Les Vagabonds du rail/08

Traduction par Louis Postif.
Editions Edito Service (p. 213-240).

VIII

L’ARMÉE INDUSTRIELLE DE KELLY[1]

J’eus autrefois la bonne fortune de voyager durant plusieurs semaines en compagnie d’une horde de deux mille vagabonds, connue sous le nom d’« armée industrielle de Kelly ». À travers l’Ouest sauvage et brumeux, venant directement de Californie, le général Kelly et ses héros avaient toujours réussi à capturer des trains, mais ils échouèrent en traversant le Missouri pour gagner l’Est stérile. La Compagnie de l’Est n’avait pas la moindre intention de transporter gratuitement deux mille Hoboes. En désespoir de cause, l’armée de Kelly stationna quelque temps à Council Bluffs et, le jour où je la rejoignis, exaspérée par l’attente, elle se remettait en marche pour prendre un train d’assaut.

Quel imposant spectacle ! Le général Kelly montait un superbe cheval de bataille noir, et, bannières déployées, à la musique martiale des fifres et des tambours, compagnie par compagnie, partagés en deux divisions, les deux mille vagabonds défilaient devant lui sur la route carrossable qui conduisait au petit village de Weston à une dizaine de kilomètres de là. Étant la dernière recrue, je fus incorporé dans la dernière compagnie du dernier régiment de la Seconde Division, et, de plus, dans le dernier rang de l’arrière-garde. L’armée campa à Weston, à proximité de deux lignes de chemin de fer, celle de Chicago-MilwaukeeSt-Paul et celle de Rock-Island.

Notre but était de prendre le premier train sortant de la gare, mais les employés du chemin de fer déjouèrent nos plans. Il n’y eut pas de premier train : les deux voies demeurèrent inutilisées, aucun convoi ne passa. Pendant ce temps, tandis que nous installions notre campement à proximité des lignes abandonnées, les braves bourgeois d’Omaha et de Council Bluffs se démenaient à l’envi. Ils cherchaient à pousser la populace à s’emparer d’un train en gare de Council Bluffs pour l’amener vers nous et le mettre à notre disposition. Mais les employés du chemin de fer devancèrent la foule. Le lendemain de bonne heure, une locomotive, suivie d’une seule voiture, arriva en gare et bifurqua sur une voie de garage. À ce premier signe de vie sur les rails, l’armée entière se rangea le long de la voie.

L’activité reprit instantanément sur les deux lignes à la fois. De l’Ouest, on entendit le sifflet strident et prolongé d’une locomotive qui venait vers nous. Tout le monde s’apprêtait à monter. Le train, avec un bruit de tonnerre, nous fila devant le nez à une allure foudroyante. Le vagabond n’était pas encore né qui aurait pu le prendre en marche ! Une deuxième locomotive siffla, et un autre train traversa la gare à toute vitesse, puis une autre, et ainsi de suite sans discontinuer pendant des heures. Vers la fin les convois étaient composés de voitures de passagers, de fourgons, de trucks, de vieilles locomotives réformées, de wagons postaux, de machines de secours et de tout le bric-à-brac de matériel roulant qui s’accumule dans les chantiers des grandes gares. Lorsque le chantier de Council Bluffs eut été complètement vidé, la voiture et la locomotive partirent vers l’Est et les voies furent de nouveau abandonnées.

La journée se passa, puis la suivante, sans événement. Pendant ce temps, accablés par la pluie, la grêle, le vent, les deux mille vagabonds se morfondaient près de la voie. Mais cette nuit-là, la brave population de Council joua un tour pendable aux employés du chemin de fer. Une foule immense rassemblée à Council Bluffs traversa le fleuve sur le pont d’Omaha et se joignit à une autre bande pour opérer une rafle dans les chantiers de l’Union Pacific. D’abord les gens s’emparèrent d’une locomotive, puis d’un train entier. Ils s’entassèrent dans les wagons pour repasser le Missouri et, par la ligne de Rock-Island, venir nous remettre le convoi. Les employés essayèrent bien de faire échouer l’entreprise, mais ils n’y réussirent pas, pour la plus grande frousse de l’ingénieur en chef de Weston et d’un de ses subalternes. Ces deux individus, en exécution d’ordres secrets reçus par télégramme, tentèrent de faire dérailler notre train de secours en enlevant les rails. Rendus méfiants, nous avions envoyé des patrouilles en reconnaissance sur les voies. Pris en flagrant délit de sabotage, l’ingénieur et son aide furent bientôt entourés par deux mille vagabonds furieux, prêts à les lyncher, et ne durent leur vie sauve qu’à la brusque arrivée du train.

Nous n’étions pas au bout de nos peines. Dans leur hâte, les habitants n’avaient point songé à former un train suffisamment long. Il n’y avait pas de place pour y loger deux mille hommes. Aussi la foule et les vagabonds, après avoir fraternisé, bavardé et chanté ensemble, durent se séparer : les gens de Council Bluffs remontèrent sur leur train capturé pour retourner à Omaha et, le lendemain matin, les vagabonds se mirent en route pour effectuer à pied la distance de deux cent dix kilomètres qui les séparait de Des Moines. À partir de ce moment, l’armée de Kelly ne remonta plus en chemin de fer. Les Compagnies savent ce qu’il leur en a coûté. Mais elles agissaient par principe, et, en fin de compte, elles gagnèrent à ce jeu.

Underwood, Leola, Menden, Avoca, Walnut, Marno, Atlantic, Wyoto, Anita, Adair, Adam, Casey, Stuart, Dexter, Carlham, De Soto, Van Meter, Booneville, Commerce, Valley Junction, les noms de toutes ces villes me reviennent en mémoire, tandis que je consulte la carte pour retracer notre itinéraire à travers les grasses campagnes d’Iowa. Et les fermiers hospitaliers d’Iowa ! Ils venaient au-devant de nous avec des carrioles et emmenaient nos paquets ; ils nous offraient des repas chauds à midi, au bord de la route ; des maires de confortables petites villes prononçaient des discours de bienvenue et à l’heure du départ nous souhaitaient bon voyage ; des députations de jeunes filles étaient envoyées à notre rencontre, les bons citoyens sortaient par centaines de leurs maisons, et marchaient en notre compagnie, bras dessus, bras dessous, dans les rues principales. Tout le monde était en liesse lorsque nous entrions dans les villes et chaque jour la fête recommençait, car les villes étaient nombreuses et rapprochées.

Le soir, nos campements étaient envahis par les populations entières. Chaque compagnie dressait son feu de campement et l’on s’amusait ferme autour de chaque foyer. Les cuisiniers de ma compagnie, la Compagnie L., des artistes du chant et de la danse, contribuaient énormément à notre succès. Dans un autre coin du camp, on écoutait la chorale du club de l’Allégresse : une de ses étoiles était le « Dentiste », fourni par la Compagnie L., et nous en étions très fiers. Toutes les mâchoires de l’armée avaient passé par ses pinces, et comme les extractions avaient lieu généralement à l’heure des repas, nos digestions étaient stimulées par de nombreux incidents comiques. Le dentiste ne disposait pas d’anesthésiques, mais deux ou trois d’entre nous étions toujours prêts à tenir solidement le patient.

En plus des réjouissances des compagnies et du club de l’Allégresse, nous assistions habituellement aux services religieux. Des pasteurs locaux officiaient et les sermons étaient suivis d’une grande abondance de discours politiques. On eût dit une vraie foire battant son plein. On peut tirer beaucoup de talent de deux mille vagabonds. Je me souviens que nous avions une fameuse équipe de base-ball qui se mesurait le dimanche avec l’équipe locale. Souvent nous la battions deux fois de suite.

L’année dernière, lors d’une tournée de conférences, il m’arriva de passer à Des Moines dans un Pullman, pas un « Pullman à glissières », mais un véritable wagon de luxe. Aux abords de la ville je revis la vieille forge et mon cœur se mit à bondir. C’est là, dans cette même forge, que, douze ans plus tôt, les hommes de Kelly avaient campé et juré solennellement que, leurs pieds étant meurtris, ils ne marcheraient plus. Nous avions pris possession de la forge et fait savoir aux habitants de Des Moines que si nous étions entrés à pied dans leur ville, nous ne voulions pas en sortir de la même manière. Des Moines est une cité hospitalière, mais cette fois nous étions vraiment trop exigeants. Faites ce petit calcul mental, ami lecteur : deux mille vagabonds mangeant trois substantiels repas, cela fait six mille repas par jour, quarante-deux mille par semaine, et cent soixante-huit mille pour le mois le plus court du calendrier. Cela dépassait les bornes. Nous n’avions pas un sou vaillant : à la population de se débrouiller pour nous ravitailler !

La ville était affolée. Nous flânions dans le camp, nous discutions politique, nous donnions des concerts religieux, nous arrachions des dents, jouions au base-ball, et engloutissions nos six mille repas par jour, aux frais de Des Moines. La municipalité supplia la compagnie de chemin de fer de lui venir en aide, mais celle-ci demeura inexorable ; elle avait décrété qu’elle ne nous prêterait pas de train : c’était son dernier mot. Elle ne voulait, sous aucun prétexte, créer un précédent. Cependant nous continuions à manger. La situation devenait terriblement critique. Nous voulions aller à Washington et Des Moines serait tenu d’ouvrir un emprunt pour payer nos billets, même à un tarif spécial, et, si nous séjournions plus longtemps, de recourir à un autre emprunt pour nous nourrir.

Alors un homme de génie trancha la difficulté. Nous refusions de partir à pied. Fort bien. Nous irions en bateau. De Des Moines à Keokuk, sur le Mississipi, coule le fleuve Des Moines, sur une longueur de cinq cents kilomètres. Munis d’une bonne cargaison flottante, nous pouvions naviguer, affirmait le génie local, et poursuivre notre route sur le Mississipi jusqu’à l’Ohio, et gagner Washington après un court portage par-dessus les montagnes.

La ville de Des Moines ouvrit une souscription. De généreux citoyens y participèrent pour plusieurs milliers de dollars. Du bois, des cordages, des clous et de l’étoupe pour calfater furent achetés en quantités considérables et, sur les rives du fleuve Des Moines, on inaugura un formidable chantier de constructions navales. Or, le fleuve Des Moines est un méchant cours d’eau, indûment élevé à la dignité de « fleuve ». Dans notre immense pays de l’Ouest, on appellerait ça un « ruisselet ». Les plus anciens habitants branlaient la tête en déclarant que jamais nous ne pourrions naviguer sur ce fleuve, qu’il n’y avait pas assez d’eau pour nous porter. Les autorités de Des Moines n’en avaient cure ; l’essentiel était de se débarrasser de nous ; et nous étions nous-mêmes des optimistes si gras et si prospères que nous ne nous en souciions pas davantage.

Un mercredi, le 9 mai 1894, nous nous mîmes en route pour notre colossale partie de plaisir. En somme, la ville de Des Moines s’en était aisément tirée et elle doit une statue de bronze au citoyen de génie qui l’a sortie de cette impasse. Il est vrai qu’elle dut payer nos bateaux ; nous avions absorbé soixante-six mille repas à la forge et pris avec nous douze mille repas supplémentaires pour notre ravitaillement, en prévision de la famine dans les régions désertiques. Mais songez que nous aurions pu rester onze mois à Des Moines, au lieu de onze jours ! Avant de partir, nous jurâmes de revenir si le fleuve refusait de nous porter.

C’était une excellente idée d’emmener avec nous douze mille repas, du moins selon l’avis des « débrouillards » du bateau ravitailleur ; car rapidement celui-ci s’égara et nous ne le revîmes plus.

La formation par compagnies fut complètement disloquée dès le début du voyage. Dans toutes les agglomérations d’hommes on trouve un certain pourcentage de tire-au-flanc, d’incapables, de gens ordinaires et de malins. Nous étions dix as dans notre bateau, la crème de la compagnie L. Je faisais partie de cette escouade pour deux raisons : d’abord il n’y avait pas plus habile que moi pour trouver des vivres, et ensuite, n’étais-je pas Jack-le-Matelot ? Je connaissais les bateaux et la navigation. Sans nous préoccuper des quarante camarades de la compagnie L., nous décidâmes, dès que nos provisions vinrent à manquer, de nous en procurer par nos propres moyens. Nous descendîmes donc le fleuve tout seuls, récoltant çà et là de quoi manger, dépassant tous les bateaux de la flottille, et, hélas ! je dois l’avouer, nous emparant parfois des provisions que les fermiers tenaient à la disposition de l’armée.

Pendant une grande partie de ce voyage de cinq cents kilomètres, nous fûmes en avance d’une demi-journée ou d’un jour entier sur le gros de l’armée. Ayant réussi à nous procurer quelques drapeaux américains, dès que nous approchions d’une petite ville, ou que nous apercevions un groupe de paysans sur la rive, nous hissions nos pavillons, nous nous présentions comme les fourriers et demandions à voir les vivres recueillis pour l’armée de Kelly. Illico, on nous les remettait. Il n’y avait rien de mesquin dans notre façon d’agir : jamais nous n’enlevions plus que nous ne pouvions emporter. Mais nous raflions le meilleur. Par exemple, si quelque fermier philanthrope avait fait un don de tabac d’une valeur de plusieurs dollars, nous enlevions le tout, de même le sucre, le beurre, le café et les conserves ; mais si l’on nous offrait des sacs de haricots et de farine, ou deux ou trois veaux tués, résolument nous nous abstenions et continuions notre route, non sans avoir laissé des ordres de délivrer ces denrées aux bateaux de l’intendance qui devaient nous suivre.

Dieu ! que nous vivions grassement dans cette contrée d’abondance ! En vain le général Kelly essaya-t-il de nous dépasser. Il envoya deux rameurs dans une légère barque à coque ronde, pour nous rattraper et mettre un terme à nos pirateries. Ils nous rejoignirent, en effet, mais ils étaient deux contre dix. Ils nous déclarèrent que le général leur avait ordonné de nous faire prisonniers. Devant notre refus de nous laisser emmener, ils filèrent jusqu’à la ville suivante pour réclamer l’aide des autorités. Aussitôt nous descendîmes à terre et fîmes cuire un léger souper, et, protégés par l’obscurité, nous dépassâmes la ville et sa police.

J’ai tenu un journal de cette partie du voyage, et en le relisant maintenant je retrouve une expression qui revenait sans cesse sous mon crayon : « Nourriture excellente. » Certes, nous faisions bonne chère ! Nous dédaignions même de préparer notre café avec de l’eau bouillie. Nous employions du lait pur et, si j’ai bonne mémoire, nous avions baptisé ce merveilleux breuvage du nom de « Vienne pâle ».

Tandis que nous courions en avant, écumant le meilleur des produits de ce pays, et que l’intendance était perdue, le gros de l’armée mourait de faim. J’avoue que cet état de choses était pénible pour les camarades, mais, que voulez-vous, nous étions tous les dix des individualistes, pleins d’initiative et de témérité. Nous croyions dur comme fer que la nourriture appartenait aux premiers arrivants et la « Vienne pâle » aux forts. Une fois l’armée se passa de manger pendant quarante-huit heures ; puis elle arriva dans un petit village d’environ trois cents habitants, à Red Rock. Cette localité, comme toutes celles que traversait l’armée, avait nommé un comité de défense. En comptant cinq membres par famille, le village de Red Rock comprenait soixante habitations. Son comité de défense fut terrorisé par l’irruption de deux mille vagabonds affamés qui alignèrent leurs bateaux sur deux ou trois rangs le long de la rive. Le général Kelly était un brave homme. Il n’avait nullement l’intention de pressurer les paysans. Il ne s’attendait pas à ce que soixante familles lui fournissent deux mille repas. En outre, l’armée possédait son trésor de guerre.

Mais le comité de défense de Red Rock perdit la tête. « Pas d’encouragement à l’envahisseur. » Tel était le mot d’ordre. Lorsque le général se présenta pour acheter des vivres, le comité refusa net de lui en vendre. Il ne possédait rien et n’avait que faire de l’argent du général Kelly. Alors celui-ci employa les grands moyens. Il fit sonner les clairons. L’armée quitta les bateaux et, au haut de la rive, se forma en rangs de bataille, devant le comité qui contemplait ce spectacle.

La harangue du général fut brève.

— Mes petits, dit-il, depuis quand n’avez-vous pas mangé ?

— Depuis avant-hier !

— Avez-vous faim ?

Un cri d’affirmation sortant de deux mille gosiers ébranla l’atmosphère. Puis le général se tourna vers le comité de Red Rock.

— Messieurs, comprenez bien la situation. Mes gars n’ont rien dans le ventre depuis quarante-huit heures. Si je les lâche dans votre ville, je ne réponds pas des conséquences. Ils sont à bout de patience. Je me proposais de leur acheter de la nourriture, mais vous avez refusé de m’en vendre. Ce n’est plus une prière que je vous adresse, mais un ordre. Je vous donne cinq minutes pour réfléchir. Ou bien vous abattrez six bouvillons et me livrerez quatre mille rations, ou je lâche mes hommes. Vous avez cinq minutes, Messieurs !

Les membres du comité, terrifiés, regardèrent les deux mille vagabonds affamés et se rendirent, sans plus attendre. Ils n’allaient pas risquer le pire. On tua les six jeunes bœufs et la distribution des rations commença aussitôt. L’armée put dîner ce soir-là.

En attendant, les dix individualistes forcenés conservaient leur avance et ramassaient tout ce qui s’offrait de bon à leur vue. Mais le général Kelly déjoua notre ruse. Il dépêcha des cavaliers le long de chaque berge pour mettre en garde les fermiers et les citadins contre notre arrivée. Cette mission fut admirablement remplie. Les fermiers, jusqu’ici très hospitaliers, nous firent un accueil glacial. De plus, lorsque nous nous attardions près de la rive, ils donnaient des ordres aux constables de lancer leurs chiens à nos trousses. J’en sais quelque chose. Un jour je fus surpris par deux de ces molosses devant une barrière de fils barbelés qui me séparait du fleuve. Je portais deux seaux de lait pour préparer la « Vienne pâle ». Je n’endommageai pas la clôture, mais nous dûmes boire du café plébéien préparé avec de l’eau vulgaire, et il me resta à mendigoter un nouveau pantalon. Essayez donc, aimable lecteur, d’escalader une telle barrière avec un seau de lait dans chaque main ! Depuis ce jour j’ai conservé un parti pris contre le fil de fer barbelé et je pourrais vous fournir des renseignements édifiants sur ce sujet.

Incapables de satisfaire notre appétit tant que le général Kelly enverrait ces deux cavaliers en reconnaissance devant nous, nous rejoignîmes l’armée et fomentâmes une véritable mutinerie. C’était une affaire sans importance ; néanmoins, elle désorganisa la compagnie L. de la seconde division. Le capitaine refusa de nous réintégrer dans sa compagnie, nous traita de déserteurs, de traîtres, de faux-frères et, lorsqu’il reçut de l’Intendance des rations pour la compagnie L., il défendit qu’on nous donnât désormais notre part. Décidément, ce capitaine ne savait pas apprécier la valeur de ses hommes.

Nous ne tardâmes pas à intriguer auprès du premier lieutenant. Cet officier se joignit à nous avec les dix hommes de son bateau. En retour, nous lui conférâmes le grade de capitaine de la compagnie M. Le capitaine de la compagnie L. poussa les hauts cris. Le général Kelly, le colonel Speed et le colonel Baker tombèrent sur nous. Mais notre petite compagnie de vingt hommes tint bon et, finalement, nous eûmes gain de cause.

Désormais nous nous passions de l’Intendance. Nos débrouillards soutiraient les meilleures rations aux villageois. Cependant nous n’inspirions guère confiance à notre nouveau chef. Lorsqu’il nous regardait partir, il n’était jamais sûr de nous revoir. Il appela donc un forgeron pour consolider son autorité. Celui-ci fixa deux gros anneaux de fer à la poupe de notre bateau et deux crochets correspondants à la proue du sien. Les deux bateaux furent amenés bout à bout, les crochets tombèrent dans les anneaux, et nous fûmes bel et bien amarrés. Impossible désormais de perdre notre capitaine. Mais rien ne pouvait réprimer notre esprit inventif. Avec nos liens même nous réussîmes à imaginer un stratagème qui nous permit de dépasser tous les bateaux de la flotte.

Ainsi que toutes les grandes découvertes, la nôtre était due au hasard. La première fois que nous abordâmes un tronc d’arbre dans un petit rapide, le bateau de tête fut accroché et retenu comme par une ancre, et le bateau de queue tournoya dans le courant, faisant pivoter le bateau de tête sur le tronc en dérive. J’étais au gouvernail du bateau de queue. Vainement, nous essayâmes de pousser en avant. Alors j’ordonnai aux hommes du bateau de tête de venir dans le bateau de queue. Aussitôt le premier bateau se dégagea et les hommes y retournèrent.

Après cette expérience, troncs d’arbres, récifs, hauts-fonds et bancs de sable ne nous causèrent plus aucune terreur. Dès que le bateau d’avant heurtait un obstacle, les dix hommes sautaient dans le bateau de queue. Dès que le premier bateau se dégageait, le bateau de queue se trouvait coincé à son tour. Comme des automates, les vingt hommes sautaient dans le bateau de tête, et le bateau de queue passait.

Les bateaux de l’armée se ressemblaient tous. Fabriqués en série, ils étaient plats et de forme rectangulaire, mesurant six pieds de large, dix pieds de long et un pied et demi de profondeur. Lorsque je me trouvais au gouvernail de mes deux bateaux accrochés ensemble, j’étais à la poupe d’une embarcation de vingt pieds de long, chargée de couvertures, d’ustensiles de cuisine et de notre magasin de vivres, contenant en outre vingt robustes vagabonds, qui se relayaient sans relâche aux rames et aux avirons.

Nous ne pouvions demeurer tranquilles et nous causâmes encore des ennuis au général Kelly. Il avait rappelé ses cavaliers et leur avait confié trois bateaux de police qui marchaient de front et ne permettaient à aucun autre de les devancer. La double-barque contenant la compagnie M. serrait de près les cotres des policiers. Nous les aurions aisément dépassés, mais c’eût été violer le règlement. Nous nous tenions donc à une distance respectueuse, dans l’attente des événements.

Nous savions que plus loin s’étendait une riche campagne, non encore exploitée par les vagabonds. Un bouillonnement sur l’eau, voilà tout ce que nous souhaitions. Quand nous contournions un coude du fleuve et que nous apercevions un remous à distance, nous pressentions ce qui allait se passer. Bing ! le cotre numéro un se jetait contre un récif et restait en panne. Boum ! le numéro deux l’imitait. Bang ! le numéro trois rencontrait le même sort. Naturellement notre premier bateau allait se heurter sur l’obstacle. Mais… un, deux ! les hommes du bateau d’avant sautaient dans celui de l’arrière, un, deux ! ils regagnaient celui de l’avant ; un, deux ! les hommes du bateau de queue y revenaient… et nous continuions notre route.

— Hé, là-bas ! Halte-là ! criaient les policiers.

Comment faire ? C’était la faute de ce sacré torrent ! et nous feignions de gémir tout en filant, soulevés par le courant impitoyable qui nous emportait hors de vue, jusque dans la campagne généreuse où nous ramasserions de quoi emplir notre magasin de vivres. De nouveau nous buvions de la « Vienne pâle » et nous soutenions mordicus que la nourriture appartenait au premier arrivant.

Pauvre général Kelly ! Il inaugura une nouvelle tactique. La flotte entière partit en tête, la compagnie M. de la seconde division reprenant sa vraie place dans le rang, c’est-à-dire la dernière. Dès le second jour, nous avions brouillé les cartes. Devant nous s’allongeaient quarante kilomètres de rapides, hauts-fonds, bancs de sable et récifs. À propos de cette partie de notre voyage, les vieilles gens de Des Moines avaient hoché la tête. Près de deux cents embarcations, déjà engagées avant nous dans le courant, s’étaient entassées de la façon la plus inextricable. Nous nous frayâmes un chemin dans cette flotille échouée aussi facilement qu’une salamandre passe à travers le feu. On ne pouvait éviter les rochers, les bancs de sable et les troncs d’arbres… Nous les franchîmes.

Un, deux ! un, deux ! bateau de tête, bateau de queue ! bateau de queue, bateau de tête ! Tout le monde en arrière ! Tous en avant ! et encore en arrière ! Cette nuit-là, nous campâmes seuls et le jour suivant nous flânâmes dans notre camp, tandis que les autres s’occupaient à réparer les avaries de leurs bateaux.

Impossible de mettre un frein à notre ingéniosité. Nous gréâmes un mât, hissâmes la voile (en l’espèce, des couvertures), ce qui nous permit d’accomplir en un rien de temps le trajet, alors que l’armée s’échinait pour nous rattraper. Le général Kelly, voulant avoir l’œil sur nous, eut recours à la diplomatie. Aucun bateau ne pouvait nous suivre. Nous étions, sans conteste, les plus fortes têtes qui eussent jamais descendu le fleuve de Des Moines. Les bateaux-policiers furent supprimés et on mit à notre bord le colonel Speed. Avec cet officier de valeur nous eûmes l’honneur d’arriver premiers à Keokuk, sur le Mississipi.

Général Kelly et colonel Speed, je veux, sans plus tarder, vous rendre hommage ! Vous étiez des héros, tous les deux, vous étiez des hommes ! Et je fais amende honorable pour au moins dix pour cent des ennuis que vous a causés le bateau de tête de la compagnie M.

À Keokuk, toute la flotte fut amarrée, bateau contre bateau, pour former un immense radeau. Poussés par une bonne brise pendant une journée entière, nous fûmes pris en remorque par un vapeur le long du Mississipi, jusqu’à Quincy, dans l’Illinois, où nous campâmes sur l’île de l’Oie, au milieu du fleuve.

L’idée du radeau fut abandonnée et les bateaux réunis par groupes de quatre et pontés. Quelqu’un m’ayant appris que Quincy était proportionnellement la ville la plus riche des États-Unis, je fus aussitôt pris d’une envie irrésistible d’y aller mendier. Un vrai professionnel ne pouvait réellement passer dans une localité si prometteuse sans s’y arrêter. Je traversai le fleuve pour me rendre en ville dans un tout petit canot, mais en revenant je montai dans une grande embarcation avec le produit de ma mendicité dont le poids faisait enfoncer le bateau jusqu’au plat-bord. Bien entendu, je gardai tout l’argent pour moi après avoir payé le passeur ; je fis un choix de caleçons, de chaussettes, d’habits et chemises usagés, de vestes et de grimpants ; puis, lorsque la compagnie M. eut raflé tout ce qu’elle voulait, il restait encore un paquet respectable que nous offrîmes à la compagnie L. Hélas ! j’étais jeune et prodigue à cette époque ! Je racontai mille histoires aux braves gens de Quincy et chacune d’elles était excellente ; depuis que j’écris dans les revues, j’ai souvent regretté la richesse des contes, la fécondité de mon imagination, que je galvaudai ce jour-là à Quincy, en Illinois.

Ce fut à Hanibla, dans le Missouri, que les dix invincibles se séparèrent. La dislocation se fit tout naturellement. Le chaudronnier et moi nous filâmes à l’anglaise. Le même jour, l’Écossais et Davy prirent la fuite pour l’Illinois ; Mac Avoy et le Poisson réussirent également à s’évader. Voilà pour les dix premiers ; qu’advint-il des quatre autres de la compagnie M. ? Je n’en ai jamais rien su.

Pour vous donner un échantillon de notre genre de vie sur le Rail, j’extrais la citation suivante de mon journal durant les journées qui suivirent ma désertion de l’armée de Kelly :

« Vendredi, 25 mai. Le Chaudronnier et moi nous quittons le camp dans l’île. Nous gagnons la terre sur la rive de l’Illinois dans un canot et, après dix kilomètres de marche, nous atteignons Hull sur le Wabash. Là, nous faisons la rencontre de Mac Avoy, du Poisson, de l’Écossais et de Davy, qui avaient également abandonné l’armée.

« Samedi, 26 mai. À 2 heures du matin, nous attrapons le rapide de Cannon-Ball, à l’endroit où il ralentit au passage à niveau. Scotty et Davy sont débarqués. Nous quatre nous sommes jetés au fossé sur les falaises, à soixante kilomètres de là. L’après-midi, le Poisson et Mac Avoy sautent sur un train de marchandises pendant que le Chaudronnier et moi nous parcourions la ville en quête de quelque chose à nous mettre sous la dent.

« Dimanche, 27 mai. À 3 h 21 du matin, nous rattrapons le train de Cannon-Ball, où nous trouvons Scotty et Davy sur le wagon postal. Au petit jour, nous sommes délogés à Jacksonville. Le C. et À. passe là, nous allons le prendre. Nous ne revoyons plus le Chaudronnier ; sans doute a-t-il réussi à monter sur un train de marchandises.

« Lundi, 28 mai. Pas de nouvelles du Chaudronnier. Scotty et Davy, partis pour dormir dans un coin, ne sont pas revenus à temps pour prendre le train de passagers de 3 h 30 du matin. J’arrive à Masson City (vingt-cinq mille habitants) après le lever du soleil. Le soir, je monte sur un train à bestiaux et je voyage toute la nuit.

« Mardi, 29 mai. Arrivée à Chicago à sept heures du matin… »


Longtemps après, pendant un séjour en Chine, j’appris avec chagrin que le stratagème employé par nous sur les rapides du fleuve Des Moines – le système un, deux ! un, deux ! bateau de tête, bateau de queue ! – n’était pas nouveau. Les bateliers chinois s’en servent, paraît-il, depuis des milliers d’années pour naviguer sur les cours d’eau dangereux. Tout de même, voilà une belle invention, même si la gloire ne nous en revient pas. Elle répond parfaitement à ce critérium de vérité du docteur Jordan :

« Cela fonctionne-t-il ? Y confieriez-vous votre vie ? »

  1. Vers 1890, l’Amérique traversait une crise économique aiguë. Le chômage et la misère sévissaient partout. Un nommé Kelly, soutenu financièrement par des milliers de citoyens, fit une campagne à travers le pays et enrôla une véritable armée de sans-travail qui défila dans les capitales des principaux États. Un autre « général », appelé Coxey, fit encore plus parler de lui. À Washington, ses troupes causèrent même des troubles assez graves ; un grand nombre de ses soldats furent assommés par la police. Kelly réquisitionnait d’autorité, comme on le verra plus loin, les trains de marchandises pour le transport de ses hommes. Ces manifestations populaires forcèrent le Congrès à voter, en 1892, certaines lois d’utilité publique, entre autres la construction de bonnes routes, ce qui permit d’employer des milliers de travailleurs. — N. d. T.