Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Premier Ciel/Chapitre II

CHAPITRE II.

Description de la Ville.


À l’entrée de cette ville est un palais dont l’architecture me parut d’un goût achevé : je fis arrêter notre équipage pour en admirer la beauté, les proportions & la symétrie. Des pilastres du plus beau marbre du monde, ornés de festons, en décorent la façade. On ne peut rien voir de plus agréable que les jardins ; leurs situations, leurs distributions, tout enfin me charmoit dans cet édifice, qui me parut digne de loger le maître du monde. Je ne doutai si majestueux ne fût le logement de la reine.

C’est sans doute ici, dis-je à Damon, le lieu où réside votre souveraine ? Vous vous trompez, reprit-il avec un sourire dédaigneux. Il est vrai que ce palais fut autrefois destiné à loger une de nos princesses ; mais comme depuis, on a négligé de le perfectionner, le goût est entièrement changé ; il n’y a que les petits appartemens qui soient de mode ; ceux-ci n’ont plus rien qui flatte : ils sont trop vastes, & manquent d’une infinité de cabinets, de petits boudoirs & de garde-robes : car, au vrai, mon cher, je ne connois que cela qui puisse former toutes les commodités dont on ne peut se passer. C’est ce qui fait qu’à présent ce vieux palais ne sert plus qu’à quelques officiers, auxquels on accorde des logemens, ainsi qu’aux ouvriers de la reine.

Plusieurs hôtels magnifiques s’offrirent encore à nos regards, & nous arrivâmes insensiblement dans celui de Damon, où la somptuosité & le nouveau goût régnoient de toutes parts ; rien n’étoit plus élégant que ses meubles, rien de mieux orné que ses cabinets, rien de plus joli que ses boudoirs, & rien de plus commode que ses garde-robes où tout étoit d’un goût recherché. Après que Damon nous eut conduit chacun dans l’appartement qu’il nous avoit destiné, il nous quitta pour aller se mettre à sa toilette, afin de se rendre au souper de la reine.

Le lendemain, Damon proposa à Monime de lui faire voir les plus beaux endroits de la ville. Charmés de sa proportion, nous nous disposâmes à l’accompagner afin de ne pas paroître tout-à-fait si neufs dans les compagnies, & de pouvoir approcher un peu du goût de la nation, en tâchant de nous y présenter sur le bon ton.

Après avoir parcouru différens quartiers, admiré les belles places dont cette ville est décorée, visité quelques-uns de leurs temples, Damon nous conduisit dans une promenade délicieuse ; plusieurs rangs de chaises en bordoient les allées, ces chaises étoient occupées parce qu’il y avoit de plus brillant dans la ville. Monime crut d’abord que cet endroit étoit destiné, pour y prononcer quelque éloquent discours en l’honneur de la folie ; c’est la déesse la plus révérée chez les lunaires ; c’est aussi à elle qu’ils consacrent leurs plus beaux jours. Prévenue de cette idée, je la vis se hâter de prendre une place au rang des personnes qui lui parurent les plus apparentes. Comment, belle dame, dit Damon, à peine sommes-nous entrés que vous voulez déjà vous asseoir ? Il le faut bien, dit Monime, pour entendre. Quoi entendre, reprit Damon ? Les conversations de toutes ces dames ? Mais vous avez raison ; elles sont quelquefois assez plaisantes, toujours spirituelles, sémillantes, badines ; elles électrisent les personnes les plus sottes & en tirent souvent des étincelles : on y apprend les nouvelles les plus intéressantes. Au surplus, ce n’est que de l’heureux contraste de la façon d’agir avec celle de penser, que naissent ces saillies pétillantes, ces écarts lumineux & cette ivresse de sentiment.

Damon, après cette tirade de bel-esprit, se mit à critiquer toutes les personnes qui passèrent devant nous ; nul ne put échapper à sa satyre : il eut le secret de leur prêter à tous des ridicules, nous apprit leurs aventures, & en moins d’une heure nous fûmes instruits de toute la chronique de la cour & de la ville. Je vous quitte pour un instant, nous dit-il en s’interrompant au milieu d’une phrase ; j’aperçois Faustine, il faut que je lui parle. Elle fut hier présente à une scène qui se passa chez le comte de Merluche, où elle s’est trouvée supérieurement intriguée. Nous le vîmes joindre à l’instant quantité de personnes, dont il venait de déchirer impitoyablement la réputation, & qu’il accabla néanmoins d’embrassades avec des démonstrations d’amitié qui nous surprirent infiniment.

Je demandai à Zachiel si Damon n’avoit pas le cerveau un peu attaqué ; Je ne puis, dis-je, concevoir l’extravagance de ce jeune homme : seroit-il possible que tous les lunaires pensassent aussi ridiculement ? Damon est un des hommes les plus raisonnables de cet empire, dit le génie ; le ridicule des lunaires se montre partout ; il est répandu dans leurs façons de penser, dans leurs ouvrages, dans leurs goûts, dans leurs modes ; ils ont un langage affecté, un ton arrogant, des manières libres & peu sérieuses ; ils s’embrassent à tout moment, se tutoyent, jurent, s’emportent : l’orgueil est leur vice ordinaire ; la nécessité de jouir du présent est leur maxime. Vous pouvez, mon cher Céton, les comparer à des décorations de théâtre, qui perdent toujours à être examinées de trop près : parce que leur esprit n’a aucune consistance, toutes leurs passions sont vives, impétueuses & passagères ; la vanité les exerce, l’inconstance les varie, & jamais la modération ne les soumet ; ils ne connoissent d’autre mesure que l’excès. Vous les verrez s’enivrer d’un succès médiocre, & se laisser abattre par le moindre revers ; mais leur légèreté & cet amour de la nouveauté, les console bientôt par des chansons ou des épigrammes. Ils ont encore la ressource de plusieurs gazettes, qui leur promettent toujours un triomphe prochain, dans les tems où ils sont en guerre ; c’est par-là qu’on voit briller la fécondité des beaux esprits de ce monde. Je ne vous dis rien de plus, afin de laisser à votre esprit & à votre pénétration le soin de développer entièrement le caractère des lunaires ; je vous recommande, sur-tout, à l’un & à l’autre, de vous observer dans vos discours ; car, pour ne se point attirer d’ennemis, on ne doit jamais s’écarter des sentimens reçus & autorisés par l’usage de tout un monde, quoiqu’ils soient même contraires à vos principes.

Damon vint nous rejoindre ; il étoit accompagné d’un jeune homme qu’il nous présenta, en nous l’annonçant sous le nom de baron de Farfadet. Je ne puis exprimer à quel degré ce baron poussoit l’impertinence, les airs ridicules, la fausse gloire, & le ton critique, si méprisable & si ordinaire chez les lunaires : la moitié de ce monde est occupée à médire de l’autre. Nous ne fûmes pas un quart-d’heure à reconnoître ses brillantes qualités.

De retour à l’hôtel de Damon, je fus très-surpris de trouver son grand salon rempli d’une nombreuse compagnie qu’il avoit invitée à souper ; comme il étoit près d’onze heures lorsque nous rentrâmes, je crus d’abord que sa pétulence les lui avoit fait oublier ; mais j’appris bientôt qu’il étoit du bel air ou du bon ton, de ne se point trouver chez soi lorsque la compagnie arrive.

Le souper annoncé, chacun présenta la main à la dame qui lui plaisoit le plus, la conduisit dans la salle à manger, & se plaça sans façon à côté d’elle ; je suivis l’exemple, & me mis auprès de Monime ; la chère étoit délicate, servie en petits plats de tout ce qu’on avoit pu trouver de plus nouveau ; c’étoit des fricassées de Chérubins, accommodées au camailleu, de petites tortures à la sauce bleue, des huîtres vertes à la giroflée, des hirondelles aux pistaches, des escargots aux roses, de sauterelles au gratin, & que sais-je encore ? car je ne puis nombrer la prodigieuse quantité des plats qui furent servis avec une propreté qu’on trouva ravissante.

Au dessert, la table fut couverte d’un parterre entre-mêlé de châteaux, de forts, de bastions & de tourelles. Tous ces petits bâtimens étoient de sucre, chacun prit plaisir à les abattre & à s’en jetter les ruines. Ils furent remplacés par d’autres sur-tout, remplis de fruits précoces que Damon faisoit venir à grands frais. Tous les convives les vantèrent à l’envi ; ils les trouvèrent divins, parfaits, merveilleux, enchantés. Pour moi, j’en entamai plusieurs que je trouvai détestables, insipides & sans aucun goût.

Lorsqu’on fut aux vins mousseux, la joie commença à se développer, & nous vîmes tout à coup éclore un torrent de propos badins, de puérilités & de bagatelles qui ne signifient rien. De l’excès de licence qui régnoit dans leurs discours, ils passèrent à des récits de nouvelles fort intéressantes : on examina une boîte émaillée dans le dernier goût, remplie de tabac à la crême. On dit que le retour des officiers leur promettoit une ample moisson d’aventures.

À propos, dit une petite-maîtresse, savez-vous que la brillante mademoiselle Pomponet vient enfin de se marier avec ce gros sénateur qui a acheté le comté de Lourdaud ? On dit qu’il a donné à ce bec sépulcral pour cinquante mille écus de diamans qui sont de la première eau. Cette femme est, sans doute, très jolie, dit un jeune officier : il faut que je lui fasse ma cour. C’est une beauté de province, reprit une précieuse, sans ame ; un mélancolique assemblage de traits, qui peuvent être assez réguliers, mais sans grace, sans physionomie, uniquement sculptée ; de ces figures honteuses qui rougissent à tous propos : ainsi je crois que, malgré l’élégance de sa parure, on aura assez de peine à en faire un visage du bon ton. Malgré cela, croiriez-vous qu’elle a déja eu plus d’une aventure ? C’est pourquoi elle auroit beaucoup mieux fait de conserver sa liberté. Pour moi, dit Damon, je trouve ce mariage des mieux assorti. Je suis de votre avis, dit Licidas, j’étois à leurs noces, & je crus voir Lucifer épouser une Gorgonne. Ces dames ont-elles vu la voiture du comte, dit une femme qui n’avoit point encore parlé ? Il faut lui en faire compliment, elle est étincelante. Il est vrai, reprit le comte, qu’elle est radieuse ; c’est un nouveau goût. Avez-vous remarqué mon vernis & les peintures ? Elles sont divines. Mais, belle baronne, qu’avez-vous ? Vous avez l’air d’un ténébreux qui me pétrifie. Faut-il aujourd’hui vous électriser pour tirer quelques étincelles de votre esprit ? Je ne suis propre à rien, dit la baronne, j’ai du noir dans l’ame & je suis d’une sottise rebutante : je n’aurois pas dû paroître ici avec une physionomie aussi tragique. Que voulez-vous ? Je cherche à me distraire d’un chagrin que je ne puis oublier : ma chienne, cette jolie petite gredine, la plus parfaite qui fût dans le monde ! Hé bien, madame, que lui est-il arrivé ? Hélas ! elle est morte ! O dieux ! belle dame, la pauvre petite bête ! quelle folie elle a faite ! Pouvoit-elle jamais être mieux ? Ah ! je veux vous en donner une autre pour vous consoler. Tenez, belle dame, vous me voyez badiner ; sur mon honneur, je suis furieux : j’avois le plus beau perroquet du royaume, qui parloit aussi-bien qu’un de nos académiciens, qui faisoit toutes mes délices : mes gens l’ont laissé mourir ; ces faquins-là ne songent à rien ; c’est un fléau que les domestiques ; ils sont insolens, libertins, & se donnent les airs de nous contrefaire en tout. Je passe aux miens toutes leurs sottises, parce qu’ils sont grands, bien faits, qu’ils ont bon air & assez d’intelligence : j’aime à me voir environné de gens d’esprit qui me conçoivent du premier mot. D’ailleurs, lorsqu’on a plus d’une affaire, il faut conséquemment un garçon un peu entendu, pour qu’il puisse nous aider à penser, afin d’éviter les quiproquo qui pourroient exciter la jalousie des femmes qui s’attachent à un jeune-homme. Pour moi j’en suis excédé ; la duchesse de Nausica, qui, depuis huit jours, s’est passionnée pour quelques talens qu’on veut bien m’accorder, voudroit me tenir sans cesse auprès d’elle, & je suis contraint de céder à l’impatience qu’elle a de me faire peindre en mignature. Il faut avoir la complaisance de prêter ma figure pendant trois heures ; c’est pour y périr : n’importe, je ne puis lui refuser cette consolation.

Monime, qu’une pareille conversation ennuyoit beaucoup, employa les charmes de son esprit pour tâcher d’y donner une face nouvelle : elle parvint enfin à la rendre brillante, aimable, pleine d’enjouemens & de saillies : rien ne se ressentit de l’indécence des premiers propos : la modestie, de concert avec l’esprit, sembloit alors dicter tous leurs discours. Les dames, animées par l’exemple de Monime, firent briller à l’envie la finesse de leurs pensées : elles y joignirent les graces d’un langage épuré ; les termes à la mode furent employés pour rendre avec plus d’énergie la légéreté de leurs idées. Les hommes, à leur tour, mirent dans ce qu’ils disoient un peu moins de fatuité. Mais cette conversation retomba bientôt dans le récit de pompeuses bagatelles, fort importunes pour des personnes qui ne sauroient s’en amuser. Après avoir débité un fatras d’inutilités, on se mit à chanter & à se louer mutuellement sur la beauté, la flexibilité ou l’étendue de sa voix.

Quoiqu’il fût plus de trois heures lorsqu’on sortit de table, il eût été du dernier ridicule de se retirer de si bonne heure : on proposa un camagnol, & une partie de la compagnie se mit au jeu. Monime & moi restâmes à causer avec Damon & Licidas. À propos, qu’est devenu le marquis, demanda Licidas ? Je ne le rencontre plus dans aucun endroit. Je m’attendois de le trouver ici : c’étoit ton ami. Fi donc, dit Damon ; que veux-tu que j’en fasse ? Il n’est plus reconnoissable. Tu ne sais donc pas qu’il a tout-à-fait perdu le ton de la bonne compagnie ? Il est devenu d’un uniforme, d’un ennuyeux ! c’est à périr, on n’y tient plus : je te dis que c’est une horreur, qu’il n’est pas présentable. La petite tonton m’assura hier qu’il donnoit à présent dans le sublime : il s’est affublé de tous les travers imaginables ; elle m’en fit le détail : c’est à l’infini. Tu ne te figurerois jamais jusqu’où il pousse l’extravagance : tu sais qu’il a quitté sa chanteuse. Hé ! non, je ne sais rien, dit Licidas. Ah ! parbleu, reprit Damon, tu as donc vécu dans le ventre d’une carpe, pour être si peu instruit des nouvelles ? Apprends donc que le Marquis, pour mettre le comble à ses ridicules, vient de payer ses dettes ; qu’il va se marier à une jeune personne sage, remplie de talens, & qu’on assure être d’une beauté miraculeuse, qu’il a choisie lui-même ; & que renfermé avec elle tous les jours, c’est-là où son ame se transporte, s’extasie, se sublimise & se divinise. Enfin, mon très-cher, c’est la seule idole à laquelle il sacrifie. Que dis-tu de cette métamorphose ? Ne la trouves-tu pas étonnante ? Ah ! finis donc, dit Licidas, tu m’excèdes : sais-tu que ton récit fait tableau ? En vérité, il faut s’anéantir sous le charme d’une narration si rapide & si radieuse. Tu es divin, mon cher, il faut que je t’embrasse. Mais en bonne-foi, crois-tu que le marquis pousse aussi loin la folie ? Si cela est, je ne crois pas qu’il ose jamais se montrer dans le grand monde.