Les Vagabonds du rail/04

Traduction par Louis Postif.
Editions Edito Service (p. 87-116).

IV

PINCÉ !

Je me rendis aux chutes du Niagara dans un fourgon, ou, pour employer l’argot des vagabonds, un « Pullman à glissières ».

J’arrivai dans la ville l’après-midi et me dirigeai tout droit vers les chutes. Une fois mes yeux emplis de cette merveilleuse vision, je perdis la notion des choses. Impossible de m’arracher à ce spectacle grandiose. J’abandonnai l’idée d’aller frapper aux portes. Même l’espoir d’un « gueuleton assis » n’aurait pu me décider à m’éloigner de la cataracte.

La nuit vint, une superbe nuit baignée de lune, et je m’attardai près des chutes jusqu’après onze heures.

Il me restait à trouver un toit pour dormir.

Ayant entendu dire quelque part que la ville de Niagara Falls était inhospitalière aux vagabonds, je m’enfonçai dans la campagne. J’escaladai une barrière et me couchai dans un champ. Persuadé que Jean-la-Loi ne viendrait pas m’y dénicher, je m’étendis sur le dos dans l’herbe et dormis comme un tout petit enfant. L’air embaumé était si tiède que je ne m’éveillai pas une seule fois de toute la nuit. Mais à la première lueur grise du jour mes yeux s’ouvrirent, et je revis en esprit les admirables chutes. Je sortis du champ en sautant à nouveau la barrière et descendis la route pour les admirer une dernière fois. Il était encore très bon matin, à peine cinq heures, et je ne pouvais guère déranger avant huit heures les habitants pour mendier mon déjeuner. Je passerai donc trois bonnes heures au moins près du fleuve. Hélas ! je ne devais jamais plus contempler ni le fleuve ni les chutes !

La ville était endormie quand j’y pénétrai. Comme je suivais une rue tranquille, je vis sur le trottoir trois hommes qui s’avançaient vers moi. Je crus tout d’abord que c’étaient des vagabonds qui, tout comme moi, s’étaient levés de bonne heure. Ma supposition n’était pas tout à fait exacte. Les individus qui se trouvaient de chaque côté étaient bel et bien des trimardeurs, mais il n’en était pas de même de celui qui marchait entre eux. Je longeai le bord du trottoir pour les laisser passer, mais sur un ordre de celui du milieu, ils s’arrêtèrent net et leur gardien m’adressa la parole.

À l’instant même je devinai à qui j’avais affaire. Il appartenait à la « mouche » et les deux vagabonds étaient ses prisonniers. Jean-la-Loi faisait la chasse aux vers matineux et j’étais un de ces vers. Eussé-je été riche de l’expérience acquise durant les mois suivants, j’aurais pris immédiatement la poudre d’escampette et détalé comme le diable. Il aurait pu tirer sur moi, mais je ne me serais pas laissé prendre à moins d’être blessé. Jamais il n’aurait osé me poursuivre, car deux prisonniers dans la main valent mieux qu’un en fuite. Je restais planté là comme un mannequin lorsqu’il m’interpella. Notre conversation fut des plus brèves.

— À quel hôtel logez-vous ? questionna-t-il.

Il me tenait. Je n’étais descendu nulle part, et, comme je ne connaissais le nom d’aucun hôtel de l’endroit, je ne pouvais prétendre résider dans l’un d’eux. En outre, j’étais dehors de trop bonne heure. Toutes les circonstances se tournaient contre moi.

— Je viens d’arriver, répondis-je.

— Bien. Demi-tour et filez devant moi, mais ne vous éloignez pas trop. Quelqu’un désire vous parler.

J’étais pincé. Je savais pertinemment qui voulait me parler. Avec ce mouchard et les deux vagabonds sur mes talons, et sous la conduite du premier, j’ouvris la marche vers la prison de la ville. Là on nous fouilla, et nous déclarâmes notre identité. J’ai oublié à présent sous quel nom je fus inscrit. Je donnai celui de Jack Drake, mais, lorsqu’on visita mes poches, on trouva sur moi des lettres adressées à un certain Jack London. Ce mensonge flagrant me causa beaucoup d’ennuis, mais tout cela est loin, et aujourd’hui je ne sais si j’ai été arrêté sous le nom de Jack Drake ou de Jack London. Quoi qu’il en soit, ma déclaration doit encore figurer sur le registre d’écrou de la prison de Niagara Falls. On peut se renseigner et vérifier ce point. C’était vers la fin de juin 1894. Quelques jours après mon incarcération éclatait la grande grève des cheminots.

Du bureau on nous conduisit au quartier des Vagabonds. Les « Vagabonds » sont cette partie de la prison où l’on enferme, dans une immense cage de fer, les coupables de petits délits ; elle doit son nom à ce que la majeure partie de sa clientèle se compose de gens ramassés sur la route.

Nous y rencontrâmes plusieurs frères de misère qui avaient déjà été pincés ce matin-là, et à chaque instant la clef tournait dans la serrure pour laisser pénétrer deux ou trois nouveaux venus.

Enfin, lorsque nous fûmes seize, on nous fit monter à la salle du tribunal. Je vais vous décrire fidèlement ce qui se passa dans ce prétoire, car, sachez-le, mes sentiments de citoyen américain et de patriote reçurent là un choc dont ils ne se sont jamais remis.

Dans cette pièce se trouvaient les seize prisonniers, et un juge flanqué de deux baillis. Le juge semblait remplir l’emploi de son propre greffier. Aucun témoin. Pas un seul citoyen de Niagara Falls n’était présent pour constater comment on rendait la justice dans sa cité.

Le juge parcourut la liste des arrestations placée devant lui et appela un nom. Un vagabond se leva. Le magistrat jeta un coup d’œil à l’un des baillis.

— Vagabondage, Votre Honneur, dit le bailli.

— Trente jours, fit Son Honneur.

Et le vagabond se rassit.

Le juge appela un autre nom et un deuxième vagabond se leva.

Le jugement du premier avait duré exactement quinze secondes. Celui du suivant fut rendu avec autant de célérité. Le bailli annonça :

— Vagabondage, Votre Honneur.

Et son Honneur prononça :

— Trente jours.

C’était réglé comme du papier à musique. Quinze secondes par vagabond, et trente jours !

C’est un pauvre bétail muet, pensai-je en moi-même. Mais attendez un peu que mon tour vienne : je vais faire voir à Son Honneur comment je m’appelle.

Au cours de l’audience, Son Honneur, poussé par je ne sais quel caprice, donna à l’un de nous l’occasion de placer son mot. Le hasard voulut que cet inculpé ne fût pas un véritable hobo. Il ne portait pas les marques distinctives du professionnel. S’il se fût approché de notre bande lorsque nous attendions un convoi de marchandises, sans hésiter nous l’aurions classé parmi les « chats gais », synonyme de « bleu » chez les vagabonds. Ce chat gai n’était pas de première jeunesse, environ quarante-cinq ans, à mon avis. Il avait les épaules légèrement voûtées et une figure toute ravagée par les intempéries.

Pendant plusieurs années, d’après ses dires, il avait conduit des chevaux pour le compte d’une usine quelconque de Lockport, dans l’État de New York, si je me souviens bien. L’usine avait cessé de prospérer, et, finalement, pendant la crise de chômage de 1893, on l’avait mis à pied assez fréquemment. Cependant, on l’avait gardé jusqu’au bout, mais les derniers temps il n’avait pas travaillé régulièrement. Il expliqua les multiples difficultés rencontrées à trouver de l’embauche durant les mois suivants, alors que le chômage sévissait partout. Enfin, espérant être plus chanceux du côté des lacs, il était parti pour Buffalo. Naturellement, il était fauché. Voilà toute son histoire.

— Trente jours, dit Son Honneur, puis il appela le nom d’un autre coupable.

L’interpellé se leva.

— Vagabondage, Votre Honneur, annonça le bailli.

— Trente jours, répéta Son Honneur.

Et cela continua ainsi, quinze secondes et trente jours pour chaque inculpé.

La machine justicière broyait sans heurts. Étant donné l’heure matinale, sans doute Son Honneur n’avait pas encore déjeuné, et il était pressé d’en finir.

Cependant, mon sang américain se révoltait. Derrière moi se dressaient de nombreuses générations. Mes ancêtres avaient lutté, ils étaient morts pour obtenir le droit d’être jugés par un jury. C’était là mon héritage sacré, marqué de leur sang : à moi de le revendiquer ! Fort bien, jurai-je en moi-même : mon tour va venir !

Il arriva enfin. Mon nom, peu importe lequel, fut appelé, et je me levai. À peine le bailli avait-il achevé sa sempiternelle formule : « Vagabondage, Votre Honneur », que je déliai ma langue.

Mais au même instant le juge prononça la condamnation :

— Trente jours !

Je voulus protester. Aussitôt Son Honneur laissa tomber de ses lèvres le nom du vagabond suivant. Son Honneur s’arrêta juste le temps de me dire : « Taisez-vous ! »

Le bailli me força à m’asseoir. Et l’instant d’après le vagabond sur la sellette avait trente jours, et un autre était en train de recevoir les siens.

Lorsque nous eûmes tous passé – trente jours à chaque trimardeur – Son Honneur, juste au moment où il allait nous renvoyer, se tourna soudain vers le conducteur de chevaux de l’usine de Lockport, le seul homme qu’il avait laissé parler.

— Pourquoi avez-vous quitté votre place ?

Le charretier avait déjà expliqué comment son travail l’avait lâché, et cette demande le surprit.

— Votre Honneur, commença-t-il, interloqué, en voilà une drôle de question ?

— Trente jours de plus pour avoir quitté votre travail, dit Son Honneur, et l’audience fut levée, avec ce résultat : le conducteur eut soixante jours et chacun des autres trente jours.

On nous fit redescendre, on nous enferma et on nous donna à manger. Pour un déjeuner de prison, rien à dire : c’était le meilleur que je recevrais avant un mois.

Quant à moi, j’en restais éberlué. J’étais condamné, après un simulacre de jugement, où l’on me refusait non seulement la décision d’un jury, mais encore le droit de plaider coupable ou non coupable. Une autre victoire de mes pères me vint à l’esprit : l’habeas corpus. J’allais leur montrer à qui ils avaient affaire. Mais quand je réclamai un avocat, on se gaussa de moi. Le décret d’habeas était excellent en soi, mais quel avantage pouvais-je en retirer s’il m’était interdit de communiquer avec toute personne du dehors ? Patience ! Ils ne me garderaient pas éternellement. Attendez seulement que je sorte ! Je les remettrais à leur place. Je connaissais suffisamment le code et mes droits de citoyen pour divulguer leur ignoble façon de rendre la justice ! Des visions de poursuites en dommages et intérêts et de sensationnelles manchettes dans les journaux sautillaient devant mes yeux, lorsque les geôliers arrivèrent et nous bousculèrent pour nous faire passer dans le bureau principal.

Un policeman m’accrocha une menotte au poignet droit. Ah ! ah ! pensai-je, une nouvelle infamie ! Oui, attendez un peu que je sorte ! Sur le poignet gauche d’un nègre claqua l’autre menotte de cette paire. C’était un véritable escogriffe – plus de six pieds de haut – si grand que lorsque nous nous tenions debout l’un près de l’autre sa main soulevait légèrement celle des miennes qu’emprisonnait la menotte. C’était le nègre le plus insouciant et le plus heureux que j’eusse jamais connu.

Nous fûmes tous ainsi ligotés par couples. Ensuite on nous apporta une brillante chaîne d’acier qui fut glissée dans les anneaux de toutes les paires de menottes et fixée solidement au premier et au dernier anneau. Nous étions tous à présent compagnons de chaîne. On nous donna l’ordre de marcher et nous sortîmes dans la rue, escortés de deux officiers. L’énorme nègre et moi avions la place d’honneur, en tête de la procession.

Après l’obscurité sépulcrale de la geôle, le soleil extérieur nous parut éblouissant. Jamais je ne l’avais trouvé si doux qu’à présent. Prisonnier aux chaînes cliquetantes, je savais que bientôt je ne le reverrais plus avant trente jours. Longeant les rues de Niagara Falls, nous allâmes à la gare, dévisagés par les curieux, et surtout par un groupe de touristes sous la véranda d’un hôtel.

Il y avait beaucoup de jeu dans la chaîne, et avec un vacarme assourdissant nous nous assîmes, deux par deux, sur les sièges d’un compartiment de fumeurs. Bouillant d’indignation devant l’outrage perpétré contre ma personne et mes aïeux, j’étais cependant trop prosaïquement pratique pour en perdre la tête. Toute cette aventure représentait du nouveau pour moi. Trente jours de mystère m’attendaient, et je regardai autour de moi pour trouver quelqu’un qui pût me renseigner. Je savais déjà qu’on ne nous conduisait pas dans une petite prison d’une centaine de détenus, mais dans un grand pénitencier où l’on comptait deux mille convicts, purgeant des peines allant de dix jours à dix années.

Derrière moi, attaché à la chaîne par son poignet, était assis un homme aux muscles puissants, au torse carré et massif. Il pouvait avoir entre trente-cinq et quarante ans. Je le jaugeai tout de suite. Aux coins de ses yeux je lus la gaieté, le rire et la bonté. Quant au reste de sa personne, on eût dit une véritable bête, complètement amorale et possédant toute la passion et la violence excessive du fauve. Ce qui me le rendit quelque peu sympathique, c’étaient, aux coins de ses yeux, la gaieté, le rire et la douceur de la brute au repos.

Je sentais confusément que je m’entendrais bien avec lui. Tandis que mon compagnon de menottes, l’interminable négro, se lamentait tout en gloussant et en riant au sujet de quelque lessive qu’il était en train de perdre par suite de son arrestation, et que le train filait vers Buffalo, je liai conversation avec l’homme assis derrière moi. Sa pipe était vide. Je la lui bourrai de mon précieux tabac : j’en mis dans une seule pipe de quoi faire une douzaine de cigarettes. Plus nous bavardions plus il m’attirait, au point que je partageai tout mon tabac avec lui.

Je possède par bonheur une sorte de fluide pénétrant et je m’accorde suffisamment avec la vie pour me trouver à l’aise un peu partout. Je dus me pencher pour parler à cet homme, mais j’étais loin d’imaginer tout le bien qui allait en résulter pour moi. Il ne connaissait pas ce pénitencier où nous allions, mais il avait tiré un, deux et cinq « points » (un point c’est une année) dans d’autres bagnes et il était rempli d’expérience. Nous devînmes deux bons amis et mon cœur palpita lorsqu’il me conseilla de l’imiter et de suivre ses conseils.

Le train s’arrêta à une station à huit kilomètres environ de Buffalo, et nous autres, la bande des enchaînés, descendîmes de wagon. Je ne me souviens plus du nom de cette gare, mais il me semble que c’est Newcastle. Peu importe !

Nous parcourûmes une courte distance à pied. On nous fit entrer dans un tram, une de ces vieilles pataches avec, de chaque côté, un banc sur toute la longueur. On pria les voyageurs de se mettre tous du même côté, et nous autres, avec force cliquetis de chaînes, prîmes place de l’autre. Je revois encore le visage terrifié des femmes qui, sans nul doute, nous prenaient pour des assassins ou des dévaliseurs de banques. Je fis de mon mieux pour affecter un air féroce, mais mon compagnon de menottes, le nègre béat, roulait ses yeux avec insistance, riant et répétant à bout de champ : « Oh ! les madames ! Les madames ! »

Enfin nous mîmes pied à terre, et après une autre petite marche, nous fûmes conduits dans le bureau du pénitencier du comté d’Érié. Ici nous devions nous faire inscrire, et on pourrait encore trouver un de mes noms sur le registre d’écrou de cet établissement.

En outre, on nous demanda de déposer tout ce que nous possédions : argent, tabac, allumettes, canifs, etc.

Mon nouveau camarade me regarda en hochant la tête.

— Si vous ne laissez pas vos affaires ici, elles vous seront confisquées à l’intérieur, avertit l’employé.

Mon camarade me fit un clin d’œil. Ses mains étaient occupées, dissimulant leurs gestes derrière les autres prisonniers. (On nous avait enlevé les menottes.) Je l’observai et l’imitai, enveloppant dans mon mouchoir de poche les objets que je voulais garder. Nous fourrâmes ces paquets dans nos chemises. Je remarquai que nos compagnons, à l’exception d’un ou deux qui possédaient des montres, ne confièrent pas leurs biens au fonctionnaire. Ils étaient décidés à les cacher de quelque façon, se fiant à la chance ; mais ils montrèrent moins d’adresse que mon copain, car ils négligèrent de faire un paquet.

Les gardiens qui nous avaient conduits jusqu’alors ramassèrent la chaîne et les menottes et repartirent pour Niagara Falls, et nous autres, sous la surveillance de nouveaux geôliers, gagnâmes la prison.

Pendant notre passage dans le bureau, notre nombre s’était augmenté d’autres escouades de nouveaux venus, si bien que maintenant nous formions une queue de quarante ou cinquante hommes.

Sachez, vous autres qui ignorez tout de la prison, que les allées et venues à l’intérieur d’un établissement important sont soumises à autant de formalités que l’était le commerce au Moyen Âge. Une fois dans le pénitencier, on ne peut circuler où l’on veut. Impossible de faire un pas sans buter contre de lourdes portes d’acier toujours fermées à clef.

On nous mena chez le coiffeur, mais il nous fallut subir de longs retards pendant qu’on nous ouvrait les portes. La première station eut lieu dans le « hall » où nous pénétrâmes. Un hall n’est pas un corridor. Figurez-vous un parallélépipède construit en briques et d’une hauteur de six étages, chaque étage formé d’une rangée de cellules, environ cinquante par rangée ; vous avez devant vous, en un mot, un colossal rayon de miel de forme cubique. Posez-le à terre et enfermez-le dans une construction couverte d’un toit avec des murs tout autour. Vous aurez ce qu’on appelle un hall, dans le pénitencier du comté d’Érié. Pour compléter le tableau, placez une étroite galerie avec des garde-fous d’acier courant sur toute la longueur de chaque rangée et, de chaque côté du parallélépipède, imaginez toutes ces galeries réunies par une espèce de sortie de secours en cas d’incendie, consistant en un étroit escalier d’acier.

Nous fîmes halte dans le premier hall, attendant que quelque gardien vînt nous ouvrir une porte. Çà et là allaient et venaient des prisonniers, la tête et la face rasées, et vêtus d’uniformes à raies. Je remarquai au-dessus de nous, debout dans la galerie du troisième étage de cellules, un de ces détenus qui se penchait en avant, les bras appuyés sur la balustrade, apparemment indifférent à notre présence. Il avait l’air de regarder dans le vide. Mon compagnon fit entendre un léger sifflement. Le prisonnier baissa les yeux. Ils échangèrent des signaux, puis le paquet enveloppé dans le mouchoir de mon ami vola en l’air. L’autre l’attrapa et, rapide comme l’éclair, il le fit disparaître, puis de nouveau regarda dans le vague. Mon copain m’ayant recommandé de suivre son exemple, je saisis le moment où le gardien avait le dos tourné et mon paquet suivit l’autre dans la chemise du détenu.

Une minute plus tard la porte était ouverte et nous entrions en file indienne chez le barbier. Ici se trouvaient d’autres hommes habillés en détenus. C’étaient les coiffeurs de la prison. On voyait des baignoires, de l’eau fumante, du savon et des brosses à laver. On nous ordonna de nous dépouiller de nos vêtements et de nous baigner, chaque homme devant frotter le dos de son voisin ; précaution inutile, ce bain forcé, car la prison fourmillait de vermine. Après le bain, on nous remit à chacun un sac de toile.

— Fourrez toutes vos frusques dans ce sac, dit le gardien. Il ne sert à rien d’essayer de passer quelque chose en fraude là-dedans. Placez-vous en rang, tout nus, pour l’inspection. Les hommes punis de trente jours ou moins garderont leurs chaussures et leurs bretelles. Interdiction aux autres de conserver quoi que ce soit.

Cet ordre fut reçu avec consternation. Comment des hommes nus pouvaient-ils espérer cacher quelque chose qui échappât à l’inspection ? Seuls mon compagnon et moi étions sauvés. À ce moment précis les coiffeurs, prisonniers eux-mêmes, commencèrent leur travail. Ils passèrent parmi les pauvres bougres, se chargèrent aimablement de leurs précieuses petites possessions, avec promesse de les leur rendre un peu plus tard dans la journée. Ces barbiers étaient des philanthropes, à les entendre parler.

Aussitôt chacun se dépouilla. Allumettes, tabac, papier à cigarettes, pipes, couteaux, argent, tout se précipita dans les amples chemises des coiffeurs, gonflées de butin. Les gardiens faisaient mine de ne rien voir. Pour couper court à cette histoire, rien ne fut jamais rendu. Les figaros n’avaient pas eu, un seul instant, l’intention de restituer leur prise. Ils considéraient ces objets comme leur appartenant légitimement. C’était la gratte du barbier. Il y avait plusieurs autres grattes dans cette prison, ainsi que je devais l’apprendre ; et moi aussi j’étais destiné à en toucher, grâce à mon nouvel ami.

Derrière des fauteuils, les « merlans » s’activaient à l’envi. Dans cette boutique on coupait les cheveux et on rasait avec une rapidité que je n’aurais jamais soupçonnée. Les hommes se savonnaient eux-mêmes et les coiffeurs les rasaient à la vitesse d’une minute par homme ! Une coupe de cheveux exigeait un peu plus de temps. En trois minutes le duvet de mes dix-huit printemps fut gratté sur mon visage, et ma tête apparut aussi lisse qu’une boule de billard.

Barbes, moustaches, comme nos vêtements et ce que nous possédions, tout disparut en un clin d’œil. Vous pouvez m’en croire, lorsque l’opération fut terminée, nous avions tous des mines patibulaires. À ce moment seulement je me rendis pleinement compte de notre aspect misérable.

Ensuite on nous plaça en rang, quarante ou cinquante, nus comme les héros de Kipling qui assaillirent Lungtungpen. Il ne restait plus que nos souliers et nous-mêmes. Deux ou trois esprits forts qui s’étaient méfiés des barbiers et avaient dissimulé des objets sur eux se virent confisquer leur tabac, leurs pipes, leurs allumettes et quelque menue monnaie.

Après la fouille, on nous apporta nos nouveaux vêtements, de grossières chemises, des vestes et des pantalons aux rayures éclatantes. Jusque-là j’avais toujours cru qu’on n’infligeait à un homme le port de l’uniforme rayé que lorsqu’il avait été reconnu coupable d’un crime. Je n’hésitai pas davantage et revêtis l’insigne de la honte et, pour la première fois, j’exécutai la promenade dégradante des prisonniers.

À la queue leu leu, les mains sur les épaules de l’homme qui marchait devant, nous arrivâmes dans un autre grand hall. Ici on nous rangea contre le mur en une longue file et on nous ordonna de découvrir nos bras gauches. Un jeune homme, étudiant en médecine, qui s’exerçait à son métier sur du bétail tel que nous, passa devant la rangée. Il vaccinait à peu près trois fois plus vite que les coiffeurs rasaient. Après nous avoir recommandé d’éviter de frotter nos bras à quoi que ce fût et de laisser le sang sécher de façon à former une croûte, on nous accompagna à nos cellules. Ici mon ami et moi fûmes séparés, mais pas avant qu’il m’eût glissé à l’oreille :

— Suce ton vaccin !

Aussitôt que je fus enfermé, je suçai à fond le vaccin de mon bras et le crachai. Par la suite je vis des hommes qui, ayant négligé cette précaution, souffraient d’horribles plaies au bras, des trous où j’aurais facilement introduit mon poing. Que n’avaient-ils fait comme moi ?

Dans ma cellule se trouvait un autre prisonnier. C’était un homme jeune, viril, peu expansif, mais très intelligent, un type merveilleux tel qu’on en rencontre rarement, et ceci en dépit du fait qu’il venait de purger une peine de deux ans dans quelque pénitencier de l’Ohio.

Nous étions enfermés depuis une demi-heure à peine lorsqu’un détenu déambula dans la galerie et jeta un coup d’œil à travers les barreaux de notre cellule. C’était mon copain. Il avait la liberté de circuler. On le lâchait à six heures du matin et on ne le renfermait qu’à neuf heures du soir. Il faisait partie de la clique qui gardait le hall, et celui qui lui avait assigné cet emploi était lui-même un prisonnier qui arborait le titre de « Premier homme de Hall ». On comptait treize hommes de garde, dix hommes surveillaient chacun une galerie de cellules, et au-dessus d’eux trônaient le Premier, le Second et le Troisième homme de Hall.

Nous autres, nouveaux venus, nous devions demeurer dans nos cellules pendant le reste de la journée, m’informa mon copain, afin que le vaccin eût le temps de prendre. Puis le lendemain matin nous serions envoyés aux travaux forcés dans la cour de la prison.

— Mais dès que je le pourrai, je te relèverai du travail, promit-il. Je vais faire chasser un des types du hall et te mettre à sa place.

Il fourra sa main dans sa chemise, en retira le mouchoir de poche contenant mes trésors, me le passa à travers les barreaux et repartit en longeant la galerie.

J’ouvris le paquet. Tout y était. Il n’y manquait pas même une allumette. J’offris à mon compagnon de cellule de quoi confectionner une cigarette.

Au moment où j’allais craquer une allumette, il m’arrêta. Une minable couverture sale recouvrait chacune de nos couchettes. Il en déchira une bande étroite et l’enroula très serrée en une mèche longue et mince. Il y mit le feu avec une précieuse allumette. Le rouleau de coton ne flamba pas. À son extrémité un charbon rouge couvait lentement. Cela pouvait durer des heures, et mon compagnon appelait cela un « amadou ». Lorsqu’il serait presque consumé, nous en préparerions un autre, que nous ferions prendre en le rapprochant du premier et en soufflant dessus. Par ma foi, nous aurions pu donner des conseils à Prométhée sur la conservation du feu !

À midi, on nous servit le dîner. Au bas de la porte de notre cage était aménagée une petite ouverture ressemblant à une chatière. Par cet orifice on glissa deux morceaux de pain sec et deux gamelles de « soupe ». Une portion de soupe consistait en un litre d’eau environ avec une goutte de graisse flottant à la surface et quelques grains de sel.

Nous bûmes la soupe, mais nous ne touchâmes pas au pain. Non parce que nous n’avions pas faim, ou que le pain fût immangeable. Mais nous avions nos raisons personnelles. Mon compagnon avait découvert que notre cellule grouillait de punaises. Dans toutes les crevasses et les interstices des briques, là où le ciment était tombé, florissaient de grandes colonies de ces puants insectes. Les indigènes s’aventuraient même au-dehors en plein jour et pullulaient par centaines sur les murs et le plafond. Mon compagnon connaissait à fond les mœurs de cette vermine. Tel l’intrépide Roland, il fit entendre le son du cor. Jamais on ne vit pareille bataille. Elle dura des heures. Et quand les derniers survivants de l’armée en déroute se réfugièrent dans leurs forteresses de briques et mortier, notre besogne n’était qu’à moitié faite. Nous mâchâmes des bouchées de notre pain de façon à le réduire à la consistance du mastic. Lorsqu’un fuyard se réfugiait dans une fente entre les briques, vite nous l’emmurions avec un morceau de cette pâte. Nous continuâmes notre extermination jusqu’à la nuit, et jusqu’à ce que chaque trou, chaque recoin et chaque fissure fussent bouchés. Je frémis en songeant aux tragédies de famine et de cannibalisme qui ont dû s’ensuivre derrière ces remparts plâtrés de pain.

Fatigués et affamés, nous nous jetâmes sur nos couchettes, dans l’attente de notre dîner. Nous avions, en réalité, abattu de la bonne besogne. Au moins, disions-nous, dans les semaines qui allaient suivre nous ne souffririons plus de ces infâmes bestioles que nous hospitalisions. Nous nous étions privés de manger, nous avions sauvé notre épiderme aux dépens de notre estomac, mais nous étions satisfaits. Hélas ! de quelle futilité est l’effort humain ! À peine notre long travail était-il achevé qu’un garde ouvrit la porte. On amenait dans la prison une nouvelle fournée de prisonniers. Il fallait changer de domicile. On nous transféra dans une autre cellule, deux étages plus haut, pour nous y enfermer.

Le lendemain matin de bonne heure on ouvrit nos cellules. En bas, dans le hall, avec les centaines de détenus assemblés là, nous nous rangeâmes à la queue leu leu, comme précédemment, et on nous conduisit dans la cour de prison pour travailler.

Le canal Érié coule au fond de la cour du pénitencier du comté. Notre tâche consistait à décharger les bateaux, à porter sur nos dos, jusqu’à la prison, d’énormes pièces de fer. Tout en trimant, j’étudiais la situation et supputais les chances d’une fuite. Il n’y en avait pas l’ombre. Au sommet des murs extérieurs, sur une espèce de chemin de ronde, circulaient des gardiens armés de fusils à répétition ; en outre, des mitrailleuses étaient braquées sur nous dans les tourelles des sentinelles.

Je ne me tracassai pas pour autant. Trente jours, après tout, s’écouleraient assez vite. Je les passerais donc, tout en accumulant des témoignages que j’emploierais, une fois sorti, contre les harpies de la justice. Je leur ferais voir ce dont était capable un jeune Américain qui s’était vu refuser le droit d’être jugé par un jury, le droit de se défendre, de plaider innocent ou coupable. On m’avait refusé même un jugement (je ne pouvais considérer comme un jugement ce qui s’était passé à Niagara Falls). On m’avait refusé de recourir à un avocat ou à toute autre personne, et par là même on m’interdisait de solliciter l’habeas corpus ; ma figure avait été rasée, mes cheveux coupés courts, on m’avait revêtu de l’infamante livrée à rayures ; on me forçait maintenant à travailler comme un cheval avec un régime de pain et d’eau, et je défilais dans cette marche dégradante sous la surveillance de gardiens. Pour quelle raison ? Qu’avais-je fait ? De quel crime m’étais-je rendu coupable envers les bons citoyens de Niagara Falls pour que tous ces châtiments s’abattissent sur moi ? Je n’avais même pas violé leur règlement interdisant de « coucher dehors ». J’avais dormi au-delà de leur juridiction, cette nuit-là. Je n’avais même pas mendié un repas, ni même des sous dans leurs rues. Je m’étais contenté de marcher sur leur trottoir et de tomber en extase devant leur sacrée cascade ! Et quel mal y avait-il à cela ? Strictement parlant, je ne me reprochais aucun délit. Fort bien ! Je le leur montrerais lorsque je serais libre !

Le lendemain j’interpellai un gardien. Je voulais à toute force que l’on me procurât un avocat. Le bonhomme éclata de rire. Ainsi firent les autres geôliers à qui je m’adressai. J’étais, en vérité, sans communication possible avec le monde extérieur. J’essayai d’écrire une lettre, mais j’appris que toutes les correspondances étaient lues, censurées ou confisquées par les autorités de la prison, et qu’en aucune façon les prisonniers à court terme n’avaient la permission d’écrire. Un peu plus tard, je tentai de faire passer des lettres en fraude par des détenus sortants, mais ils furent fouillés et les lettres détruites. Tant pis ! Toutes ces persécutions contribueraient à noircir encore l’affaire lorsqu’on me lâcherait.

Mais tandis que passaient mes jours de prison (que je décrirai dans le chapitre suivant), j’en appris de belles. On me raconta des choses incroyablement monstrueuses sur la police et les tribunaux. Des prisonniers me narrèrent leurs horribles expériences avec la police des grandes villes. Et plus horribles étaient encore les récits qu’ils tenaient de pauvres diables morts entre les mains des policiers et qui par conséquent ne pouvaient témoigner par eux-mêmes. Des années plus tard, dans le rapport du Comité de Lexow, je devais lire des histoires absolument authentiques et encore plus affreuses que celles-là. Mais durant les premiers jours de mon incarcération, je riais de ce que j’entendais.

Cependant, je finis par me convaincre. Je vis de mes propres yeux, là, dans cette prison, des faits abominables qui ancrèrent profondément en moi le respect pour les chiens de la Loi et l’entière institution de la justice criminelle.

Mon indignation s’effaça peu à peu pour être submergée par les flots de la peur. Je me rendis compte, nettement, contre quelle puissance je m’insurgeais. Je devins humble et soumis. Chaque jour j’étais de plus en plus décidé à ne pas causer de scandale lorsque je serais libéré. Tout ce que je demandais, en sortant, c’était de pouvoir m’éclipser du paysage. Et c’est exactement ce que je fis lorsqu’on me relâcha. Je gardai ma langue dans ma poche et, sans bruit, je m’enfuis en Pensylvanie. Mais j’étais cette fois un homme plus doux et plus riche d’expérience.