’embellissoit de la fraîcheur du printems, afin de peindre toutes les beautés du premier jour du monde. Monime & moi fûmes saisis d’admiration à l’aspect de tant de merveilles, dont l’importance, la fécondité & la variété fixoient tour à tour notre attention. Zachiel poursuivant son vol avec plus de rapidité, nous fit traverser une partie des déserts immesurables du vuide ; ce qui excita en nous une horrible frayeur.

Lorsque nous approchâmes de cette grosse motte d’argent, que quelques anciens ont appelé le soleil des nuits, nous commençâmes à découvrir la forme de la lune qui paroît sur notre terre montrer à nos yeux tantôt une joue, tantôt un nez, d’autre côté, un œil, une oreille, ou quelquefois un gros visage entier, que sûrement notre imagination lui compose, & que nos plus fameux astronomes regardent comme des taches, qui ne sont néanmoins autre chose que des chaînes de montagnes, de gros rochers, ou de grandes villes.

Peu accoutumés à voyager dans ces hautes régions, la vivacité de l’air nous avoit presque suffoqués : nous ne respirions qu’à peine, lorsque le génie nous descendit sur une pointe de rocher, dont la cîme s’élevoit jusqu’aux nues. Après nous avoir ranimés l’un & l’autre d’un souffle divin, qui fit sur nous le même effet que la rosée du ciel, lorsqu’elle humecte une fleur fraîchement éclose, le génie nous fit admirer la fertilité des campagnes : ce monde, nous dit-il, renferme toutes les folies des autres, & il semble que tous les contraires y soient réunis. Vous y verrez régner à-la-fois la plus somptueuse opulence avec la plus déplorable misère ; la science & les talens souvent avilis ; l’ignorance & la stupidité toujours récompensées. Ils ont, sans doute, des astronomes, dit Monime, Apprenez-moi, mon cher Zachiel, ce qu’ils pensent de notre terre, & si nous avons acquis chez eux la brillante qualité d’astre ; s’il nous regardent comme un corps lumineux, & si nous paroissons à leurs yeux ce que la lune paroît aux nôtres.

Je vous en donne ma parole, reprit Zachiel, votre terre devient une planète pour la lune, de même qu’elle en est une pour vous : comme les planettes ne peuvent être lumineuses que parce qu’elles sont éclairées par le soleil, qui départ à toutes sa lumière proportionnée à leur éloignement, celle que la lune reçoit vous est renvoyée pour éclairer vos nuits, & la lumière que vous recevez directement du soleil, qui fait vos plus beaux jours, est renvoyée à son tour par la terre, afin de rendre à la lune le même service ; & quoiqu’ils ne voient pas la terre décrire un cercle autour d’eux, elle leur paroît néanmoins faire assez régulièrement ses fonctions d’astre. Je soupçonne, dit Monime, que notre terre, au lieu de se montrer aux astronomes de la lune sous la forme d’un gros visage, ne pourroit bien ne leur apparoître que sous celle d’un petit derrière, sur laquelle le nez & les yeux appliqués, ils cherchent continuellement à faire de nouvelles découvertes & de sérieuses observations, comme font les nôtres sur les taches de son visage.

Il me paroît, dit Zachiel en souriant, que l’air influe déja sur vos réflexions ; Je n’aurois pas imaginé qu’en parlant de choses aussi sérieuses, elles pussent jamais inspirer de pareilles folies. Je ne sais pourquoi vous condamnez mes réflexions, dit Monime ; elles me paroissent si naturelles ! Mais je suis docile & n’aime point la dispute ; j’abandonne donc mon systême ; & afin de ne vous plus déplaire, il faut reprendre un ton grave, pour vous supplier de m’expliquer quelle est la matière qui compose cette grande voûte du ciel. Je ne devrois pas vous répondre, dit Zachiel ; mais comme je ne veux pas que Céton porte la peine de votre extravagance, c’est à lui que je m’adresse, pour lui apprendre que quelques philosophes lunaires ont expliqué le mouvement que les corps célestes faisoient au-dessus du ciel que vous voyez, en y établissant plusieurs cieux de crystal, qui devoient imprimer le mouvement aux cieux inférieurs, en faisant passer la lumière par tous ces crystaux. En vérité, reprit Monime, je n’y tiens plus ; vous me faites une frayeur horrible ; mon cœur palpite, & mes sens se troublent lorsque je pense que si, par quelqu’accident imprévu, tous ces cieux venoient à se casser, l’univers seroit bouleversé, & les pauvres habitans de tous les mondes hachés en pièces. Rassurez-vous, dit Zachiel ; leur systême est très-faux, puisque les cieux ne sont formés que d’une matière fluide, tel que l’air ; mais comme l’empire de la lune n’est point fait pour y traiter de science ni de philosophie, je vais vous transporter au bas de cette montagne, afin de vous mettre en état d’apprendre les mœurs & les usages des lunaires.

Le génie nous descendit alors dans une plaine émaillée de fleurs, où il nous fit prendre d’autres corps phantastiques semblables aux nôtres. Des gnomes furent appellés dans ce moment pour nous servir & nous procurer toutes les choses qui pourroient nous être nécessaires. Le génie en a toujours usé ainsi dans tous les mondes que nous avons visités, en nous donnant l’intelligence des langues.

Une calêche admirable se trouva prête, nous y montâmes, & Zachiel nous fit prendre une des plus belles routes qui conduit dans l’empire des lunaires. Les chemins nous parurent fort agréables, par la variété, la beauté & la fertilité des campagnes ; j’admirois la richesse de leurs terreins, couverts des précieux dons de Cérès & de ceux de Pomone. Plus avant on voyoit des vignobles, dont les raisins prêts à mûrir, préparoient aux vignerons une abondante récolte.

Ces paysages étoient variés par des maisons de plaisance, qui, à la vérité, n’offroient à nos regards que de jolis petits châteaux de cartes. Ces maisons étoient sans profondeur ; tout étoit portes ou croisées ; mais ces croisées étoient ornées de jalousies ou de contre-vents peints les uns en bleu, d’autres en verd ou en rouge ; ce qui, au milieu des arbres, faisoit le plus joli effet du monde. Monime les prit d’abord pour des décorations de perspective que les lunaires avoient fait poser dans le dessein d’orner les routes pour sauver l’ennui aux voyageurs.

Sur la pente d’une colline, nous rencontrâmes un jeune courtisan qui alloit à une de ses terres : il étoit dans une espèce de fauteuil de filigramme que traînoit un cheval qu’il conduisoit lui-même. Surpris de la légèreté de sa voiture & de sa vîtesse de son cheval, qui me paroissoit voler comme un oiseau, je ne pus m’empêcher de demander à Zachiel pourquoi ce jeune homme s’exposoit ainsi dans une voiture, que le moindre choc pouvoit réduire en poudre ; qui peut donc l’obliger à une telle imprudence ? les habitans de ce monde sont-ils formés d’une autre matière que ceux du nôtre ? Ou bien auroient-ils assez de présomption pour se persuader que la nature en eux doit respecter son ouvrage ? Parlez, mon cher Zachiel, expliquez-moi le sujet de leur témérité. Le génie, sans me répondre, me fit voir le jeune homme culbuté, sa voiture fracassée, son cheval renversé, & le domestique qui étoit derrière, se trouva par le choc de la voiture à califourchon sur les épaules de son maître. Monime, sensible à ce malheur, fit un cri perçant, & nous engagea de le secourir.

Il fut heureux pour ce jeune homme de nous être rencontrés sur la même route. Après qu’on lui eut donné tous les secours nécessaires, Monime s’avança gracieusement pour lui témoigner la part qu’elle prenoit à fon malheur ; elle s’informa avec soin s’il n’étoit point blessé. Je suis très-sensible, madame, à vos soins obligeans ; je crois qu’à quelques petites contusions près, ma chute n’aura point de suites fâcheuses. Mais, Frontin, dit-il à son domestique, le pendant de ma boucle d’oreille s’est détaché ; il faut absolument le retrouver : donne-moi un coup de peigne : as-tu une brosse ? Mon habit est tout couvert de poudre, ma mouche est tombée, & me voilà dans un désordre à faire horreur. En vérité, madame, je suis anéanti d’être dans la nécessité de paroître en cet état devant vous : remontez, je vous en conjure, dans votre voiture. Je n’en suis descendue, monsieur, que pour vous y offrir une place, & vous conduire où vous aviez dessein d’aller. Vous me comblez, madame, vos offres sont trop précieuses pour que je puisse m’y refuser ; permettez-vous qu’on cherche seulement ma boucle d’oreille ? j’ai un intérêt singulier à la retrouver. Monsieur, dit Frontin, je ne la vois point ; mais voilà une des breloques qui pendent après la chaîne d’une de vos montres ; je ne sais si c’est celle de la gauche ou de la droite. C’étoit un petit moulin à vent très-joliment travaillé.

Ce jeune homme, qui se nommoit Damon, charmé de retrouver ce colifichet, tira avec empressement ses deux montres pour voir celle où il manquoit : nous remarquâmes qu’à la chaîne étoit attachée une infinité de petites babioles, entr’autres une girouette, une clef, un cabriolet, une truelle, des bagues, des cachets, des petits oiseaux, un singe, un more, des cassolettes, des magots, & mille autres puérilités qui semblent être les attributs de leurs caractères.

Damon tira encore un nécessaire garni de plusieurs petits flacons, remplis d’essences de différentes odeurs : il s’en fit frotter la tête, les mains, en répandit sur un mouchoir blanc, prit sa boëte à mouche, en choisit une, la posa sur son front en minaudant ; & après s’être fait peigner, frotter, essuyer & brosser, il monta dans notre voiture, où nous l’attendions ; Frontin, sur le cheval qui conduisoit le petit fauteuil que Zachiel nous dit se nommer un cabriolet, & nous prîmes la route du château de Damon.

Monime jugeant, sur la recherche exacte qu’il venait de faire faire pour une minutie, du chagrin qu’il devoit avoir de la ruine de son cabriolet, lui demanda s’il ne seroit pas possible de le rétablir ; je suis touchée de la perte de ces jolis tableaux dont il étoit orné ; ne pourroit-on point les faire servir à un autre, en les retouchant avec un nouveau vernis ? Fi donc, dit Damon, c’est une horreur, il avoit fait son tems ; vous ne croiriez peut être pas qu’il me sert depuis près d’un mois ; je n’osois même plus le faire paroître à la ville, je l’avois destiné pour mes petits voyages de campagne. Ah ! si vous voyez celui du baron de Farfadé ! il est radieux ; il parut avant-hier sur nos remparts, & fit le ravissement de toutes les personnes de goût : j’en ai commandé un qui sera délicieux.

Arrivés au château de Damon, il nous engagea avec des graces singulières de vouloir bien y passer quelques jours, en attendant qu’on nous eût préparé à la ville un appartement dans son hôtel. Vous êtes étrangers, ajouta Damon ; il seroit ridicule qu’après les obligations que je vous ai, je souffrisse que vous logiez ailleurs que chez moi ; c’est le seul moyen que je puisse trouver pour me procurer l’avantage de vous témoigner ma reconnoissance. Nous ne pûmes nous refuser à des offres si obligeantes.

J’étois enchanté de l’air ouvert de ce jeune seigneur ; il est vrai que les lunaires se laissent aisément pénétrer ; ils épuisent les efforts de l’art dans leurs tables, dans leurs meubles, dans leurs parures, dans leurs plaisirs & dans leurs fastes, sans en conserver qui puissent dérober aux yeux d’un étranger leur façon de penser : sans doute qu’ils croyent que ce n’est pas la peine de dissimuler aujourd’hui un sentiment qu’ils n’auront peut-être plus demain ; car il est certain qu’ils ont dans leur langage un ressort toujours agissant, beaucoup plus prompt que la pensée.

Pendant le séjour que nous fîmes chez le seigneur Damon nous apprîmes à le connoître ; c’étoit un de ces petits-maîtres que rien n’affecte, que le plaisir & la dissipation. Damon n’avoit d’autre emploi que celui de plaire, d’autre penchant que celui de s’amuser, ni d’autre goût que celui de la nouveauté. Il possédoit dans sa plus haute perfection ce qu’on appelle le ton de la bonne compagnie chez les lunaires, c’est-à-dire qu’il avoit autant de façons de se présenter, & autant de variété dans ses expressions, qu’il en faut dans ce monde pour ne point paroître uniforme chez les différents seigneurs qui l’admettoient dans leurs sociétés. Il joignoit à tous ces talens un répertoire de petits traits d’histoire, curieux, méchans, &, suivant ses termes, frappés au bon coin : il prétendoit être instruit de tout ce qui se passoit à la cour & à la ville, se vantoit même d’être supérieurement intrigué dans toutes ces aventures. On juge aisément qu’avec des connoissances aussi étendues, il avoit des premiers toutes les chansons, les vers, les épigrammes & les brochures nouvelles, dont il faisoit un amas indigeste, auxquelles il joignoit toutes les minuties & les bagatelles qui paroissoient, se piquant encore des plus profondes connoissances sur les modes.

Nous fûmes occupés le lendemain de notre arrivée à visiter le château de Damon, qui nous parut très-bien bâti. Monime ne pouvait se lasser d’admirer la magnificence de ses meubles, la variété de ses jardins, & la vaste étendue de son parc ; rien de si beau ne s’étoit encore offert à nos yeux. Monime crut qu’il étoit de la politesse de lui montrer combien elle étoit agréablement surprise des beautés sans nombre qu’elle y remarquoit à chaque pas. Fi donc, dit Damon en l’interrompant, on voit bien, belle dame, que vous conservez encore le goût de votre nation ; mais si tous les pays se ressembloient, ce ne seroit pas la peine de voyager. Apprenez donc qu’ici ce château a l’air tout-à-fait gothique : il est vrai que mon père le fit bâtir à grands frais ; j’y viens cependant dans le dessein de donner mes ordres pour le faire abattre. Mon architecte m’a donné un nouveau plan qui est divin & supérieurement bien imaginé ; vous allez sûrement l’applaudir lorsque je vous l’aurai expliqué. Premièrement, à la place de mon château je ferai planter de belles avenues qui abrégeront mon chemin pour me rendre à la cour, de près d’une demi-lieue ; j’en ferai bâtir un autre où sont mes parterres, dont je compte tirer aussi une avant-cour. À droite seront mes écuries ; à gauche, un bâtiment parallèle, où je logerai ma meute & mes gens. Je veux encore faire abattre tous les arbres de mon parc, pour y percer de nouvelles allées, qui donneront beaucoup plus d’étendue de vue à mes appartemens ; conséquemment il faudra changer mes meubles, qui, quoi qu’assez riches, ont entièrement perdu le goût de la nouveauté : ces desseins massifs ne sont plus de mode, on les prendroit pour des ouvrages d’orfévrerie. Mon tapissier m’a donné des idées neuves qui sont séduisantes. Vous conviendrez, lorsqu’on aura eu le plaisir de vous posséder pendant quelque tems, qu’il n’est point de pays où l’on rassemble comme ici le sublime en tout genre : chez nous tout y est de la plus parfaite excellence, tout y est miraculeux, divin ; on passe la vie au milieu des aisances, on ne roule que sur des plaisirs & sur des enchantemens : mille mains agiles & élégantes sont sans cesse occupées à travailler avec une dextérité ravissante à tout ce qui peut flatter le goût.

Monime surprise que tant d’extravagances pussent entrer dans l’esprit d’un être pensant, qui devroit faire usage de la raison qu’il a reçue du ciel, ne put s’empêcher de la montrer à Damon par un discours sensé, mais qui ne fit nulle impression sur l’ame de ce jeune seigneur, dont la pétulence & la vivacité nous le fit regarder comme un Prothée qui prend différentes formes. La fécondité de son imagination sur ses nouveaux projets, le contraste de ses passions, l’inconséquence de sa conduite, la rapidité de ses mouvemens, nous firent croire que les influences de l’air devoient agir avec beaucoup plus de force sur lui que sur les autres.

Lorsque Damon fut rétabli des contusions que lui avoit occasionné sa chûte, nous partîmes ensemble pour nous rendre dans la ville capitale. Les chemins qui conduisent à cette ville sont charmans ; des collines, des plaines & des bois en rendent la vue fort agréable. Nous entrâmes dans une belle & grande route, garnie d’un double rang d’arbres qui forment de belles avenues : tous les environs de cette ville sont ornés de beaux châteaux, avec des jardins, qui semblent avoir été dessinés par les fées, ce qui forme un spectacle délicieux. Ces jardins n’offrent à la vue que de doubles terrasses en amphithéâtres : aux côtés sont de beaux arbres taillés en parasols ou en éventails ; des treillages sculptés par main de maître ; des charmilles bien désignées, bien contournées ; de beaux boulingrins de toutes sortes de formes, des ifs taillés en dragons, en pagodes, en marmouzets, & en différentes sortes de monstres ; des parterres dont les fleurs sont renfermées dans des corbeilles de filigramme, & dans les desseins qu’ils représentent est un sable varié de plusieurs couleurs. À l’ornement de ces parterres, on a ajouté de grands vases de bronze & de belles statues de marbre : des cascades & des napes d’eaux environnent ces jolis parterres, dont la surface présente un miroir de cristal, afin d’en redoubler la vue.

Il me paroît, dis-je à Damon, que le goût règne ici de toutes parts ; ces jardins ont un coup-d’œil charmant ; mais je n’y vois rien d’utile : pour moi, au lieu de ces petits pins si bien taillés, je mettrois de bons arbres fruitiers ; au lieu de maronniers, je voudrois des noyers ; & à la place de ces tristes ifs qui couvrent les murs, on pourroit encore y mettre des espaliers. Ah ! fi donc, s’écria Damon, on n’y tient plus, ce seroit une horreur ; jamais cette folie n’est heureusement entrée dans la tête de personne ; il seroit du dernier ridicule de mettre dans des jardins ce qui se trouve à la campagne ; on ne souffre ici ni plantes ni arbrisseaux  ; on n’y veut que des fleurs de porcelaine, des fruits de marbre. Je ne vois pas, dis-je, que la folie fût si grande de pouvoir mêler l’utile à l’agréable, & je trouverois fort bon de cueillir un fruit pour me rafraîchir en me promenant. En vérité, mon très-cher, dit Damon, vos raisonnemens sont d’un gaulois qui m’excède, ils révoltent le bon goût : des arbres fruitiers dans un jardin, en cueillir, les manger ! ne vous vantez jamais de ces burlesques idées. Mais vous ne savez donc pas, mon cher milord, que pour être du bon ton, on ne doit estimer que ce qui vient de très-loin, ne seroit-ce même qu’une salade, pour lui trouver plus de goût ; on doit au moins la tirer de plus de cinquante lieues. Vous n’avez pas, à ce qu’il paroît, dit Monime, le plaisir de les manger fraîches. Aussi fraîches que votre teint, belle dame ; c’est l’affaire d’une journée.

Apprenez-moi, demandai-je à Damon, ce qui empêche que vos terres ne soient également cultivées ; j’en ai vu une quantité qui m’ont parues en friche. C’est, dit Damon, que nos paysans ont depuis longtemps senti l’abus où ils étoient autrefois, de se tenir dans leurs villages pour y travailler à la sueur de leur corps, sans pouvoir profiter du fruit de leurs travaux, tandis qu’en se produisant dans les villes, ils sont presque toujours sûrs d’y vivre dans le repos, la mollesse & la bonne chère parce qu’il est de la dignité d’un seigneur d’avoir à sa suite un très-grand nombre de domestiques qu’il entretient à grands frais, & qui la plûpart ne servent qu’à orner son antichambre ; c’est un usage établi parmi nous, que tout le monde veut imiter, aux dépens même de sa fortune. Vous voyez, mon cher milord, poursuivit Damon, qu’on est forcé par cet usage de travailler soi-même à sa ruine ; & si on n’avoit quelque talent, on seroit bientôt anéanti.

Cependant vous croiriez, à n’examiner que mon extérieur, que je suis l’homme du monde le plus heureux ; je vous avouerai néanmoins que je ne suis pas sans chagrin : ma famille me persécute sans cesse pour me fixer & choisir un état ; elle veut, conséquemment, me prescrire l’ennuyeux rôle d’homme sensé. Ce n’est pas que je ne puisse me flatter de réussir aussi-bien qu’un autre ; je suis en fonds : je vous avouerai que j’avois une inclination merveilleuse pour les sciences, mais je n’ai jamais osé m’y livrer ; je ne lis que des romans & des comédies, de peur de passer dans le monde pour un pédant. Il est vrai que l’on périroit d’ennui, s’il falloit imiter la plupart des savans qui s’épuisent sur les anciens auteurs : ces gens, tout hérissés de langues mortes, ne sauroient nous plaire. Ils ont beau fouiller laborieusement dans les sources de la science : plus habiles qu’eux, nous la trouvons toute entière dans les journaux & les dictionnaires, qu’on peut même encore se dispenser de lire, puisque nous avons le secours des almanachs, qui nous représentent toutes les sciences en mignature : ajoutez à ces ressources nos bureaux d’esprit, où on le distribue presque pour rien.

Avec cela, j’ai autant d’érudition qu’il m’en faut pour remplir les premières places ; j’ai de l’ambition, des espérances fondées sur ma naissance & mes talens ; & on se flatte d’avoir un peu de figure. Je suis très-bien en cour ; plus de vingt femmes m’y protégent, auxquelles je tâche de prouver ma profonde vénération ; & en vérité si je renonçois à des prétentions aussi sûres, mes créanciers me croiroient ruiné, je n’aurois plus de crédit. Je suis donc forcé de faire beaucoup de dépenses pour le soutenir, de jouer, de passer les nuits avec des femmes, afin de me conserver dans la faveur. Vous voyez, mon cher milord, que l’honneur m’engage à sacrifier nécessairement la plus grande partie de mes biens, pour parvenir à quelque poste considérable : & puis n’ai-je pas encore la ressource d’un mariage avantageux ? Cependant, voilà ce que le gothique bon-sens de mes vieux parents ne sauroient comprendre  : ils me font sécher d’ennui & de dégoût pour leurs antiques raisonnemens ; aussi, je tâche de m’en éloigner le plus que je puis.

Je n’aurois jamais cru, repris-je, qu’on dût être à plaindre en écoutant les conseils de la raison. Je croirois, au contraire, qu’en la prenant pour guide de nos actions, elle nous fait jouir de cette satisfaction intérieure, qui doit être la source du souverain bien. Ah ! Quelle folie, s’écria Damon ! à peine peut-on la pardonner à ces gens insipides au possible, qui se trouvent réduits par leurs ennuyeuses raisons à ne pouvoir plus vivre qu’avec eux-mêmes. Fi donc, j’aime cent fois mieux conserver mon inutilité, & être à la mode. D’ailleurs, quand je vroudrois perdre quelques momens à l’étude des loix & du gouvernement, ce serait les dérober aux plaisirs ; &, sur mon honneur, je n’en suis pas le maître ; on ne me laisse jamais à moi-même : sans cesse je suis embarrassé sur le choix des partis qu’on me propose, & je vous dirai confidemment que je suis tyrannisé des femmes ; elles s’arrachent le plaisir de me posséder.

Je vous félicite, dit Monime avec un sourire malin : d’après le récit que vous nous faites de vos bonnes fortunes, je crois qu’on peut, sans vous déplaire, vous comparer à ces nouveaux bijoux, que le caprice met à la mode, & que la curiosité fait passer de main en main pour l’examiner de plus près. Ainsi, dans ce monde, il me paroît, suivant votre relation, qu’il est à-peu-près égal d’être une jolie montre ou un joli homme : l’un & l’autre sont deux méchaniques à ressorts, très-faciles à détraquer, dont sans doute le mérite ne git que dans la forme & dans le mouvement.

Damon, loin de se fâcher de cette raillerie, fit une exclamation des plus vives. Il est inconcevable, dit-il, combien cette définition est frappante, claire & lumineuse ; cela s’appelle tenir la quintessence & l’extrait le plus subtil de toutes choses. Savez-vous, belle dame, que vous êtes adorable & que vous m’inspirez un goût très-sérieux pour vos charmes ? Mais je me réserve à vous instruire de l’impression que vous m’avez faite. Oh ! je vous en dispense, dit Monime ; vous êtes un homme trop occupé, pour entreprendre de me plaire.

Pendant qu’ils continuèrent à s’entretenir, la curiosité me fit porter la vue de tous côtés. Déja, on découvroit la ville, lorsque Zachiel me fit remarquer plusieurs maisons à demi-bâties, qui avoient été abandonnées par l’inconstance de ces peuples. Je vis des édifices à demi-élevés ; ici, c’étoit un château où il ne manquoit que la couverture ; là, on voyoit différens bâtimens qu’on démolissoit pour leur donner une forme nouvelle ; d’un autre côté, une prodigieuse quantité d’ouvriers travailloient à renverser un chemin, pour en faire un tout pareil dix pieds plus loin sur la même ligne. Cet examen nous conduisit insensiblement à la ville.