Les Vagabonds du rail/06

Traduction par Louis Postif.
Editions Edito Service (p. 147-184).

VI

VAGABONDS QUI PASSENT
DANS LA NUIT

Au cours de mes vagabondages j’ai rencontré des centaines de trimardeurs en compagnie desquels j’ai fait les cent coups, qui ont passé et que je n’ai plus jamais revus. Certains croisaient et recroisaient ma route avec une périodicité surprenante, tandis que d’autres s’obstinaient à manifester tout près de moi leur présence, tout en restant invisibles comme des ombres.

C’est à la poursuite d’un de ces derniers que je traversai tout le Canada, plus de quatre mille cinq cents kilomètres de voie ferrée, et pas une fois mes yeux n’eurent la chance de s’arrêter sur lui. Il avait pour monica « Jack-le-contre-cacatois ».

Les monicas sont les « noms-de-rail » dont les vagabonds s’affublent entre eux. Joë Larry, par exemple, était timide : on lui donna le sobriquet de Joë-le-froussard. Aucun hobo qui se respecte n’aurait choisi de lui-même le nom de « Derrière-en-compote ». Très peu de vagabonds aimaient à évoquer le temps où ils trimaient ignoblement, aussi les monicas désignant des professions sont-elles très rares ; cependant, je me souviens d’avoir lu les suivantes : Noiraud-le-mouleur, Rouge-le-peintre, Chi-le-plombier, chaudronnier, matelot, le vagabond-imprimeur. « Chi » – prononcez tchaï – est, entre parenthèses, le nom argotique de Chicago.

D’ordinaire, les vagabonds préféraient former leurs monicas d’après la localité d’où ils venaient, tels que : Tommy-de-New-York, le Svelte-du-Pacifique, le Forgeron-de-Buffalo, Tim-de-Canton, Jack-de-Pittsburg, Brillant-de-Syracuse, Mickey-de-Troy, K. L. Bill et Jimmy-du-Connecticut. Puis il y avait encore « Jim-le-mince de la montagne du Vinaigre qui n’a jamais rien fait et n’en fichera jamais un coup ». Un « brillant » est toujours un nègre, ainsi dénommé sans doute à cause des reflets de son teint. Le « Brillant-du-Texas » et le « Brillant-deToledo » indiquaient à la fois la race et le lieu de naissance.

Parmi ceux qui faisaient connaître leur extraction, je me rappelle les suivants : « Le Brillant-de-Frisco », « l’Irlandais-de-New-York », le « Français-du-Michigan », « Jack-l’Anglais », le « Gosse Cockney », le « Hollandais-de-Milwaukee », « Ventre-jaune », « Créole-du-Mississipi », à qui, je crois, cette monica avait été imposée.

D’autres portaient le nom de leurs particularités physiques, comme le « Svelte-de-Vancouver », le « Courtaud-de-Détroit », le « Plein-de-Soupe-de-l’Ohio », « Jack-le-long », le « Grand-Jim », le « Petit-Joë », « Le Clin-d’œil-de-New-York », le « Pif-de-Chicago », et « Ben-le-Tortu ».

Sur le château d’eau de la gare de San-Marcial, dans le Nouveau-Mexique, l’avis suivant était inscrit voilà douze ans :

1. – Grand-rue, assez bonne.

2. – Taureaux, pas hostiles.

3. – Dépôt de locomotives, bon pour roupiller.

4. – Trains allant vers le Nord, pas bons.

5. – Habitants, pas bons.

6. – Restaurants bons seulement pour cuisiniers.

7. – Buffet, bon seulement pour travail de nuit.

Le numéro un signifie qu’on pouvait tendre la main dans la rue principale et récolter quelque argent ; le numéro deux, que la police ne tracassait pas les vagabonds ; le numéro trois, que l’on dormait dans le bâtiment servant de dépôt aux locomotives. Cependant, le numéro quatre me paraît ambigu. Les trains allant vers le Nord peuvent être difficiles à attraper ou ne rien valoir pour mendier. Le numéro cinq indique que l’habitant n’est pas charitable envers les mendiants, et le numéro six, que seuls les vagabonds qui ont été jadis cuisiniers peuvent tirer quelque pitance des restaurants. Le numéro sept m’intrigue. Je ne saurais dire si le buffet de la gare est un endroit propice pour mendier la nuit, ou si seuls les vagabonds-cuisiniers y ont accès, ou si tout autre trimardeur, cuistot ou non, y trouvera quelque emploi la nuit en aidant les gâte-sauce du buffet aux grosses besognes pour obtenir de quoi manger.

Mais revenons à mon Jack-le-contrecacatois. Je remarquai sa monica pour la première fois sur un arbre, à Montréal. Gravée avec un couteau de poche, parfaitement dessinée, elle figurait la vergue de contre-cacatois d’un navire. Dessous on lisait : « Jack-le-contre-cacatois », et au-dessus « D. O. 15-10-94 » ; en d’autres termes, il avait passé par Montréal, se dirigeant vers l’Ouest, le 15 octobre 1894. Il avait un jour d’avance sur moi. À cette époque mon surnom était « Jack-le-Matelot ». Sans tarder je le gravai à côté du sien, avec la date et l’indication que, moi aussi, je me rendais à l’ouest du pays.

Certaines anicroches m’obligèrent à ralentir mon allure durant les kilomètres suivants ; néanmoins huit jours après je retrouvais sa piste à quatre cent cinquante kilomètres à l’ouest d’Ottawa. Son sobriquet était inscrit cette fois sur un château d’eau, et par la date il signalait que lui-même avait subi du retard. Il n’avait plus que deux jours d’avance sur moi. J’étais ce que nous appelions une « comète », un « royal vagabond » ; Jack-le-contre-cacatois également, et je devais, à mon amour-propre et à ma réputation, de le rattraper. Nuit et jour je «  brûlai le dur » et j’arrivai à le dépasser ; puis ce fut son tour de prendre un ou deux jours d’avance. Par des vagabonds se rendant à l’Est, j’avais parfois de ses nouvelles lorsqu’il cheminait devant moi. On m’apprit, entre autres, que ce Jack-le-Matelot l’intriguait au plus haut point.

Nous serions devenus des amis inséparables, j’en suis convaincu, si nous nous étions rencontrés, mais nous n’y réussissions pas.

J’avais gagné du terrain sur lui dans le Manitoba, mais il prit sa revanche en traversant l’Alberta. De bonne heure, par un matin brumeux et glacial, au bout d’une ligne à l’est de la passe du Cheval-qui-rue, quelqu’un me raconta qu’il l’avait vu la veille au soir entre la passe du Cheval-qui-rue et la passe de Roger. Ce renseignement me parvint d’une façon assez bizarre. Après toute une nuit de voyage dans un « Pullman à glissières », j’étais sorti presque mort de froid au terminus pour quémander un peu de nourriture, et je tombai sur quelques chauffeurs dans le dépôt des locomotives. Ils m’offrirent des restes de leurs gamelles et y ajoutèrent un gobelet de divin « java » (café), que je mis immédiatement sur le feu.

Comme je m’asseyais pour manger, un train de marchandises arrivait de l’Ouest. Je vis s’ouvrir une porte de côté et descendre un « gosse du rail » (un novice). À travers le brouillard, il s’avança vers moi en clopinant, raidi par le froid, les lèvres bleuies. Je partageai avec lui mon « java » et ma boustifaille, et il me donna des nouvelles de Jack-le-contre-cacatois, puis me parla de lui-même. C’était un gars de ma ville natale d’Oakland, en Californie, et il faisait partie d’une célèbre bande de Hoboes, une bande à laquelle je m’étais affilié à de rares intervalles. Dans la demi-heure qui suivit, nous avalâmes notre maigre repas. Peu après, un convoi de marchandises s’en allait et je m’y installai en route vers l’Ouest, sur la piste de Jack-le-contre-cacatois.

Je fus retardé entre les passes, je restai deux jours sans nourriture, et je dus même parcourir dix-sept kilomètres à pied le troisième jour avant de trouver à manger ; cependant je réussis à brûler la politesse à Jack-le-contre-cacatois le long du fleuve Fraser, dans la Colombie britannique. Grimpé sur un train de voyageurs, je gagnais de la vitesse, mais lui aussi sans doute, et avec plus de chance et d’adresse que moi, car il arriva avant moi à la ville de Mission.

Mission, située à soixante kilomètres à l’est de Vancouver, est une gare de jonction d’où l’on peut aller vers le Sud par un embranchement qui rejoint le Northern Pacific en passant par les États de Washington et d’Oregon. Je me demandais quelle direction prendrait Jack-le-contre-cacatois, car je me figurais l’avoir devancé. Quant à moi, je suivais toujours la route de l’Ouest, vers Vancouver. Je me rendis au réservoir d’eau pour y graver ce renseignement ; là, fraîchement inscrit, à la même date, se lisait l’itinéraire de mon Jack. En toute hâte je repris le train pour Vancouver.

Quand je descendis, j’appris que Jack venait de prendre le bateau et filait toujours vers l’Ouest. En vérité, Jack-le-contre-cacatois, tu étais un « royal vagabond » et tu avais pour compagnon le « vent qui parcourt le monde ». Je te tire mon chapeau !

Une semaine plus tard, moi aussi je voyageais en bateau, et sur le vapeur Umatilla, s’il vous plaît ; dans le poste d’équipage, je travaillais pour payer mon passage le long de la côte jusqu’à San Francisco. Jack-lecontre-cacatois et Jack-le-Matelot ! Ah ! si au moins nous avions pu nous rencontrer !

Les châteaux d’eau servent d’annuaires aux vagabonds. Ce n’est pas uniquement pour distraire leurs loisirs qu’ils gravent ainsi leurs noms, la date de leur passage et leur itinéraire. À maintes reprises j’ai croisé des trimardeurs qui me pressaient de leur dire si je n’avais pas vu quelque part tel ou tel de leurs camarades, ou leurs monicas. Plus d’une fois j’ai pu leur indiquer une monica de date récente, le réservoir d’eau et la direction vers laquelle leurs copains se rendaient. Heureux de posséder ces renseignements, ils filaient à la poursuite des autres Hoboes. J’en ai connu certains qui, pour rejoindre un ami, le pourchassaient d’un bout à l’autre du pays, et en sens inverse, sans se lasser.

Je me souviens d’un autre que je rencontrai en Californie. C’était un Suédois, mais il vivait depuis si longtemps aux États-Unis qu’on n’aurait pu deviner sa nationalité. Il fallait qu’il l’avouât lui-même. Je le vis pour la première fois dans la ville montagneuse de Truckee.

— Où vas-tu, Hobo !

Telle fut notre salutation.

— À l’Est, répondîmes-nous en même temps.

Toute une bande de vagabonds prenaient, cette nuit-là, le rapide d’assaut. Non seulement je perdis le Suédois dans la bousculade, mais je ratai le train.

J’arrivai un dimanche matin à Réno, en Nevada, dans un fourgon qu’on rangea aussitôt sur une voie de garage. Après déjeuner, je me rendis au campement de Piute pour suivre les jeux de hasard des Indiens. Là se trouvait mon Suédois, qui se passionnait à regarder les parieurs. Ni l’un ni l’autre n’avions de relations dans cette région ; aussi nous passâmes la journée ensemble comme un couple d’ermites. Nous mendiâmes notre dîner et vers la fin de l’après-midi nous essayâmes d’attraper le même convoi. Mais on jeta mon Suédois « au fossé » et je continuai seul la route pour être moi-même débarqué dans une plaine désertique, trente kilomètres plus loin.

De ma vie je n’ai vu un lieu plus sinistre que celui-là. Ce n’était qu’une halte où se dressait une triste cabane stupidement construite dans le sable et sans autre verdure que des buissons de sauge. Une bise glacée soufflait, la nuit tombait et le télégraphiste qui occupait seul cette baraque semblait avoir peur de moi. Je savais que je n’obtiendrais de lui aucune hospitalité. Je ne le crus pas lorsqu’il m’annonça que les trains allant vers l’Est ne s’arrêtaient jamais à cet endroit. Ne venait-on pas, voilà cinq minutes à peine, de me jeter à bas d’un convoi filant dans cette direction ? Il m’affirma que le rapide avait stoppé par ordre spécial, et que ce cas-là ne se reproduirait sans doute pas avant au moins une année. Il m’apprit que Wadsworth ne se trouvait qu’à vingt ou vingt-cinq kilomètres de là et me conseilla vivement de déguerpir. Cependant, je crus bon d’attendre et j’eus la satisfaction de voir deux trains de marchandises à destination de l’Ouest brûler la station, et un autre allant vers l’Est. Savoir si le Suédois voyageait sur ce dernier ? Il ne me restait plus qu’à suivre la voie ferrée pour me rendre à Wadsworth, ce que je fis au grand soulagement du télégraphiste, car je partais sans mettre le feu à sa cabane ni l’assassiner.

Après cinq ou six kilomètres je descendis du remblai pour laisser passer le train de l’Est. Il filait vite mais j’eus le temps d’entrevoir sur le premier fourgon une forme qui me parut être le Suédois.

Ce fut la dernière fois que je le vis avant bien longtemps. Je traversai la région montagneuse de la Nevada, montant dans les rapides la nuit pour gagner de la vitesse, et pendant le jour sur les trains de marchandises, pour y dormir.

Nous étions au début de l’année et il faisait froid sur ces hauts plateaux. Çà et là, la neige couvrait le sol et les montagnes étaient enveloppées d’un immense manteau blanc. Durant la nuit il soufflait un vent terrible. Ce n’était pas là un pays où s’attarder. Ne perdez pas de vue, aimable lecteur, que le vagabond parcourant un tel désert sans argent doit mendier le long de sa route et dormir sans couvertures. Inutile d’expliquer ce dernier point : on ne peut s’en rendre compte si l’on n’est pas passé par là.

De bonne heure dans la soirée je descendis à la gare d’Ogden. Le rapide de l’Union Pacific allait partir et je tenais à étudier le terrain. Sur le réseau inextricable des rails en avant de la locomotive, je vis dans l’obscurité la silhouette d’un homme marchant à pas lourds. Je m’approchai de lui : c’était le Suédois ! Nous nous serrâmes vigoureusement la main comme deux frères qui se retrouvent après une longue séparation. Nous nous aperçûmes que nous portions tous deux des gants.

— D’où viennent les tiens ? demandai-je.

— De la cabine d’une locomotive, répondit-il. Et les tiens ?

— Ils appartenaient à un chauffeur, dis-je. Ils les a laissés traîner. Tant pis pour lui !

Nous sautâmes dans un fourgon à bagages au moment où le train sortait de la gare. Il y faisait diantrement froid ! Le rapide suivait sa route dans une gorge étroite entre deux montagnes couvertes de neige et grelottants, transis, nous nous racontâmes comment nous nous étions rendus de Réno à Ogden. Je n’avais guère fermé l’œil la nuit précédente et me trouvais médiocrement installé pour faire un bon somme. Je profitai d’un arrêt pour aller vers l’avant du train. Deux locomotives tiraient le train dans ce pays accidenté.

Le chasse-pierres de la locomotive-pilote serait trop froid, car il fendait le vent ; je grimpai donc sur celui de la seconde machine mais je trouvai l’endroit occupé par le corps d’un jeune garçon profondément endormi. En se serrant, il y avait place pour deux. Je poussai le gamin de côté et me fourrai près de lui. Peu de temps après nous ronflions tous deux. Ce fut ce que nous appelions une « bonne nuit » ; les gardes-frein ne vinrent pas nous tracasser. De temps à autre des escarbilles brûlantes ou de brusques cahots me réveillaient ; alors je me blottissais tout contre mon jeune compagnon et repiquais mon somme au toussotement des machines et au grincement des roues. Le Suédois avait trouvé moyen de se loger quelque part sur un des premiers wagons.

Le train s’arrêta à Evanston, dans le Wyoming. Un monceau de débris obstruait la voie. Le cadavre du mécanicien attestait la gravité de la catastrophe. Un vagabond avait également été tué, mais on ne s’était pas donné la peine de retirer son corps. Je questionnai le gamin. Il avait treize ans. Il s’était enfui de la maison de ses parents qui habitaient quelque part dans l’État d’Orégon et se rendait à l’Est chez sa grand-mère. Il me raconta une lamentable histoire de mauvais traitements. Son accent paraissait sincère. Pourquoi m’aurait-il menti, à moi vagabond inconnu rencontré au hasard de la route ?

Le gosse ne manquait pas de cran. Il voulait faire vite et les choses traînaient trop à son gré. Lorsqu’il eut appris que le train devait rebrousser chemin et rejoindre, par un long détour, la ligne de l’Union Pacific de l’autre côté de l’accident, il regrimpa sur son chasse-pierres et déclara qu’il y resterait coûte que coûte. Quant au Suédois et à moi, c’était trop nous demander de voyager le reste de cette nuit glaciale pour gagner une vingtaine de kilomètres. Nous décidâmes d’attendre que la voie fût déblayée. Pendant ce temps-là nous essaierions de bien nous reposer quelque part.

Ce n’est pas une mince affaire que d’arriver à minuit dans une ville inconnue, par un temps glacial, les poches vides pour ainsi dire, et de trouver un endroit convenable pour dormir. Le Suédois n’avait pas un sou. Toute ma fortune consistait en deux pièces de dix cents et une pièce de cinq cents. Quelques jeunes gens nous apprirent que la bière coûtait cinq cents le verre et que les bars restaient ouverts toute la nuit.

Nous étions sauvés ! Deux bocks reviendraient à dix cents et nous pourrions, assis près du poêle, dormir à notre aise jusqu’au matin.

Nous pressâmes le pas vers les lumières d’un cabaret, écrasant la neige sous nos pieds, un petit vent glacé nous soufflant dans le dos.

Hélas ! j’avais mal compris les renseignements qu’on nous avait donnés. On trouvait bien de la bière à cinq cents, mais seulement dans un certain bar et nous n’étions pas tombés sur le bon. Cependant, celui où nous venions d’entrer paraissait très confortable. Un poêle, chauffé à blanc, ronflait ; il y avait de vastes fauteuils cannés, mais le tenancier, à l’air rébarbatif, nous dévisagea avec méfiance.

On ne peut continuellement rester nuit et jour dans les mêmes vêtements, grimper sur les trains en marche, lutter contre la suie et les escarbilles, coucher n’importe où, et conserver une mise décente. Décidément notre apparence nous desservait. Mais qu’importait ? Ne possédais-je pas l’argent nécessaire dans mes profondes ?

— Deux bières ! commandai-je d’un ton détaché.

Tandis que le tenancier nous les tirait, le Suédois et moi nous nous appuyâmes contre le comptoir. En notre for intérieur, nous brûlions d’envie de nous asseoir sur les fauteuils auprès du poêle.

Le bistro posa devant nous les deux verres écumants, et avec fierté j’allongeai mes dix cents. J’étais beau joueur. Aussitôt que je découvrirais mon erreur dans le prix, j’étais prêt à tendre une autre pièce de dix cents. Tant pis s’il ne me restait que cinq cents, à moi étranger dans cette ville inconnue ! Je payerais sans sourciller. Mais le patron ne m’en donna pas le temps. Aussitôt qu’il aperçut les dix cents posés sur le comptoir, il attrapa les deux bocks, un dans chaque main, et renversa leur contenu dans l’évier derrière le comptoir. En même temps il nous foudroya d’un regard chargé de haine et nous jeta :

— Hors d’ici ! Vous avez le nez galeux !

Mon nez n’était pas galeux, et celui du Suédois pas davantage. Je ne saisis pas exactement l’insinuation du bonhomme, mais évidemment notre mine lui déplaisait, et la bière coûtait dix cents le verre.

Plongeant la main dans ma poche, je mis une autre pièce de dix cents sur le comptoir.

— Oh ! pardon, je croyais que c’était seulement cinq cents le verre ! dis-je en manière d’excuse.

— Je ne veux pas de votre argent, répondit-il, en lançant mes deux pièces à travers le comptoir.

Tristement je les remis dans ma poche, tristement nous regardâmes le poêle et les fauteuils, et tristement nous franchîmes le seuil pour nous retrouver dans la nuit glacée.

Au moment où nous sortions, le tenancier, les yeux toujours fixés sur nous, cria encore une fois :

— Vous avez le nez galeux !

Depuis lors j’ai beaucoup vu de pays et de peuples étrangers, j’ai ouvert bien des livres, je me suis assis dans de nombreuses salles de conférences ; mais jusqu’ici, encore que j’y eusse souvent et longuement réfléchi, j’ai été incapable de deviner le sens de cette phrase énigmatique du tenancier de bar d’Evanston, dans le Wyoming. Il n’y avait absolument rien à dire contre nos nez !

Cette nuit-là nous nous endormîmes sur les chaudières d’une station de force électrique. Comment nous découvrîmes cet endroit, je serais bien embarrassé de l’expliquer. Sans doute l’instinct nous y avait-il poussés, comme les chevaux vers l’écurie ou les pigeons voyageurs dans la direction de leur colombier. Quoi qu’il en soit, cette nuit me laisse plutôt un pénible souvenir. Une douzaine de Hoboes s’étaient déjà installés sur les couvercles des chaudières et il y faisait véritablement trop chaud pour nous tous. Pour comble de malchance, le mécanicien nous interdit de stationner dans la salle de chauffe. Il nous donna le choix entre les chaudières et la neige du dehors.

— Tu prétends avoir besoin de dormir, eh bien, dors, tonnerre de Dieu ! me dit-il, lorsque, furieux et incapable de supporter la chaleur, je descendis de mon perchoir.

— De l’eau ! murmurai-je en épongeant la sueur de mon front. De l’eau !

Il désigna la porte et m’assura que là-bas, quelque part dans les ténèbres, je trouverais le fleuve. Je m’y dirigeai, me perdis dans la nuit, tombai dans deux ou trois fossés, et revins en fin de compte à moitié gelé reprendre ma place au-dessus des chaudières. Une fois dégelé, j’étais plus altéré qu’auparavant. Autour de moi les vagabonds se lamentaient, grognaient, sanglotaient, soupiraient, haletaient, se retournaient et s’agitaient dans leur supplice. Nous étions autant d’âmes damnées ! grillant en enfer, et le mécanicien, Satan incarné, nous laissait l’alternative de brûler ici ou d’aller crever de froid dehors.

Le Suédois s’assit sur son séant et jeta furieusement l’anathème contre la folie de l’aventure qui l’avait amené à vagabonder et à souffrir d’aussi horribles privations.

— Quand je serai de retour à Chicago, fit-il en guise de péroraison, je choisirai un métier et m’y cramponnerai jusqu’à ce qu’il gèle en enfer ! Ensuite… je repartirai sur le trimard !

Ironie du sort ! Le lendemain, une fois la voie déblayée, le Suédois et moi nous quittâmes Evanston dans les wagons-frigorifiques d’un train spécial chargé d’oranges et venant de la Californie ensoleillée. Bien entendu, les glacières étaient vides, en raison du grand froid extérieur, ce qui ne les rendait pas plus chaudes pour nous. Nous y pénétrâmes par des espèces de trappes pratiquées sur le toit des voitures. Construites en tôle galvanisée, les glacières n’étaient pas d’un contact très agréable par cette température. Nous restâmes étendus, cahotés, claquant des dents. Après nous être concertés, nous décrétâmes de ne pas abandonner nos boîtes à glace tant que nous n’aurions pas quitté cette région inhospitalière et atteint la vallée du Mississipi.

Mais il nous fallait manger. Nous décidâmes qu’à la prochaine gare nous irions quêter de la nourriture et regagnerions en vitesse nos réfrigérants. Vers la fin de l’après-midi nous arrivâmes dans la ville de Green River, mais trop tôt pour le dîner. Le moment qui précède les repas est le plus défavorable pour mendier aux portes des cuisines. Prenant notre courage à deux mains, nous sautâmes des échelles de côté à la seconde où le convoi entrait en gare et nous courûmes en ville. Il fallait bientôt nous séparer, mais nous nous étions donné rendez-vous dans la glacière.

Au début je jouai de malheur, mais je finis par grappiller quelques aliments dans deux maisons. Ce trésor fourré dans ma chemise, je détalai à toutes jambes pour attraper le train. Il filait déjà à belle allure ! Le wagon-frigorifique où nous devions nous retrouver avait passé, et une demi-douzaine de voitures plus bas, je bondis sur une échelle de côté, escaladai le toit et me laissai choir dans une autre glacière.

Mais un garde-frein m’avait vu et, à l’arrêt suivant, quelques kilomètres plus loin, à Rock Springs, il fourra sa tête dans ma boîte et me cria à tue-tête :

— F…-moi le camp d’ici, chien d’ivrogne ! Et tout de suite !

Là-dessus il me saisit par les pieds et me lança dehors. J’atterris sur la voie et le train spécial d’oranges et le Suédois continuèrent à rouler sans moi.

La neige descendait mollement du ciel et une nuit polaire s’annonçait. À la faveur de l’obscurité, j’explorai les chantiers du chemin de fer et trouvai enfin un wagon-frigorifique vide. Je sautai dedans, non dans les chambres à glace, mais dans la voiture même. D’un coup violent je tirai sur moi les lourdes portes, et leurs bords, garnis de bandes de caoutchouc, fermèrent hermétiquement le wagon. Les murs en étaient épais. Mais on y gelait autant qu’à l’extérieur. Comment faire monter la température ? Voilà le problème qui se posait à moi. Mais fiez-vous, pour la solution, à un vrai professionnel. Je sortis de mes poches trois ou quatre journaux et en fis une flambée sur le parquet. La fumée s’envola au plafond : pas la moindre chaleur ne pouvait s’échapper. Bien au chaud, je passai une nuit très confortable, sans me réveiller une seule fois.

Au matin, il neigeait toujours. Pendant que je courais en quête de mon déjeuner, je ratai un train de marchandises allant vers l’Est. Plus tard dans la journée, je bondis sur deux autres convois d’où l’on me débarqua. Il n’en passa plus cet après-midi-là. La neige tombait plus épaisse que jamais, mais au crépuscule je me lançai sur le premier wagon postal du train de voyageurs. Comme je grimpais d’un côté, quelqu’un se hissait de l’autre. C’était le gamin qui s’était enfui de l’Orégon.

Se trouver sur le premier wagon postal d’un rapide dans une tourmente de neige ne constitue pas précisément une partie de plaisir. Le vent vous traverse, frappe le devant de la voiture et revient en arrière. Au premier arrêt, l’obscurité étant venue, j’allai à l’avant du train et interpellai le chauffeur. Je m’offris à charger le charbon à sa place jusqu’à Rawlins, terme de son trajet. Je m’occupai dehors, sur le tender, en pleine neige, à briser les morceaux de charbon avec un pic et à les lancer dans la cabine. Comme je travaillais par intermittences, j’en profitais pour aller me chauffer de temps à autre près du foyer.

À la première pause, je dis au chauffeur :

— Dites donc, il y a un pauvre gosse, là-bas, sur le premier wagon postal ! Il doit être gelé. Si on le prenait avec nous ?

Les cabines des locomotives de l’Union Pacific étant suffisamment spacieuses, nous installâmes le gamin dans un coin bien chaud, face au tabouret du chauffeur, et il ne tarda pas à s’endormir. Nous arrivâmes à Rawlins vers minuit. La bourrasque de neige continuait de plus belle. Ici on devait garer la locomotive dans le dépôt et la remplacer par une autre. À l’arrêt du train, je descendis rapidement de la locomotive pour tomber en plein dans les bras d’un fort gaillard vêtu d’un ample pardessus. Il me posa diverses questions. Vivement je lui demandai qui il était. Tout aussi vivement il m’apprit qu’il était le shérif. Je rentrai mes cornes et écoutai, prêt à répondre.

Il commença par me donner le signalement du gosse qui dormait encore sur la machine. Mes pensées tournoyaient dans ma tête. De toute évidence, la famille était sur la piste de l’enfant, et le shérif avait reçu par télégramme des instructions d’Orégon. Oui, j’avais vu ce garçon. Je l’avais d’abord rencontré à Ogden. La date concordait avec les renseignements personnels de l’officier. Mais le petit était resté quelque part en arrière, expliquai-je, car cette nuit-là même on l’avait jeté au fossé du train, à son départ de Rock Springs. Pendant tout ce temps je faisais des vœux pour que le jeune chenapan ne se réveillât point et ne descendît pas de la cabine. Il m’eût mis dans un joli pétrin !

Le shérif allait me quitter pour interroger les gardes-frein, quand il se ravisa :

— Vous, je vous défends de rester ici, me dit-il. Compris ? Vous allez bien vite remonter dans ce train quand il partira, hein ? Si jamais je vous pince en ville !…

Je lui jurai que je me trouvais ici bien malgré moi. Ma seule excuse c’était l’arrêt du train dans son fichu patelin, que j’avais hâte de quitter le plus tôt possible.

Tandis qu’il s’éloignait vers les employés, je regrimpai dans la cabine. Le gamin venait de s’éveiller et se frottait les yeux.

Je lui racontai la nouvelle et lui conseillai de rester dans la locomotive jusqu’à ce qu’elle fût garée au dépôt. Bref, mon jeune protégé, installé sur le chasse-pierres, repartit avec le même train. Je lui recommandai de prier le chauffeur, à l’arrêt suivant, de le laisser monter dans la cabine.

Quant à moi, je fus débarqué purement et simplement. Le nouveau chauffeur était jeune et trop zélé pour enfreindre les règlements de la compagnie interdisant l’accès de la locomotive aux vagabonds. Il repoussa donc mon offre de charger le charbon. Je me plais à croire que le gamin eut gain de cause, car passer la nuit entière sur un chasse-pierres par cette tempête, c’eût été la mort.

Chose étrange, je ne saurais dire ici de quelle façon on se débarrassa de moi à Rawlins. Je me revois seulement en train de regarder filer les wagons, qui furent aussitôt happés par la tourmente de neige. Ensuite je me rendis dans un bar pour me réchauffer. Au moins là, il y avait de la lumière et de la chaleur ! La boutique était flamboyante et l’entrée libre. Le pharaon, la roulette, les dés et le poker, toute la fête battait son plein, animée encore par la présence de quelques toucheurs de bœufs en bombe. Je venais précisément de me mettre dans leurs bonnes grâces et engloutissais mon premier verre à leurs frais, lorsqu’une lourde poigne s’abattit sur mon épaule. Je me détournai et poussai un soupir : c’était le shérif !

Sans mot dire il me conduisit dehors, dans la neige.

— Il y a, en gare, un train spécial d’oranges, annonça-t-il.

— Il fait bigrement froid cette nuit, alléguai-je timidement.

— Le train part dans dix minutes !

Ce fut tout. Aucune discussion possible. Lorsque ce convoi spécial d’oranges quitta la gare, j’étais, une fois de plus, installé dans la boîte à glace. À une trentaine de kilomètres de Laramie, craignant que mes pieds ne fussent gelés avant le matin, je me redressai entièrement, ma tête sortant par l’ouverture du toit, et me mis à battre la semelle. La neige tombait trop épaisse pour que l’on pût me voir. Après tout, qu’importait ?

Mon quart de dollar me procura un repas chaud à Laramie ; sitôt après je sautais sur le wagon postal d’un train de voyageurs qui grimpait sur la crête des montagnes Rocheuses. On ne monte pas, en général, sur un tel wagon en plein jour, mais par ce blizzard je doutais que les gardes-frein eussent le courage de me chasser. Et ils s’abstinrent, en effet.

Cependant, à chaque arrêt ils se firent un devoir de venir voir si je n’étais pas encore gelé.

Au monument d’Ames, tout au sommet de des montagnes Rocheuses, je ne sais plus à quelle altitude, un garde-frein s’approcha de moi une dernière fois.

— Eh ! vagabond, vois-tu ce convoi garé là-bas pour nous laisser passer ?

Je l’aperçus sur l’autre voie, à six pieds de distance. Quelques pieds de plus et dans cette tempête je n’aurais rien pu distinguer.

— Eh bien, l’arrière-garde de l’armée de Kelly se trouve dans une de ces voitures.

Ils ont deux pieds de paille sous eux, et ils sont si nombreux qu’ils se tiennent bien au chaud.

Son conseil me paraissant judicieux, je jugeai bon de le suivre, décidé toutefois, si le garde-frein m’avait conté une blague, à reprendre ma place sur le wagon postal dès que s’ébranlerait le train de voyageurs.

Mais le renseignement était excellent. Je trouvai le wagon en question, un immense frigorifique, avec la porte ouverte pour l’aération. Je grimpai dedans, marchai sur la jambe d’un homme, puis sur le bras d’un autre. Dans la demi-obscurité je distinguais seulement des bras, des jambes et des corps dans un pêle-mêle inextricable. Jamais je n’avais vu une telle confusion de corps humains. Tous les hommes étaient allongés dans la paille, par-dessus, par-dessous, et enlacés l’un autour de l’autre. Quatre vingt-quatre robustes vagabonds étendus de tout leur long tiennent de la place ! Les corps que je piétinais se soulevaient sous moi comme les vagues de la mer et me poussaient en avant. À un certain moment, je perdis pied et tombai assis brusquement sur la tête d’un homme. L’instant d’après celui-ci se dressait, furieux, sur ses mains et ses genoux et j’étais projeté en l’air. Ce qui monte au ciel doit en redescendre, et je m’abattis sur le crâne d’un autre.

Les événements qui se déroulèrent ensuite se brouillent un peu dans ma mémoire. J’eus l’impression de passer dans une batteuse mécanique. Je fus lancé comme un paquet d’un bout à l’autre du wagon. Ces quatre-vingt-quatre Hoboes jouèrent ainsi au ballon avec moi jusqu’à ce que mon corps trouvât, par suite de quelque miracle, un peu de paille où se poser. Je venais de payer mon entrée dans cette bande joyeuse.

Tout le reste de la journée, nous roulâmes dans la tempête. Pour tuer le temps, il fut décidé que chacun raconterait une histoire, une bonne histoire, et, surtout, inédite. La pénitence serait la machine à battre. Personne ne faillit à la règle. Jamais de ma vie je n’ai entendu pareille débauche d’aventures. Ici se trouvaient réunis quatre-vingt-quatre lascars venus de tous les coins du monde (je faisais le quatre-vingt-cinquième). Chacun sortit un chef-d’œuvre. Il le fallait, sans quoi le délinquant eût passé à la batteuse.

Vers la fin de l’après-midi nous atteignîmes Cheyenne. La tempête touchait à son point culminant, et bien que nous n’eussions rien mangé depuis le matin, aucun de nous ne se sentait l’envie d’aller mendier son dîner. Pendant toute la nuit nous roulâmes à travers la tourmente de neige, et le lendemain nous entrions dans les douces plaines de Nébraska. Le soleil étincelait sur une terre souriante, mais nous ne nous étions rien mis sous la dent depuis quarante-huit heures. Nous apprîmes que le convoi arriverait vers midi à Grand Island, si je me souviens bien.

Après avoir réuni entre nous l’argent nécessaire, nous envoyâmes un télégramme aux autorités de la ville. Le texte du message annonçait le débarquement, vers midi, de quatre-vingt-cinq Hoboes affamés et nous ajoutions qu’il serait expédient de leur tenir un déjeuner tout prêt. Les édiles de Grand Island avaient deux moyens d’en sortir : nous nourrir ou nous jeter en prison. Dans cette dernière éventualité, ils devraient tout de même nous sustenter ; aussi prirent-ils la sage précaution de nous offrir un repas, solution d’ailleurs économique entre toutes !

Lorsqu’à midi le convoi pénétra dans Grand Island, nous étions assis sur le toit des wagons, balançant nos jambes au soleil. Tous les policiers de la ville faisaient partie du comité de réception. On nous conduisit par escouades aux différents hôtels et restaurants où nous trouvâmes la table servie. Nous jeûnions depuis quarante-huit heures ; aussi nous nous mîmes à l’œuvre sans tarder. L’administration de la police avait eu l’excellente idée d’obliger le train à nous attendre. Il s’ébranla lentement et les quatre-vingt-cinq bonshommes, échelonnés sur la voie, prirent les wagons d’assaut.

Ce soir-là nous nous passâmes de dîner, tout au moins les autres, car je fis exception. Juste à l’heure du repas, le convoi quitta une petite ville, et un individu grimpa dans notre voiture où je jouais au pédro avec trois autres types. La chemise de l’homme était gonflée de façon suspecte. À la main il portait un récipient bosselé et tout fumant. Je humai le « java », remis mes cartes à l’un de ceux qui nous regardaient, et lâchai la partie en m’excusant. Puis, à l’autre bout du wagon, poursuivi de coups d’œil envieux, je m’assis à côté du nouveau venu et partageai son « java » et les quelques vivres qu’il tenait sous sa chemise.

C’était mon Suédois !

Vers dix heures du soir nous arrivions à Omaha.

— Laissons donc tomber tous ces gars-là, me dit le Suédois.

— J’allais te le proposer, répondis-je.

Lorsque le convoi entra dans Omaha, le Suédois et moi nous songeâmes à descendre. Suspendus aux échelles de côté, nous étions prêts à nous laisser choir, mais le train ne s’arrêta pas. De longues files de policiers, dont les boutons et les étoiles de cuivre étincelaient sous les becs électriques, s’alignaient de chaque côté de la voie. Nous savions bel et bien ce qui nous attendait si nous tombions dans leurs bras ! Nous ne quittâmes pas nos échelles, et le train traversa le fleuve Missouri dans la direction de Council Bluffs.

Le « général » Kelly[1], avec une armée de deux mille vagabonds, campait dans le parc de Chautauqua, à plusieurs kilomètres de là. Notre bande formait l’arrière-garde. Abandonnant nos wagons à Council Bluffs, nous nous préparâmes à rejoindre le campement. La nuit était devenue froide et de violentes bourrasques accompagnées de pluie nous glaçaient et nous trempaient jusqu’aux os. Plusieurs policiers nous conduisaient vers le camp. Le Suédois et moi guettâmes l’occasion et nous réussîmes à nous échapper.

La pluie se mit ensuite à tomber à torrents ; dans l’obscurité, si épaisse que nous ne distinguions pas nos propres mains lorsque nous les placions devant nos visages, semblables à deux aveugles, nous tâtonnâmes en quête d’un abri. Notre instinct dut nous guider, car en un rien de temps nous butions contre un bar, non pas un bar qui était ouvert et accueillait des clients, ni un bar fermé la nuit, ou encore un bar avec une adresse fixe, mais un bar étayé d’énormes piliers de bois, monté sur roues et qui se transportait d’un endroit à un autre. Les portes en étaient fermées à clef. Une rafale s’abattit sur nous. Nous n’hésitâmes plus. La porte vola en morceaux et nous pénétrâmes à l’intérieur.

J’avais passé de bien horribles nuits, « porté la bannière »<ref> Expression qui signifie, dans l’argot des vagabonds, errer la nuit dans les grandes villes, pourchassé par les policiers.</ref> dans d’infernales métropoles, je m’étais couché dans des mares d’eau, j’avais dormi dans la neige avec deux couvertures quand le thermomètre à alcool marquait soixante-quatorze degrés au-dessous de zéro (soit la bagatelle de vingt-trois degrés centigrades au-dessous de zéro), mais je tiens à affirmer ici que je n’ai jamais connu de nuit aussi misérable que celle que j’ai endurée en compagnie du Suédois dans la buvette roulante de Council Bluffs. D’abord, cette baraque surélevée offrait une multitude d’ouvertures dans le plancher disjoint à travers lequel sifflait le vent. Ensuite, la cave était vide : pas de bouteilles d’eau-de-vie pour nous ravigoter et nous faire oublier notre guigne. Nous ne possédions pas de couvertures et dans nos frusques détrempées nous essayâmes de dormir. Je me roulai sous le comptoir, et mon camarade se mit sous la table. Les trous et les crevasses du plancher rendaient la position intenable. Au bout d’une demi-heure, je m’étendais sur le comptoir et peu après le Suédois s’allongeait sur sa table.

Et là nous grelottâmes en attendant le jour. Je tremblais au point que mes muscles, épuisés, me causèrent d’horribles douleurs. Le Suédois ne faisait que gémir et grogner. À chaque instant, je l’entendais marmotter en claquant des dents : « Jamais plus, jamais plus ! »

Il répéta ces mots sans arrêt, même lorsqu’il fut gagné enfin par le sommeil.

À la première grisaille de l’aurore nous quittâmes notre lieu de souffrance. Dehors nous nous trouvâmes dans un brouillard dense et glacé. Nous atteignîmes à grand-peine la voie ferrée, trébuchant à chaque pas. Je retournai à Omaha pour mendier mon déjeuner ; mon compagnon continuait jusqu’à Chicago.

L’heure de la séparation avait sonné. Nous nous tendîmes nos mains engourdies. Quand nous essayâmes de parler, nos dents se mirent à claquer et nous fûmes incapables de proférer une parole. Nous étions seuls, séparés du monde : tout ce que nous en voyions était un court ruban de rails dont les deux extrémités se perdaient dans la brume mouvante.

Muets, nous nous regardions fixement l’un l’autre, nos mains s’étreignant avec sympathie. Le visage du Suédois était bleui par le froid et le mien devait être semblable.

Je réussis tout de même à lui poser cette question :

— Jamais plus quoi, disais-tu cette nuit ?

Les mots luttaient pour sortir de son gosier ; puis ils me parvinrent, faibles et lointains, dans un léger murmure de son âme glacée.

— Jamais plus un vagabond !

Il fit une pause, et sa voix, s’affermissant, devint rauque comme pour confirmer sa volonté.

— Fini, pour moi, le vagabondage ! Je vais chercher du turbin. Tu devrais en faire autant ! Des nuits comme celle-ci donnent des rhumatismes.

Cette fois il me secoua la main avec quelque vigueur.

— Au revoir, Bo[2]! dit-il.

— Salut, Bo ! répondis-je.

L’instant d’après nous étions séparés et engloutis par le brouillard.

Ce fut notre dernière rencontre. Mais à la tienne, monsieur le Suédois, où que tu te trouves ! Je souhaite que tu aies déniché ton fameux turbin !

  1. Vers 1890, l’Amérique traversait une crise économique aiguë. Le chômage et la misère sévissaient partout. Un nommé Kelly, soutenu financièrement par des milliers de citoyens, fit une campagne à travers le pays et enrôla une véritable armée de sans-travail qui défila dans les capitales des principaux États. Un autre « général », appelé Coxey, fit encore plus parler de lui. À Washington, ses troupes causèrent même des troubles assez graves ; un grand nombre de ses soldats furent assommés par la police. Kelly réquisitionnait d’autorité, comme on le verra plus loin, les trains de marchandises pour le transport de ses hommes. Ces manifestations populaires forcèrent le Congrès à voter, en 1892, certaines lois d’utilité publique, entre autres la construction de bonnes routes, ce qui permit d’employer des milliers de travailleurs. – N.d.T.
  2. Abréviation de hobo. (N. du T.)