Les Vagabonds du rail/07

Traduction par Louis Postif.
Editions Edito Service (p. 185-211).

VII

« GOSSES DU RAIL » ET
« CHATS GAIS »

De temps à autre, dans les journaux, magazines et annuaires biographiques, je lis des articles où l’on m’apprend, en termes choisis, que si je me suis mêlé aux vagabonds, c’est afin d’étudier la sociologie. Excellente attention de la part des biographes, mais la vérité est tout autre : c’est que la vie qui débordait en moi, l’amour de l’aventure qui coulait dans mes veines, ne me laissaient aucun répit. La sociologie ne fut pour moi qu’un accident : elle vint ensuite, tout comme on se mouille la peau en faisant un plongeon dans l’eau. Je « brûlai le dur » parce que je ne pouvais faire autrement, parce que je ne possédais pas, dans mon gousset, le prix d’un billet de chemin de fer, parce qu’il me répugnait de moisir sur place, parce que, ma foi, tout simplement… parce que cela me semblait plus facile que de m’abstenir.

Je débutai dans ma ville natale, à Oakland, vers l’âge de seize ans. À cette époque j’avais déjà acquis une renommée prodigieuse dans le monde d’aventuriers où j’évoluais. On me connaissait sous le nom de « Prince des Pilleurs d’huîtres ». Il convient d’ajouter que les individus placés immédiatement en dehors de ce milieu : honnêtes matelots de la baie, caboteurs, yachtmen et propriétaires légitimes des bancs d’huîtres, me traitaient de voyou, de gouape, de voleur, de bandit, et employaient à mon égard d’autres épithètes non moins courtoises, que je prenais pour des louanges. Cette réputation ne servit qu’à augmenter le vertige où me plongeait alors ma haute situation. Plus tard, lorsque je tombai sur la fameuse phrase de Milton dans le Paradis perdu : « Mieux vaut régner en enfer que servir au ciel ! » je m’aperçus que réellement, parfois, les grands esprits se rencontrent.

Un concours fortuit de circonstances me conduisit tout droit vers ma première aventure sur les essieux. Le chômage sévissait sur les bancs d’huîtres et je me disposais à partir pour Bénicia, à soixante kilomètres de là, pour chercher quelques couvertures que j’y avais laissées. À Port Costa, non loin de Bénicia, un bateau volé était au mouillage, sous la surveillance d’un agent de police. Or ce bateau appartenait à un de mes amis, nommé Mac Crea. Whiskey Bob, un autre de mes amis, le lui avait volé et l’avait abandonné à Port Costa. (Ce pauvre Whis-key Bob ! Ce même hiver son cadavre fut ramassé sur la grève, criblé de balles par on ne sait qui !) J’avais descendu le fleuve quelque temps auparavant et appris à Dinny Mac Crea l’endroit où se trouvait son embarcation ; spontanément il m’offrit dix dollars si je la lui ramenais à Oakland.

Je m’assis sur le quai et parlai de cette proposition à Nickey-le-Grec, un autre pilleur d’huîtres sans emploi. « Allons-y », lui dis-je, et Nickey consentit à m’accompagner. Il était, ce jour-là, absolument fauché. Pour tout potage, je possédais cinquante cents et un petit esquif. Avec l’argent j’achetai des crackers[1], des boîtes de bœuf en conserve et un pot de moutarde française de dix cents. (À cette époque, nous raffolions de la moutarde française.)

Tard dans l’après-midi, nous hissâmes notre livarde et nous nous mîmes en route. Nous naviguâmes toute la nuit et, le lendemain matin, au début d’une superbe marée, poussés par un vent favorable, nous atteignions à toute allure le détroit de Carquinez et arrivions bientôt à Port Costa. Là se trouvait le bateau en question, à moins de vingt-cinq pieds du quai. Nous approchâmes et j’envoyai Nickey à l’avant pour lever l’ancre pendant que j’abattais les garcettes.

Le policier vint en courant au bord du quai et nous interpella. Soudain je me rappelai que j’avais oublié de demander à Dinny Mac Crea une autorisation par écrit pour prendre possession de son bateau. De plus, je n’ignorais pas que le constable exigerait au moins vingt-cinq dollars d’honoraires pour avoir capturé le canot et l’avoir surveillé. Or, mes derniers cinquante cents avaient été absorbés par mes récents achats de victuailles et la récompense promise par Mac Crea ne s’élevait qu’à dix dollars. J’échangeai un coup d’œil avec Nickey. Il s’exténuait à lever l’ancre, qui était à pic.

— Remonte-la vite ! lui murmurai-je.

Puis je me détournai et répondis au constable par des hurlements. Lui se mit à crier à tue-tête, nous parlions tous deux à la fois, et l’air s’emplissait d’une véritable cacophonie.

Sa voix devenant plus impérieuse, force me fut de l’écouter. Nickey s’acharnait toujours sur l’ancre, au point que je craignais un moment lui voir éclater une veine. Lorsque l’autre en eut fini de ses objurgations et menaces, je lui demandai candidement qui il était. Le temps perdu en explications permit enfin à mon compagnon de hisser l’ancre à bord. Au pied du policier une échelle descendait du quai dans l’eau, et à cette échelle était amarrée une barque munie de ses rames ; mais elle était cadenassée. La brise me caressait le visage. La marée montait. Je regardai les dernières garcettes qui retenaient la voile, promenai mes regards des drisses aux palans. Tout était en ordre. Je rejetai alors toute dissimulation.

— Amène ! hurlai-je à Nickey, puis je bondis sur les garcettes, les détachai et remerciai ma bonne étoile de ce que Whiskey Bob les eût liées en nœuds plats et non en nœuds tors.

Le policier, au bas de l’échelle, farfouillait avec sa clef dans le cadenas. L’ancre fut hissée à bord et la dernière garcette détachée au moment précis où le policier libérait son bateau et sautait sur ses rames.

— Drisse de pic ! ordonnai-je à mon équipage, tandis que je ramenais les drisses de mât. La voile se tendit sur la coulée arrière. Je tournai une manœuvre et courus vers le gouvernail.

— Force de voiles au plus près ! criai-je à Nickey qui s’actionnait de son mieux. Le policier allait atteindre l’arrière de notre bateau. Poussés par une bouffée de vent, nous filâmes au large.

Quel coup magnifique ! Si j’avais eu un pavillon, je l’eusse hissé en signe de triomphe. Debout dans son esquif et nous abreuvant d’injures, le policier fut le seul point noir de cette fête. Il pestait de ne point avoir son revolver. C’était un autre risque auquel nous n’avions pas songé. Nous étions gagnants sur toute la ligne.

Quoi qu’il en soit, nous ne lui volions pas ce bateau, puisqu’il ne lui appartenait pas. Nous le frustrions simplement de ses honoraires de surveillance, forme particulière de sa « gratte », et non pour nous-mêmes, mais en faveur de mon ami Dinny Mac Crea.

En quelques minutes nous arrivions à Bénicia, et peu après, mes couvertures étaient à bord. J’amarrai l’embarcation, à laquelle j’avais attaché mon petit canot, à l’extrémité du quai des Vapeurs d’où nous pouvions apercevoir quiconque viendrait vers nous. Qui sait ? Peut-être le policier de Port Costa téléphonerait-il à son confrère de Bénicia… Nickey et moi examinâmes la situation. Nous étions étendus sur le pont, en plein soleil, une brise fraîche nous caressait les joues et nous nous laissions bercer par les clapotis et les remous de la marée. Impossible de retourner à Oakland avant l’après-midi, à l’heure du jusant. Mais nous pensions bien que l’agent de police ouvrirait l’œil à ce moment-là sur le détroit de Carquinez. Il ne nous restait qu’à attendre la marée suivante, à deux heures du matin, et nous profiterions ainsi de l’obscurité pour filer sous le nez du cerbère.

Nous continuâmes à lézarder sur le pont, tout en grillant des cigarettes, heureux de vivre.

Je crachai par-dessus bord pour mesurer la vitesse du courant.

— Avec un pareil vent, dis-je, nous pourrions nous laisser entraîner jusqu’à Rio Visita.

— C’est la saison des fruits le long du fleuve, remarqua Nickey.

— L’eau est basse, continuai-je. C’est la meilleure époque de l’année pour se rendre à Sacramento.

Nous nous assîmes sur notre séant et nous nous interrogeâmes du regard. Le magnifique vent d’Ouest nous enivrait comme du vin. Tous deux nous crachâmes dans l’eau pour connaître la vitesse du courant. J’attribue tout ce qui va suivre à la marée et au vent favorables. Ils réveillèrent nos instincts de matelots. Sans eux toute la chaîne d’événements qui me conduisirent sur le trimard eût été brisée.

Silencieusement, nous détachâmes nos amarres et hissâmes la voile. Passons sur nos aventures en amont du fleuve Sacramento, qui ne font point partie de ce récit. Nous poussâmes jusqu’à la ville de Sacramento et fixâmes notre bateau à un quai. L’eau était si tentante que nous passâmes la plus grande partie de notre temps à nager. Sur un banc de sable, au-dessus du pont du chemin de fer, nous rencontrâmes un groupe de jeunes nageurs. Entre deux coupes nous nous allongeâmes sur la berge pour les entendre bavarder. Ils avaient un parler tout à fait différent de celui des aventuriers que j’avais hantés jusqu’alors. C’étaient des « gosses du rail ». Je buvais leurs paroles et l’envie de les suivre s’emparait de moi impérieusement.

— Quand j’étais à Alabama, disait l’un… Sur le C. et À. il n’y a pas de marchepieds aux wagons, continuait un autre. Un troisième reprenait : cette aventure se passait dans une petite ville de l’Ohio, sur la ligne Lake Shore and Michigan Southern. Puis un autre : as-tu jamais escaladé le Cannon-Bal l sur la ligne de Wabash ? Non, répondait son compagnon, mais j’ai fait le White Mail en quittant Chicago. Le Northern Pacific ne vaut rien, mais attends d’arriver au pays français de Montréal ; on n’y parle pas un mot d’anglais. Tu dis : « Mongie, Madame, mongie, no spika da French », tu te frottes la panse pour montrer que tu crèves de faim. Alors la bonne femme t’allonge une tranche de poitrine de truie et un bout de pain sec.

… Étendu sur le sable, je prêtais l’oreille aux conversations de ces nomades, qui me faisaient considérer comme bien mesquins les exploits des pilleurs d’huîtres. À chacune de leurs paroles, un nouveau monde s’ouvrait devant moi, un monde d’essieux, de wagons à bagages, de « Pullman à glissières », de policiers, etc. Tout cela s’appelait l’Aventure. Parfait ! Je tâterais, moi aussi, de cette vie-là.

Je me comparai ensuite à tous ces gosses du rail. J’étais aussi fort qu’eux, aussi vif, aussi nerveux, et mon cerveau valait bien le leur !

Après leur baignade, à la tombée de la nuit, ils se rhabillèrent et montèrent en ville. Je les suivis. Ils se mirent à mendier de l’argent dans la rue principale. De ma vie je n’avais encore tendu la main ; ce fut la plus dure épreuve dont j’eus à souffrir en partant sur le trimard. Sur ce chapitre j’avais des notions absurdes. D’après ma philosophie, il était plus digne de voler que de demander l’aumône : le vol était plus noble, parce que le risque et le châtiment étaient proportionnellement plus grands. En tant que pilleur d’huîtres, j’avais déjà récolté des condamnations qui m’eussent valu, si j’avais dû les purger, un séjour d’un millier d’années dans les prisons d’État. Voler était un acte viril ; mendier était sordide et méprisable. Mais je devais modifier plus tard cette façon de voir ; je finis par considérer la mendicité comme une joyeuse farce, une aimable plaisanterie, une gymnastique de l’audace.

J’avoue humblement que le premier soir je ne fus pas à la hauteur de ma tâche. Les autres vagabonds avaient gagné leur pitance alors que je n’avais pu me résoudre à soutirer un sou aux bonnes âmes. Meiny-Kid m’ayant avancé le prix d’un repas, je pus rejoindre la bande au restaurant. Mais, tout en mangeant, je réfléchissais. Le receleur, dit-on, ne vaut pas mieux que le voleur. Or, Meiny-Kid avait mendié et je bénéficiais de son acte. J’étais donc bien pire que lui. Pareille chose ne se renouvellerait plus. En effet, le lendemain et les jours suivants je quémandais, tout comme les autres.

Nickey-le-Grec ne se sentait pas la vocation du trimard. La mendicité n’étant pas son fort, il sauta une nuit sur un chaland et descendit le fleuve jusqu’à San Francisco. Je l’ai rencontré, voilà une semaine à peine, dans une fête athlétique. Il est maintenant manager de boxeurs professionnels et il en crève d’orgueil. De fait, dans notre monde local des sports, il est devenu une personnalité brillante.

Nul vagabond n’est consacré « gosse du rail » s’il n’a passé « par-dessus une montagne ». Tel est l’article de loi que j’ai entendu exposer à Sacramento. Fort bien : je traverserais la Sierra Nevada et prendrais, moi aussi, mon immatriculation. Toute la bande se disposait à accomplir cet exploit, et je l’accompagnai. Kid-le-Français allait brûler le dur pour la première fois. Il venait de s’enfuir de la maison paternelle, à San Francisco. À nous deux de montrer de quoi nous étions capables !

Apprenez en passant, que mon ancien titre de « Prince des Pilleurs d’huîtres » s’était évanoui. J’avais reçu ma monica : on m’appelait à présent Kid-le-Matelot et, plus tard, lorsque j’eus mis les montagnes Rocheuses entre moi et l’État où je suis né, je devais être connu sous le nom de Kid-de-Frisco.

À dix heures du soir, le rapide de Central Pacific sortit de la gare de Sacramento pour se diriger vers l’Est, ce détail d’horaire reste gravé dans ma mémoire. Notre bande se composait d’une douzaine d’individus et nous nous rangeâmes dans la nuit, en tête du train, pour le prendre d’assaut. Tous les gosses du rail qui se trouvaient dans cette ville vinrent nous faire leurs adieux, et, histoire de rire, essayèrent de nous déloger. Pour nous jouer ce vilain tour, ils se mirent à quarante. Le chef de la bande, un loustic nommé Bob, originaire de Sacramento, avait brûlé le dur à travers toute l’Amérique. Il nous prit à part, Kid-le-Français et moi, et nous parla à peu près en ces termes : « Nous allons tenter de débarquer vos copains. Votre manque d’expérience, à vous deux, me fait pitié. Mais les autres peuvent se tirer d’affaire. Dès que vous verrez un wagon postal, sautez sur le toit et collez-vous-y jusqu’à ce que vous ayez dépassé Roseville. Méfiez-vous ! Les policemen sont des rosses dans ce patelin-là. »

Après le coup de sifflet habituel, la locomotive démarra. Il y avait trois wagons postaux sur lesquels nous trouvâmes tous de la place. La douzaine d’entre nous qui essayions de grimper eût préféré agir sans bruit, mais nos quarante amis s’attroupèrent avec la plus stupéfiante ostentation. Suivant le conseil de Bob, je m’installai prestement sur le « pont » d’un des wagons.

Je m’allongeai et, le cœur battant, attendis les événements. Les employés du train se trouvaient en tête. En un clin d’œil, mes compagnons furent brutalement jetés au fossé !

Lorsque le convoi eut parcouru huit cents mètres, les gardes-frein revinrent à la charge et firent descendre ceux qui s’étaient raccrochés. Moi seul remportais la victoire complète !

Tel fut mon baptême du Rail.

Deux ans après, les hasards de la route me mirent de nouveau en présence de Kid-le-Français. Le malheureux, ayant glissé du train, avait eu les deux jambes coupées. Il insista pour me montrer ses moignons et je ne pus lui refuser ce plaisir. Il est curieux de constater, en effet, que les estropiés aiment à exhiber leurs misères. La rencontre de deux amputés, sur le trimard, ne manque jamais de pittoresque ; leur détresse commune devient pour eux un sujet inépuisable de conversation ; ils se racontent les détails de l’accident qui les a mis dans cet état, décrivent ce qu’ils savent de l’opération chirurgicale, passent un jugement critique sur leur propre carabin ou sur celui de l’autre et finissent infailliblement par se retirer à l’écart pour enlever leurs bandages et comparer leurs blessures.

J’appris plus tard que, quelques jours après l’accident survenu à Kid-le-Français, un déraillement s’était produit dans un abri contre la neige ; Joë-l’Heureux eut les deux jambes broyées et les autres camarades souffrirent de contusions et de légères blessures.

Quant à moi, j’étais resté allongé sur le toit de mon wagon, essayant de me rappeler si l’embranchement de Roseville, dont m’avait parlé Bob, était le premier ou le second arrêt. Pour m’en assurer, je me préparais à descendre sur la plate-forme du wagon au prochain arrêt, mais, réflexion faite, je m’abstins. J’étais un néophyte à ce jeu-là et je préférais demeurer où j’étais.

Cependant, jamais je n’avouai à mes compagnons que cette nuit-là je n’avais pas quitté le « pont » de mon wagon postal, que j’avais passé sous les abris et les tunnels, jusqu’à Truckee, où j’arrivai à sept heures du matin, sans avoir osé bouger. J’avais traversé la Sierra, collé au toit du wagon, sans le moindre incident ni le moindre ennui. Je ne me vantai à personne de cet exploit, car toute la bande se serait moquée de moi. C’est aujourd’hui la première fois que je me hasarde à raconter la vérité au sujet de ce premier voyage par-dessus la montagne.

Quand je repassai la Sierra pour revenir à Sacramento, mes camarades décrétèrent, à l’unanimité, que je leur faisais honneur et reconnurent en moi un parfait gosse du rail.

Pourtant il me restait encore beaucoup à apprendre. Bob guidait mes premiers pas, heureusement, et j’étais à bonne école. Pendant la foire de Sacramento, un soir que nous nous baladions dans la ville en nous donnant du bon temps, je perdis mon chapeau au cours d’une bagarre. Me voilà donc nu-tête dans la rue. Bob me prit à l’écart et m’indiqua le moyen d’y remédier. J’éprouvais cependant quelque hésitation à suivre ses conseils. Songez donc : je venais de sortir de prison, où j’étais resté trois jours, et je savais que si la police me pinçait de nouveau, cette fois mon affaire serait claire. D’autre part, je ne pouvais montrer ma frousse : n’avais-je pas déjà donné maintes preuves de mon audace ? Je faisais à présent partie de la bande : impossible de reculer.

Nous nous postâmes au coin de la Cinquième Rue et de la rue K. C’était au début de la soirée et de tous côtés le monde fourmillait. Bob étudiait le couvre-chef de chaque Chinois qui passait devant nous. Jusque-là je m’étais étonné de voir les gosses du rail arborer des chapeaux « Stetson » de cinq dollars à bords raides. Je suis édifié maintenant sur leur provenance. Ils se servaient sur la tête des Chinois, de la même manière que j’allais le faire dans un instant. J’étais troublé – il y avait tant de gens autour de moi – mais Bob demeurait aussi froid qu’un iceberg. Plusieurs fois, lorsque, bien décidé, je m’avançai vers un Chinois, Bob me tira en arrière. Il voulait me choisir une bonne coiffure, à son goût. De temps à autre se profilait devant nous un chapeau à ma mesure, mais un peu usagé ; et après une douzaine d’infâmes galurins, un neuf apparaissait, mais celui-ci n’avait pas le tour de tête voulu. Lorsqu’il s’en présentait un flambant neuf, le bord était trop large ou trop étroit. Dieu, que Bob se montrait donc difficile ! Quant à moi, j’étais si exténué que je me serais contenté de n’importe quel pétase.

Enfin parut le chapeau de mes rêves, le seul chapeau fait exprès pour moi, semblait-il, dans tout Sacramento. À première vue, il me captiva. J’échangeai un coup d’œil avec Bob. Il regarda autour de nous pour s’assurer qu’aucun policeman ne rôdait dans les parages, puis il me fit un signe de tête. Je soulevai aussitôt le Stetson de dessus le crâne du Chinois et l’enfonçai sur ma tête. Il m’allait comme un gant ! Soudain je sursautai. Bob poussait les hauts cris. Je l’aperçus en train de barrer la route au Mongol furieux, qu’il renversa d’un croc-en-jambe. Je détalai à toute vitesse, disparus au coin de la rue et enfilai le deuxième tournant. Ici, les passants se faisaient plus rares ; je longeai le trottoir d’un pas tranquille et repris haleine en me félicitant de mon aubaine.

Tout à coup, au coin de la rue derrière moi, surgit le Chinois, nu-tête, accompagné de deux autres compatriotes et d’une demi-douzaine d’individus. Je filai jusqu’au prochain tournant, traversai la chaussée et m’engageai dans une ruelle. Persuadé, cette fois, d’avoir déjoué le Fils du Ciel, je me remis à marcher d’un pas modéré. Mais, sur mes talons, quelques secondes plus tard, arrivait de nouveau le tenace Mongol. C’était la vieille histoire du lièvre et de la tortue. Il ne pouvait courir plus vite que moi, mais il continuait à me poursuivre de son pas lourd et me lançait des imprécations qui lui coupaient le souffle.

Il appelait tout Sacramento pour être témoin de son déshonneur ; une bonne partie de la ville s’attroupait derrière lui. Je détalais comme le lièvre et cette opiniâtre tortue mongole, suivie de la populace qui augmentait sans cesse, perdait du terrain. Finalement, lorsqu’un policier eut rejoint le groupe, je m’enfuis à toutes jambes. Je fis des zigzags, embrouillai ma piste, et d’une traite je couvris la longueur d’au moins vingt pâtés de maisons.

Jamais plus je ne revis mon Chinois. Son chapeau, un élégant Stetson sortant de la boutique du chapelier, fit pâlir d’envie toute la bande. Pour moi, il représentait le souvenir d’un magnifique exploit et je le portai pendant plus d’une année.

Les gosses du rail sont de charmants camarades, à condition que vous les rencontriez individuellement et qu’il leur plaise de vous raconter leurs aventures. Mais croyez-m’en : ne vous fiez pas à eux lorsqu’ils courent en bande. Alors ils se montrent féroces comme des loups et viennent à bout de l’homme le plus fort. Ils se lancent sur un type et s’y agrippent de toutes leurs forces jusqu’à ce qu’ils l’aient terrassé et rendu impuissant. Plus d’une fois je les ai vus à l’œuvre et je sais ce que j’avance. Le vol est ordinairement leur mobile. Et attention au coup du « bras fort » ! Tous les gosses de la bande que je suivais étaient experts à ce jeu-là. Même Kid-le-Français avant qu’il perdît ses jambes.

J’ai encore la vision nette du spectacle dont je fus témoin aux « Saules ». Les « Saules » sont un bouquet d’arbres au milieu d’un terrain vague, près de la gare et à cinq minutes au plus du centre de Sacramento. J’aperçois un robuste journalier aux prises avec une bande de gosses du rail. Furieux, pas un brin effrayé et confiant en sa force, il les couvre d’injures. C’est un rude gaillard qui pèse au moins cent quatre-vingts livres et dont les muscles sont durs comme de l’acier ; mais il ne se doute pas du sort qui l’attend. Les vagabonds hurlent, se ruent de tous côtés à la fois, tandis que l’homme frappe à droite et à gauche en virevoltant sur lui-même.

Kid-le-Barbier, qui se trouve à deux pas de moi, bondit en avant et applique son genou dans le dos de l’homme, lui passe son bras droit autour du cou, l’os du poignet pressant la veine jugulaire ; puis il se lance en arrière de tout son poids, coupant ainsi, de ce puissant levier, la respiration du pauvre diable. Voilà ce qu’on appelle le coup du « bras fort ».

L’homme résiste, mais il est pour ainsi dire immobilisé. Les gosses du rail fondent sur lui de toutes parts, s’accrochent aux bras, aux jambes et au corps de leur victime comme des loups attaquant un élan. Kid-le-Barbier se pend au cou du bonhomme et continue à tirer par-derrière. L’autre s’effondre par terre, sous le tas de vagabonds. Kid-le-Barbier change alors de position, mais sans lâcher sa proie. Tandis que certains fouillent l’individu, les autres lui tiennent les jambes pour l’empêcher de ruer. Pour plus de sûreté, ils déchaussent l’homme, vaincu à présent. Le « bras fort » le serre à la gorge. Il pousse de petits cris étouffés et les gosses poursuivent leur besogne. Mais ils n’ont aucune envie de le tuer.

Maintenant tout est fini. À un mot d’ordre, les étreintes se relâchent et les gosses s’éparpillent à la ronde. L’un d’eux emporte les souliers, il sait où il pourra en obtenir un demi-dollar. L’homme, assis sur son séant, regarde autour de lui d’un air ahuri. Il est hors de combat. Même s’il voulait la risquer, une poursuite pieds nus dans l’obscurité ne lui donnerait aucun résultat.

Je m’attarde un instant. Le malheureux se tâte la gorge, émet des bruits secs, graillonnants, et hoche la tête à coups saccadés, comme pour s’assurer que son cou n’est pas disloqué. Je m’éloigne furtivement pour rejoindre la bande et fuir le spectacle de cet homme, mais je le reverrai toujours, assis là sous la lueur des étoiles, quelque peu étourdi, terrorisé et échevelé, remuant bizarrement la tête et le cou.

Tout comme la mouche est la nourriture favorite de l’araignée, les ivrognes sont la proie favorite des gosses du rail. Pour eux, dévaliser un poivrot s’appelle « rouler un cadavre », et partout ils guettent ce genre de gibier facile. C’est parfois un spectacle divertissant, particulièrement lorsque l’intervention de la police n’est pas à redouter. Au premier assaut, l’argent et les bijoux de l’ivrogne sont raflés. Puis les vagabonds tiennent autour de leur victime une sorte de conseil de guerre. S’il prend à l’un d’eux la fantaisie de posséder la cravate du « cadavre », il la lui arrache. Un autre désire-t-il la chemise et le caleçon ? Vite il les lui enlève et avec un couteau raccourcit les bras et les jambes. On appelle parfois d’autres copains-vagabonds pour qu’ils s’emparent du paletot et du pantalon, trop grand pour les gosses du rail, qui, enfin, s’en vont en abandonnant à côté du pochard les haillons dont ils ne veulent pas.

Une autre vision se présente à mon esprit. C’est par une nuit noire. La bande à laquelle j’appartiens longe un trottoir dans une ville de banlieue. À quelque distance, sous un bec électrique, un passant traverse la rue de biais. Sa démarche est hésitante. Les vagabonds ont vite fait de flairer le gibier : c’est encore un pochard. Il fait des embardées en montant sur le trottoir d’en face et se perd dans l’obscurité. Sans proférer le moindre cri, la bande se précipite à la poursuite de l’homme qu’elle rejoint au milieu d’une sorte de maquis. Mais que vois-je ? Des formes bizarres et hurlantes, ramassées et confuses, s’interposent entre la meute et sa proie. C’est un autre clan de gosses du rail. Dans la minute suivante, ils revendiquent leur gibier. En effet, ils pourchassent l’homme depuis une douzaine de pâtés de maisons et nous venons d’entrer en collision avec eux. Monde primitif où ces loups sont des louveteaux. De fait, je ne crois pas qu’un seul d’entre eux ait plus de douze ou treize ans. Quelque temps après je leur parlai ; ils m’apprirent qu’ils venaient ce jour même de passer la montagne et arrivaient de Denver et de Salt Lake City.

Notre bande se jette en avant. Les jeunes loups hurlent et se battent comme des petits démons. Tout autour du poivrot la lutte fait rage entre les deux camps. L’homme s’effondre au centre de la mêlée et le combat se poursuit avec acharnement. Au milieu des cris, des larmes et des gémissements, les louveteaux sont contraints d’abandonner la partie et ma bande « roule le cadavre ». Mais je me rappellerai toujours la face hébétée du pauvre type en voyant se déclencher la bataille autour de lui. En cet instant même je distingue encore dans les ténèbres la forme confuse de l’homme, titubant, essayant, d’un air paterne, d’intervenir en pacifiste dans cette lutte à laquelle il ne comprenait goutte, et l’expression pénible de son visage lorsqu’il se vit, lui, l’être le plus inoffensif de la terre, agrippé par d’innombrables mains et traîné au plus épais de la bande.

Le « porte-baluchon », ou chemineau, est également une des proies préférées des gosses du rail. Comme le chemineau travaille et porte des couvertures roulées, les autres s’attendent à trouver sur lui quelque menue monnaie. Les meilleurs terrains de chasse pour ce genre de gibier sont les hangars, les granges, les chantiers de bois, de chemin de fer, etc., sur les confins d’une ville, où le chemineau cherche un endroit pour dormir.

Les « chats gais » n’en mènent pas large non plus entre les mains des gosses du rail. Un chat gai est un novice adulte, ou tout au moins adolescent, nouveau venu sur le rail.

Pendant une courte période durant laquelle j’échangeai mon nom de rail Kid-de-Frisco pour celui de Jack-le-Matelot, on me soupçonna d’être un chat gai. Mais on dut bientôt changer d’avis, car en peu de temps j’avais acquis tous les signes extérieurs d’un véritable professionnel. Sachez que ceux-ci sont les aristocrates du rail, les seigneurs et maîtres, les belliqueux, les nobles primitifs, les bêtes blondes si chères à Nietzsche.

En revenant de Nevada, j’appris que quelque pirate avait volé le bateau de Dinny Mac Crea, auquel se trouvait attaché mon esquif. Il ne me restait donc d’autre ressource que de « brûler le dur ».

Lorsque j’en eus plein le dos de Sacramento, je pris congé de la bande, qui, en témoignage d’amitié, essaya de me déloger du train au moment où je quittais la ville. Je descendis ensuite dans la vallée de San Joaquim. Le vagabondage m’avait empoigné et ne voulait plus me lâcher. Plus tard, quand j’eus voyagé en mer et fait toutes sortes de métiers, je brûlai le dur pour de plus longues étapes et devins une « comète », puis un « professionnel » et me plongeai enfin dans un bain de sociologie qui me trempa jusqu’aux os.

  1. Biscuit mince et croquant. (N. du T.)