Les Vagabonds du rail/05

Traduction par Louis Postif.
Editions Edito Service (p. 117-145).

V

LE PÉNITENCIER

Pendant deux jours on m’employa dans la cour de la prison à de pénibles corvées.

Bien que j’eusse tiré au flanc chaque fois que j’en trouvais l’occasion, j’étais à bout de forces. Et tout cela à cause de la nourriture. Il était impossible à un homme de fournir un pareil labeur avec de tels aliments. Du pain et de l’eau, voilà tout ce qu’on nous donnait. Une fois par semaine nous étions supposés recevoir de la viande ; mais nombre d’entre nous s’en passaient. De plus, toutes les substances nutritives en ayant été préalablement extraites dans le bouillon, le fait d’en goûter une fois par hasard ne prenait aucune importance à nos yeux.

Ce régime de pain et d’eau constituait une anomalie capitale. Si nous recevions de l’eau en abondance, en revanche nous manquions de pain. Une ration était grosse à peu près comme les deux poings, et chaque prisonnier touchait trois rations par jour. Je dois ajouter que l’eau possédait une qualité essentielle : elle était chaude. Le matin nous la baptisions « café » ; à midi elle s’élevait à la dignité de « soupe », et le soir elle se déguisait en « thé ». Mais c’était toujours la même eau. Les convicts l’appelaient « l’eau enchantée ». Le matin, c’était de l’eau noire, et cette couleur provenait de ce qu’on y avait bouilli des croûtes de pain brûlé. À midi on la servait, moins la couleur, plus du sel et un soupçon de graisse. Le soir elle nous arrivait avec une nuance châtain pourpre qui défiait toutes conjectures : c’était du thé absolument infect, mais de la bonne eau chaude.

Quelle bande d’affamés nous étions dans ce pénitencier du comté d’Érié ! Seuls les prisonniers à long terme mangeaient à peu près à leur faim : à notre régime ils n’auraient pas tardé à claquer. Je sais à quoi m’en tenir, car il y en avait toute une rangée au rez-de-chaussée de notre hall, et lorsque j’étais homme de confiance j’avais l’habitude de leur soustraire des aliments pendant que je les servais. On ne peut vivre seulement de pain, surtout lorsqu’on n’en a pas à sa suffisance.

Cependant mon nouvel ami tint sa promesse. Après deux jours de corvée dans la cour on me tira de ma cellule et je devins prévôt, autrement dit « homme de hall ». Matin et soir nous distribuions le pain aux prisonniers dans leurs cellules ; mais à midi on employait un système différent. Les détenus rentraient du travail sur une longue file. En passant la porte ils rompaient les rangs.

À l’intérieur, des morceaux de pain étaient empilés sur des plateaux. Là se trouvaient le « premier homme de hall » et deux acolytes, dont moi-même. Notre tâche consistait à tenir les plateaux pendant le défilé des détenus. Dès que le mien était vide, mon compagnon prenait ma place avec un plateau plein. Et vice versa. Les hommes se succédaient, chacun prenant de sa main droite une ration de pain.

Le rôle du chef différait quelque peu du nôtre. Il se servait d’une matraque. Debout près du plateau, il surveillait la distribution.

Les malheureux affamés n’arrivaient pas à perdre l’illusion de prendre, au moins une fois, deux rations. Mais durant mon passage à ce poste, jamais je n’en vis un réussir dans cette tentative. La matraque du premier homme de hall, rapide comme le coup de griffe du tigre, s’abattait sur la main qui avait osé se montrer ambitieuse. Celui-là savait apprécier la distance ! Il avait abîmé tant de mains avec sa matraque qu’il ne ratait jamais son coup. En outre, il punissait ordinairement le coupable en lui supprimant sa propre ration et en l’envoyant à sa cellule faire son dîner d’eau chaude.

Souvent, lorsque tous ces pauvres diables étaient enfermés, j’ai vu des centaines de portions supplémentaires cachées dans les cellules des prévôts. On pourrait taxer d’absurde le fait de garder ainsi du pain. Mais il constituait une de nos grattes. Nous étions des maîtres en économie et agissions de la même manière que les seigneurs de la mercante en société civilisée. Nous avions la haute main sur l’approvisionnement de la population, et, tout comme nos frères bandits du dehors, nous pressurions le consommateur. Nous organisions en somme le trust du pain. Une fois par semaine, les hommes qui peinaient dans la cour recevaient une carotte de tabac à chiquer de cinq cents. Cette marchandise était la monnaie courante de notre royaume. Deux ou trois rations de pain pour une carotte était notre étalon d’échange, et les convicts troquaient leur tabac, non parce qu’ils l’aimaient moins, mais parce qu’ils préféraient le pain. Oui, je le sais, cet acte équivalait à voler des bonbons à un enfant, mais qu’y faire ? Tout d’abord il nous fallait vivre. Et, en toute justice, l’esprit d’initiative et d’entreprise devait recevoir sa récompense. Après tout, nous ne faisions que singer nos supérieurs en dehors de ces murs, qui, sur une grande échelle, et sous le respectable déguisement de négociants, de banquiers et de magnats d’industrie, emploient les mêmes ruses que les nôtres. Que de drames horribles auraient pu arriver à ces malheureux sans notre intervention, je n’ose l’imaginer ! Dieu seul sait tout le pain que nous fîmes circuler dans le pénitencier du comté d’Érié ! Somme toute, nous encouragions la frugalité et l’épargne… chez les pauvres diables qui se privaient de leur tabac. Nous prêchions aussi d’exemple. Dans le cœur de chaque détenu nous inculquions l’ambition de devenir nos égaux et de se faire de la gratte. N’étions-nous pas des sauveurs de la société ?

Prenons un affamé qui n’avait pas de tabac. Peut-être avais-je affaire à un vicieux qui avait tout fumé à lui seul. Très bien. Il possédait une paire de bretelles. Je l’échangeais contre une demi-douzaine de rations de pain – ou une douzaine si cet article me paraissait bon. Quant à moi, je n’ai jamais porté de bretelles, mais cela importait peu. À l’autre bout je connaissais un type qui purgeait dix années pour assassinat. Celui-ci se servait de bretelles et en réclamait une paire. Je les abandonnerais contre une certaine quantité de viande. De la viande, voilà ce que je cherchais ! Peut-être encore avait-il un roman broché en lambeaux, un vrai trésor ici. Je le lirais et ensuite je l’échangerais avec le boulanger contre du biscuit, ou avec les cuisiniers contre de la viande et des légumes, ou avec les pompiers contre du bon café, ou avec quelqu’un d’autre contre le journal qui, par hasard, pénétrait dans la prison, Dieu sait comment ! Les cuisiniers, les boulangers et les pompiers étaient des prisonniers tout comme moi, et ils habitaient notre hall dans la première rangée au-dessus de la nôtre.

En un mot, tout un système organisé de troc fonctionnait dans ce pénitencier. On y voyait même circuler de l’argent introduit parfois en fraude par des détenus à court terme ; fréquemment il provenait du « salon de coiffure » où les nouveaux arrivants l’avaient déposé vous savez comment, mais la plus grande partie sortait des cellules des prisonniers à long terme. Comment avait-il échoué là ? Mystère.

Étant donné son éminente situation, le « premier homme de hall » avait la réputation d’un gros richard. Outre ses diverses grattes, il nous soutirait des pots-de-vin. Nous exploitions la misère commune, et lui était le fermier général qui nous dominait tous. C’est avec sa permission que nous exercions nos trafics spéciaux, et il nous fallait payer ce privilège. Ainsi que je l’ai dit, il passait pour être riche, mais jamais nous ne vîmes la couleur de son argent ; il vivait seul dans sa cellule, retiré dans sa grandeur solitaire.

Voici comment j’eus la preuve qu’on faisait commerce d’argent dans le pénitencier. Pendant un certain temps je fus compagnon de cellule du troisième homme de hall. Il possédait plus de seize dollars. Chaque soir, vers neuf heures, lorsqu’on avait poussé les verrous, il avait l’habitude de compter son gain. Et chaque soir, il ne manquait pas de me prédire la vengeance qu’il m’infligerait si j’osais le vendre aux autres prévôts. Il redoutait d’être volé, et le danger imminent s’annonçait de trois côtés différents. D’abord les geôliers. Un couple de ceux-ci pouvaient sauter sur lui, le rouer de coups pour insubordination, et le jeter au « solitaire » (le cachot) ; dans la mêlée ses seize dollars prendraient des ailes. Ensuite, le premier homme de hall pouvait les lui soustraire en le menaçant de lui supprimer son emploi et de le renvoyer aux travaux forcés dans la cour de la prison. Puis enfin, il fallait compter avec les dix prévôts ordinaires. S’ils avaient vent de sa fortune, il courait de fortes chances qu’un beau jour toute la bande l’acculât dans un coin et le soulageât de son magot. Oh ! nous étions de véritables loups, vous pouvez m’en croire, tout comme les types qui traitent les affaires dans Wall Street.

Il avait d’excellentes raisons pour nous craindre, mais je me méfiais autant de lui. C’était une brute épaisse, un ancien pilleur d’huîtres de la baie de Chesapeake, récidiviste qui avait tiré cinq ans dans la prison de Sing-Sing, et de plus un stupide carnivore. Il prenait au piège les moineaux qui volaient à travers les barreaux de notre hall. Lorsqu’il en capturait un, il courait avec l’oiseau dans sa cellule, où je l’ai vu broyer des os et cracher des plumes, tandis qu’il le dévorait tout cru. Ah ! mais non ! Jamais je ne l’ai vendu aux autres hommes de hall. Et c’est la première fois que je me hasarde aujourd’hui à parler de ses seize dollars.

Mais j’engageai tout de même quelque négoce avec lui. Il était épris d’une détenue enfermée dans le quartier des femmes. Comme il ne savait ni lire ni écrire, je lui lisais les lettres de sa bonne amie et rédigeais les réponses. Et je lui faisais payer mes services. J’ajoute que mes billets doux étaient particulièrement soignés : j’y mettais toute mon âme et toute ma science. Bien mieux : je gagnai pour lui le cœur de la belle, et je crains fort qu’elle ne fût amoureuse de son soupirant, mais du pauvre scribe que j’étais. Je vous le répète, ces lettres étaient de vrais poèmes.

Un autre de nos petits commerces consistait à « passer l’amadou ». Nous étions les messagers célestes, les porteurs de feu, dans ce monde de fer, de verrous et de barreaux. Quand les convicts rentraient le soir et étaient enfermés dans leurs cellules, ils désiraient généralement fumer. Alors nous ranimions l’étincelle sacrée, parcourant les galeries, allant d’une cellule à l’autre, avec nos amadous rougis. Les plus expérimentés, ou ceux avec lesquels nous brocantions, tenaient leurs amadous prêts à être allumés. Mais tous ne recevaient pas l’étincelle divine. Le type qui ne voulait rien donner se couchait sans fumer. Qu’avions-nous à craindre ? Nous étions toujours les plus forts, et s’il essayait de protester, deux ou trois d’entre nous tombions dessus et lui réglions son compte.

Car voici ce qu’on attendait des hommes de hall. Nous étions au nombre de treize pour cinq cents prisonniers environ. Nous étions censés accomplir notre travail ordinaire et maintenir l’ordre. Cette dernière tâche était la fonction des geôliers, qui s’en déchargeaient sur nous. À nous de faire régner la paix ! Si nous n’y réussissions pas, on nous renverrait aux travaux forcés, après un petit séjour dans le cachot. Mais pourvu qu’aucun scandale n’éclatât, nous pouvions continuer tranquillement nos petites affaires.

Essayons un moment d’examiner ensemble le problème. Nous voici treize brutes ayant sous notre coupe un demi-mille d’autres brutes. Cette prison était un vrai enfer et il nous appartenait, à nous autres, d’appliquer les règlements. Étant donné la nature des détenus, impossible de les mener par la douceur. Nous devions employer la terreur. Bien entendu, derrière nous, toujours prêts à nous soutenir, se tenaient les geôliers. Dans les cas extrêmes nous avions recours à leur intervention ; mais nous évitions de les déranger trop souvent, de crainte qu’ils ne choisissent des hommes plus capables pour nous remplacer. Nous les appelions donc rarement, et d’une manière fort paisible, lorsque nous voulions, par exemple, faire ouvrir une cellule. Le rôle du garde consistait simplement à décadenasser la porte, puis il s’en allait pour ne pas être témoin de ce qui se passerait lorsqu’une demi-douzaine d’hommes de hall feraient irruption dans la cellule.

Quant aux détails du passage à tabac, je préfère n’en point parler. Après tout, ce n’était là qu’une des moindres horreurs impossibles à publier, dans l’enfer du pénitencier du comté d’Érié. Je dis « publier », mais en toute justice je devrais dire « impossibles à concevoir ». Je n’aurais jamais pu me les figurer avant de les avoir vues, et pourtant je n’étais pas l’innocent poussin qui sort de l’œuf devant les problèmes de la vie et les affreux abîmes de l’humaine dégradation. Il faudrait une sonde pour atteindre le fond du pénitencier, et je ne fais qu’effleurer et en plaisantant les faits dont je fus témoin.

À certains moments, par exemple le matin, lorsque les prisonniers descendaient se débarbouiller, nous autres treize nous trouvions seuls parmi toute la bande et tous, jusqu’au dernier, nous en voulaient à mort. Songez donc ! Treize contre cinq cents ! Nous ne pouvions dominer que par la terreur ! Nous ne tolérions ni la moindre infraction au règlement ni la plus légère insolence, sans quoi nous étions perdus. Notre principe général était de frapper un détenu dès qu’il ouvrait la bouche, de le frapper durement, et avec ce qui nous tombait sous la main. L’extrémité d’un manche à balai appliqué en plein visage produisait d’ordinaire un effet des plus calmants. Mais ce n’était pas tout. De temps à autre il fallait faire un exemple. Aussi notre devoir était-il de courir sur le délinquant. Tous les prévôts circulant à proximité venaient aussitôt se joindre à la poursuite : cela faisait partie du règlement. Dès qu’un homme de hall se trouvait aux prises avec un convict, tous ses camarades étaient venus lui prêter main-forte. Peu importe qui avait raison : on devait frapper, et frapper avec n’importe quoi, en un mot, maîtriser l’homme.

Je me souviens d’un joli mulâtre d’une vingtaine d’années qui eut un jour l’idée saugrenue de faire respecter ses droits. Sa cause était des plus justes, mais cela ne l’aida en rien. Il habitait la galerie supérieure. Huit hommes de hall se chargèrent, en une minute et demie exactement, de lui enlever cette fantaisie, juste le temps nécessaire pour se rendre à sa galerie et lui faire descendre les cinq étages par l’escalier d’acier. Il parcourut cette distance sur toutes les faces de son anatomie sauf sur pieds, et les huit prévôts ne perdaient pas leur temps. Le mulâtre vint s’abattre sur le pavé d’où je suivais la scène. Il se remit debout et pendant un instant resta en équilibre, écarta les bras tout grands et poussa un cri affreux de terreur, de souffrance et de désespoir. Au même instant, comme un brusque changement de décor, les lambeaux de ses rudes vêtements de prisonnier tombèrent, le laissant entièrement nu, et le corps ruisselant de sang. Puis il s’écroula en une masse inconsciente. Il venait d’apprendre une leçon, ainsi que tous les détenus de cette enceinte qui avaient entendu son cri. Et moi aussi, d’ailleurs. Ce n’est certes pas un spectacle réjouissant de voir le cœur d’un homme se briser en une minute et demie !

Ce qui va suivre illustrera la manière dont nous expédiions les affaires en passant l’amadou. Une rangée de nouveaux arrivants est installée dans les cellules. Vous circulez devant les barreaux avec votre amadou allumé. « Dis, vieux, passe-nous du feu ! » appelle quelqu’un.

Vous êtes averti que cet homme possède du tabac sur lui. Vous lui tendez l’amadou et continuez votre chemin. Un peu plus tard, vous revenez et, comme par hasard, vous vous penchez entre les barreaux. « Hé, vieux, ne pourrais-tu me donner un peu de tabac ? » S’il n’est pas à la coule, il déclarera solennellement, neuf fois sur dix, qu’il ne lui en reste plus un brin. Tout va bien jusque-là. Vous sympathisez avec lui et poursuivez votre route. Mais vous savez pertinemment que son amadou ne lui durera que pour le restant de la journée. Le lendemain, vous vous promenez devant sa cellule, et il vous rappelle : « Dis, vieux, passe-moi du feu ! » Et vous répondez : « Tu n’as plus de tabac, tu n’as donc pas besoin de feu. » Et vous lui en refusez. Une demi-heure après, ou une heure, voire deux ou trois heures après, vous circulerez encore par là et l’homme vous suppliera d’une voix doucereuse : « Hé, viens un peu ici ! » Et vous approchez. Vous fourrez votre main entre les barreaux et on vous la remplit de précieux tabac. Seulement alors vous lui offrez du feu.

Cependant, un nouveau arrive duquel on ne peut tirer aucune gratte. Un mot mystérieux a circulé qu’il faut bien le traiter. D’où est parti ce mot d’ordre ? Jamais je ne pus le savoir. Fait indéniable, ce détenu est « pistonné ». Peut-être par un des principaux hommes de hall ; peut-être par quelque geôlier d’une autre partie de la prison ; peut-être le traitement de faveur a-t-il été acheté en haut lieu ; mais, quoi qu’il en soit, nous savons que nous devons le ménager si nous tenons à nous éviter des ennuis.

Nous autres, hommes de hall, nous étions des intermédiaires et des messagers. Nous organisions les échanges entre prisonniers dans les différentes parties de la prison, et nous prélevions notre commission des deux côtés. Parfois les objets troqués devaient passer entre une demi-douzaine de mains, chacun d’entre nous retenait sa part, et de quelque façon se faisait payer son entremise.

Quelquefois on restait en dette pour des services, et en d’autres cas on vous était redevable. C’est ainsi que j’entrai dans la prison débiteur de l’homme qui m’avait fait passer mes objets personnels en fraude. Environ une semaine après, un pompier me fourra dans la main une lettre qu’un coiffeur lui avait remise. Celui-ci la tenait du convict qui m’avait obligé. En vertu de la dette que j’avais contractée envers lui, j’étais tenu de transmettre la lettre. Mais il ne l’avait pas écrite lui-même. L’expéditeur était un prisonnier à long terme qui se trouvait dans son hall. L’enveloppe devait être remise à une prisonnière dans le quartier des femmes. Que cette épître lui fût destinée ou que la destinataire fût, à son tour, un anneau de la chaîne, je l’ignorais. Tout ce que je savais, c’était son signalement.

Deux jours passèrent, pendant lesquels je gardai la lettre en ma possession. Alors l’occasion propice s’offrit à moi. Les femmes faisaient le raccommodage de tous les vêtements des détenus. Quelques hommes de hall se rendaient au quartier des femmes et rapportaient d’énormes ballots. Je m’arrangeai avec le chef pour être du nombre. Portes après portes s’ouvraient devant nous. Nous entrâmes dans une vaste salle où les ouvrières étaient assises. Écarquillant de grands yeux pour reconnaître celle qu’on m’avait décrite, je finis par la découvrir et j’arrivai près d’elle. Deux grosses matrones aux yeux de lynx montaient la garde. Ma lettre dans la paume de la main, je jetai à la destinataire un coup d’œil significatif. Elle savait que je lui apportais des nouvelles ; elle les attendait même, car dès notre entrée elle s’était efforcée de deviner lequel d’entre nous était le messager. Mais une des gardiennes se tenait à deux pieds d’elle. Déjà mes compagnons soulevaient leurs paquets pour les emporter. Le temps passait. Je m’attardai auprès de mon paquet, faisant le simulacre de le nouer plus solidement. Cette mégère ne détournerait-elle pas les yeux ? Allais-je échouer dans ma mission ? À cet instant même une autre détenue se mit à plaisanter avec un des hommes de hall ; elle lui donna un croc-en-jambe et le pinça. La surveillante se tourna dans cette direction et tança vertement la délinquante. Je ne saurais affirmer si toute cette scène était préparée pour donner le change à la bonne femme, mais je bondis sur l’occasion. À présent la femme qui m’intéressait tendait la main sur son côté. Je me baissai pour ramasser mon ballot. Dans cette position penchée, je glissai l’enveloppe dans sa main, et j’en reçus une autre en échange. Le moment suivant, le fardeau prenait le chemin de mon épaule. Le regard de la surveillante se reporta sur moi parce que j’étais le dernier à sortir, mais je me hâtai de rattraper mes compagnons et je remis la lettre au pompier ; puis, elle passa des mains du coiffeur dans celles du détenu qui m’avait rendu service, et enfin arriva au prisonnier à long terme, dernier anneau de la chaîne.

Souvent nous portions des messages dont les intermédiaires étaient si nombreux que nous ignorions totalement l’envoyeur et le destinataire. De telles faveurs me seraient rendues à l’occasion, lorsque je me trouverais en rapport avec un des principaux agents de liaison. La prison entière était couverte d’un réseau de lignes de communication dont nous autres tenions les bouts. Nous n’étions, après tout, qu’une imitation de la société capitaliste : nous prélevions sur nos clients un lourd tribut. C’étaient des services rendus dont nous tirions avantage ; cependant il nous arrivait parfois d’obliger notre prochain sans le moindre esprit de lucre.

Durant tout mon séjour au pénitencier, je m’employai à cimenter mon amitié avec mon camarade de rencontre. Il avait beaucoup fait pour moi, et en retour il s’attendait à ce que je lui rendisse la pareille. Quand nous sortirions, nous voyagerions de compagnie, et, cela va sans dire, nous ferions des « coups » ensemble. Car mon ami était un simple malfaiteur, oh ! pas un as du crime, mais un simple malfaiteur qui volerait, cambriolerait, et, se voyant pincé, ne reculerait pas devant un meurtre. Nous passâmes plus d’une heure assis à deviser tranquillement tous les deux, préparant deux ou trois affaires dans un avenir immédiat ; il me taillait ma part de la besogne et nous en discutions les détails. J’avais fréquenté beaucoup de criminels, mais celui-ci ne devina pas une seule fois mes véritables intentions. Il croyait que j’appartenais à la bonne espèce, il m’affectionnait parce que je n’étais pas un sot et un peu aussi, j’imagine, pour moi-même. Bien entendu, je n’avais nul dessein de m’associer à son existence médiocre et sordide, mais j’eusse été idiot de refuser tous les avantages que son amitié me rendait possibles. Une fois embourbé dans la lave brûlante de l’enfer, on ne peut plus choisir son chemin : tel était mon cas au pénitencier du comté d’Érié. Il me fallait vivre en bons termes avec ces embusqués ou me résigner aux travaux forcés avec un régime de pain sec et d’eau, et, pour rester dans la bande, je devais m’accommoder de cette amitié plutôt équivoque.

La vie n’avait rien de monotone dans le pénitencier. Chaque jour il se passait quelque fait saillant : des prisonniers avaient des crises, devenaient fous, se battaient, ou les prévôts s’enivraient. Jack-l’Errant, un des hommes de hall, était notre étoile. C’était un pur professionnel, et en cette qualité il jouissait de toutes sortes de faveurs de la part des gardes-chiourme. Joë-de-Pittsburg, le second homme de hall, se joignait d’ordinaire aux beuveries de Jack-l’Errant, et ils disaient en plaisantant que le pénitencier du comté d’Érié était le seul endroit où l’on pouvait prendre des cuites sans se faire coffrer. On m’a raconté qu’ils s’intoxiquaient avec du bromure de potassium, volé au dispensaire. Mais quelle que fût la drogue, ce dont je suis certain, c’est que tous deux se soûlaient parfois abominablement.

Notre hall était un ramassis des plus sordides, composé des débris et de la pourriture, des scories et de la lie de la société : individus tarés, dégénérés, fous, crétins, épileptiques, monstres, avortons, en résumé un vrai cauchemar d’humanité. D’où les crises fréquentes chez nous. Elles semblaient contagieuses. Quand un détenu commençait à piquer une crise, d’autres suivaient son exemple. J’ai compté jusqu’à sept malheureux pris d’accès au même moment, emplissant l’air de leurs cris affreux, cependant qu’un nombre égal de détraqués, devenus furieux, vociféraient du haut en bas de la prison. Aucun soin n’était donné aux épileptiques, sauf un seau d’eau froide. Inutile d’appeler le médecin ou l’étudiant de service : ces messieurs refusaient de se déranger pour des cas aussi communs.

Nous avions, entre autres, un jeune Hollandais d’environ dix-huit ans qui tombait du haut mal presque chaque jour. Pour cette raison nous le gardions au rez-de-chaussée, près de notre rangée de cellules, les geôliers de la cour de prison s’en étant déchargés sur notre dos. Il demeurait toute la journée enfermé dans sa cellule avec un cockney qu’on lui avait adjoint comme compagnon. Non que le faubourien de Londres lui fût de quelque utilité. Dès que le Hollandais avait l’écume à la bouche, l’autre devenait paralysé de terreur.

Le pauvre diable ne connaissait pas un traître mot d’anglais. C’était un valet de ferme qui purgeait quatre-vingt-dix jours pour coups et blessures. Ses crises s’annonçaient par des hurlements pareils à ceux d’un loup. Pendant toute leur durée, il restait debout, puis il s’affalait de tout son long sur le carrelage. Dès que j’entendais ses cris féroces, je courais avec un balai vers sa cellule. Mais les hommes de hall n’ayant pas les clefs des cellules, je ne pouvais parvenir jusqu’à lui. Je le voyais cependant au milieu de sa cage étroite, tremblant convulsivement, les yeux roulés à l’envers en sorte qu’on ne voyait que le blanc, et hurlant comme un damné. J’avais beau faire, je n’arrivais pas à décider le cockney à lui prêter secours. Il s’aplatissait sur la couchette supérieure, le regard effrayé, n’en menant pas large. Sa propre raison n’était déjà pas elle-même très solide, et je m’étonne qu’il n’en soit pas devenu fou.

Je n’avais d’autre ressource que mon balai. Je l’introduisais à travers les barreaux, je l’appuyais sur la poitrine du malheureux, puis j’attendais. Au moment critique, il se balançait en avant et en arrière. Je suivais ses oscillations avec le balai, car on ne pouvait prévoir son terrible plongeon. Mais dès qu’il se produisait, je me trouvais là, soutenant l’homme et ralentissant sa chute autant que possible. Malgré tous mes efforts, jamais il ne s’affaissait doucement par terre ; habituellement son visage allait se meurtrir sur le dallage. Une fois sur le sol, tandis qu’il se tordait dans les convulsions, je lui lançais un seau d’eau. J’ignore si l’eau froide était un bon remède, mais je me conformais à l’usage en cours dans le pénitencier. Il restait là, étendu, trempé jusqu’aux os, pendant une heure environ, puis il se traînait jusqu’à sa couchette. Mon intervention sommaire valait mieux que de courir après un geôlier pour réclamer de l’aide. Et puis, que représentait ici un malade de cette espèce ?

Dans la cellule contiguë vivait un drôle de personnage, un homme qui faisait soixante jours pour avoir goûté au tonneau d’eaux grasses de Barnum : c’est du moins ce qu’il racontait. Ce pauvre crétin, au premier abord, paraissait doux et aimable. Les faits furent reconnus exacts. Il s’était introduit dans l’enceinte du cirque, et, se trouvant crever de faim ce jour-là, il s’était dirigé vers le tonneau de détritus et avait puisé dedans. « Et c’était du bon pain ! affirmait-il fréquemment, mais on ne voyait pas la viande, qui était sans doute au fond. » Un policier l’avait surpris et arrêté, et voilà pourquoi il séjournait ici.

Une fois je passais devant sa cellule avec, dans la main, un morceau de fil de fer. Il me le demanda avec tant d’insistance que je le lui tendis à travers les barreaux. En un clin d’œil, et sans autre outil que ses doigts, il le brisa en morceaux et transforma ceux-ci en une demi-douzaine d’épingles de sûreté. Il en aiguisa les pointes sur le carrelage. Par la suite j’organisai un véritable commerce de ces articles. Je fournissais la matière première, lui fabriquait, et je vendais le produit manufacturé. Comme salaire je lui donnais des rations supplémentaires de pain, et de temps à autre un morceau de viande, un os de soupe avec de la moelle.

Mais son emprisonnement agissait sur lui de façon fâcheuse. Chaque jour sa furie démente empirait. Les hommes de hall prenaient plaisir à l’exciter. Ils bourraient son pauvre crâne d’histoires abracadabrantes. Ils lui faisaient croire qu’une immense fortune lui avait été léguée. Afin de l’en dépouiller, on l’avait arrêté et jeté en prison. Il savait bien, parbleu, qu’il n’existait aucune loi empêchant quiconque de fourrager dans un baquet d’eaux grasses ! On l’avait donc emprisonné à tort. C’était simplement un coup monté pour le frustrer de son magot !

Je fus mis au courant par les hommes de hall qui se gaussaient de lui en racontant l’énorme blague qu’ils lui faisaient avaler. Ensuite il eut avec moi une sérieuse conversation au cours de laquelle il me parla de ses millions et du complot ourdi contre lui pour le voler. Puis il me nomma solennellement son détective privé. Je m’efforçai de le faire revenir à la réalité, lui affirmant qu’il s’agissait d’une erreur de nom. Je le quittai tout à fait calmé ; mais je ne pus empêcher les autres de s’acharner sur lui plus fort que jamais. En fin de compte, après une scène des plus violentes, il me supprima mon titre de détective et se mit en grève. Mon commerce d’épingles de sûreté cessa du coup. Il refusa d’en fabriquer davantage et il me criblait de bouts de fer à travers les barreaux quand je passais à portée de lui.

Il me fut impossible de renouer mes anciennes relations avec le pauvre toqué. Les autres hommes de hall lui racontèrent que j’étais un policier à la solde des conspirateurs. En attendant, ces sinistres farceurs lui firent perdre complètement la tête avec leurs sornettes. Ses malheurs fictifs minaient son esprit, et à la fin il devint fou furieux. Les geôliers refusèrent d’écouter son histoire de millions volés, et il les accusa de tremper dans le complot. Un jour il lança une gamelle de thé brûlant sur l’un d’eux. Alors on finit par étudier son cas. Le directeur de la prison s’entretint quelques minutes avec lui à travers les barreaux de sa cage, puis on vint le prendre pour le faire examiner par les médecins. Jamais plus on ne le revit. Je me demande parfois s’il est mort, ou s’il continue à radoter dans quelque cabanon.

Enfin arriva le plus beau des jours : mon élargissement. C’était aussi celui du troisième homme de hall, et la jeune femme que j’avais conquise pour lui l’attendait dehors à la porte. Ils s’éloignèrent ensemble, apparemment heureux.

Mon ami de rencontre et moi étions relâchés ensemble, et ensemble nous nous dirigeâmes vers Buffalo. Ne devions-nous pas rester inséparables ? Cette même journée nous mendiâmes des cents de compagnie dans la rue principale et les dépensâmes en bière. Sans cesse je cherchais l’occasion de filer. Un vagabond m’apprit à quelle heure partait un certain train de marchandises. Je calculai mon temps en conséquence. Au moment venu, mon « ami » et moi nous nous trouvions dans un débit devant deux bocks écumants. J’aurais bien voulu lui faire mes adieux ; il s’était montré bon envers moi. Mais je n’osai pas. Je m’enfuis par la porte du fond et sautai par-dessus la barrière.

Quelques minutes plus tard, je m’installais sur un train de la ligne du Western New York and Pensylvania Railroad roulant vers le sud du pays.