Les Vagabonds du rail/03

Traduction par Louis Postif.
Editions Edito Service (p. 65-85).

III

TABLEAUX

Pourvu qu’on garde la santé pour voir passer la vie,
Qu’importe où et comment l’on meurt ?

(Refrain du Royal Vagabond, Les Sept mers, de Rudyard Kipling.


Le plus grand charme de la vie de vagabond est, peut-être, l’absence de monotonie. Dans le pays du hobo, le visage de la vie est protéiforme, c’est une fantasmagorie toujours variée, où l’impossible arrive et où l’inattendu bondit des buissons à chaque tournant de la route. Le vagabond ne sait jamais ce qui va se produire à l’instant suivant : voilà pourquoi il ne songe qu’au moment présent. Ayant appris la futilité de l’effort suivi, il savoure la joie de se laisser entraîner aux caprices du hasard.

Lorsqu’il m’arrive parfois d’évoquer mon existence de nomade, je reste confondu devant la rapide succession des images qui traversent ma mémoire comme des éclairs. Peu importe l’époque que je revois en imagination : pas un jour ne ressemble aux autres, chacun déroule son propre film cinématographique.

Ainsi, je me souviens d’un matin ensoleillé à Harrisbourg, en Pensylvanie ; aussitôt s’offre à mon esprit l’heureux début de cette journée, un « gueuleton assis » en compagnie de deux vieilles demoiselles, non pas dans la cuisine, mais dans la salle à manger, et elles sont assises près de moi à table.

Elles me servirent des œufs dans des coquetiers. C’était la première fois que je voyais ou que j’entendais parler de ces objets-là. Tout d’abord je fus quelque peu gauche, je l’avoue, mais la faim me fit perdre toute timidité. Je m’accommodai du coquetier et je vins à bout des œufs avec une maîtrise qui fit sursauter les deux vieilles filles.

Quant à elles, on eût dit un couple de canaris, à leur façon de manger leur œuf et de grignoter leurs petites rôties. La vie semblait s’éteindre dans leurs corps. Pourtant, elles avaient dormi toute la nuit dans un lit douillet, tandis que moi, après avoir parcouru à pied la distance qui sépare Harrisbourg d’Emporium, une ville du nord de la Pensylvanie, j’avais couché à la belle étoile, contraint de consumer mes propres calories pour conserver ma chaleur.

Leurs rôties ! Elles disparaissaient à vue d’œil. Je n’en faisais guère qu’une bouchée. Si vous saviez comme il est fastidieux de reprendre continuellement ces menues tranches de pain quand on a une faim de loup !

Lorsque j’étais petit gamin, je possédais un roquet appelé Punch. Je lui servais moi-même sa pâtée. Un de mes parents ayant rapporté plusieurs canards de la chasse, nous avions fait un excellent déjeuner. À l’issue du repas, je préparai celui de Punch, un énorme plat rempli d’os et de bons morceaux. Au moment où je sortais pour le lui donner, un visiteur arrivait à cheval d’un ranch voisin, accompagné d’un terre-neuve de la taille d’un veau. Je posai le plat à terre. Punch agita la queue et se mit tranquillement à l’œuvre. Il avait devant lui au moins une demi-heure délectable. Tout à coup une bousculade se produisit, Punch fut balayé de côté comme un fétu de paille sur le passage d’un cyclone, et le molosse fondit sur les restes. En dépit de sa grosse panse, il devait jeûner souvent, car dans la fraction de seconde qui précéda le coup de pied que je lui lançai dans les côtes, il avait complètement englouti le contenu du plat et, d’un dernier coup de langue, nettoyé jusqu’aux traces de graisse.

Je me comportai à la table de ces deux vieilles demoiselles de Harrisbourg tout comme le terre-neuve devant l’assiette de mon chien Punch. Je ne brisais rien, mais je faisais tout disparaître, œufs, rôties et café. La servante en apportait sans discontinuer. Le café était délicieux, mais pourquoi le servir dans de si petites tasses ?

Les deux braves demoiselles, au teint blanc et rose et aux boucles grises, n’avaient jamais contemplé le visage rayonnant de l’aventure. Ainsi que s’exprimerait un vagabond, toute leur vie elles avaient « travaillé dans la même équipe ». Parmi les doux parfums de leur existence calme et mesquine, j’apportais le grand souffle du monde, chargé des odeurs saines de la sueur et de la lutte, de l’arrière-goût et des senteurs des pays lointains. Et j’écorchai littéralement leurs tendres paumes avec les callosités de mes mains, le bout de corne d’un demi-pouce que produisent la manœuvre des cordages et les longues heures passées à caresser les manches de pelles. Je le fis, non par fanfaronnade juvénile, mais pour leur prouver, par ma besogne accomplie, le droit que j’avais à leur charité.

Ah ! je les revois encore, ces chères et excellentes âmes, tout comme voilà douze ans lorsque je pris place à leur foyer, discourant sur les pistes que j’avais parcourues. Je repoussais leurs conseils bénévoles en véritable garnement que j’étais, et les faisais frémir non seulement au récit de mes propres exploits, mais de ceux de tous les autres individus auxquels je m’étais frotté et qui m’avaient fait leurs confidences. Je m’appropriais toutes les aventures ; et si ces saintes femmes avaient été moins confiantes et moins naïves, elles eussent eu beau jeu à m’embrouiller dans ma chronologie. Eh bien, et après ? N’était-ce pas là un échange de bons procédés ? En retour de leurs nombreuses tasses de café, des œufs et des rôties, je leur donnais la pleine mesure. Je leur procurais généreusement de la distraction. Ma présence à leur table représentait pour elles une aventure, et l’aventure n’a pas de prix.

Après les avoir quittées, je descendis la rue et ramassai un journal sur le pas d’une porte, puis j’allai m’allonger dans l’herbe d’un parc et lire les nouvelles des dernières vingt-quatre heures du monde. Là, je rencontrai un de mes confrères en vagabondage qui me raconta sa vie et voulait à toute force me faire enrôler dans l’armée des États-Unis. Il s’était laissé embobiner par le sergent recruteur et se disposait à rejoindre son corps. Il ne comprenait pas pourquoi je n’imitais pas son exemple. Il avait fait partie des régiments de Coxey qui, plusieurs mois auparavant, avaient défilé à Washington, ce qui semblait lui avoir donné du goût pour la vie militaire.

Moi aussi j’étais un ancien soldat : n’avais-je point été simple recrue dans la Compagnie « L » de la seconde division de l’armée industrielle de Kelly, connue plus communément sous le nom de « Ruée de la Nevada » ? Mais mon expérience de l’armée avait produit sur moi un effet tout à fait contraire. Je laissai donc ce vagabond se livrer aux chiens de la guerre, et je me mis en quête de mon dîner.

Ce devoir accompli, je passai le pont du Susquehanna pour atteindre la rive ouest. Tandis que je me prélassais dans l’herbe ce matin-là, l’idée m’était venue d’aller à Baltimore. C’était donc à cette ville que je me rendrais par la voie ferrée qui, à cet endroit, longeait le fleuve. L’après-midi était torride et au milieu du pont j’aperçus une bande de nageurs qui s’ébattaient à quelque distance d’un des piliers. Je quittai mes habits et fis moi-même un plongeon. L’eau était excellente, mais lorsque j’en sortis pour me rhabiller, je découvris avec stupeur que quelqu’un avait fouillé mes vêtements. Dites-moi maintenant si cela ne constitue pas en soi assez d’aventure pour un jour ? J’ai connu des victimes d’un vol qui en ont parlé toute leur vie. En réalité, mon voleur ne récolta pas grand-chose : environ trente cents, mon tabac et mon papier à cigarettes, mais c’était toute ma fortune !

Après avoir franchi le pont, j’atteignis la rive ouest, où passait le train que je désirais prendre. Aucune gare en vue. Comment attraper le train de marchandises à cet endroit ? Je remarquai que la voie suivait une pente escarpée, au haut de laquelle je me trouvais. Certes, un convoi chargé ne pouvait monter très rapidement cette côte, mais à quelle vitesse marchait-il ? De l’autre côté de la voie, il y avait un talus élevé. Au sommet, sur le bord, la tête d’un homme émergeait de l’herbe. Peut-être pourrait-il me renseigner. Je lui criai des questions et il me fit signe de grimper.

Une fois sur le talus, je vis quatre autres hommes allongés près de lui. C’étaient des bohémiens. J’embrassai la scène d’un coup d’œil. À quelque distance derrière eux, dans un espace découvert entre des arbres, se trouvaient plusieurs roulottes indescriptibles d’aspect. Des enfants en guenilles, presque nus, grouillaient partout dans le campement, mais ils prenaient bien garde de ne point s’approcher des hommes et de ne pas les déranger dans leur sieste. Des femmes émaciées, ayant perdu toute beauté, au corps usé par le travail, vaquaient aux corvées.

J’en remarquai une, assise toute seule sur le siège d’une des voitures, la tête penchée en avant, son menton touchant ses genoux qu’elle entourait de ses bras. Elle ne paraissait pas heureuse. On eût dit qu’elle ne s’intéressait à rien, ce en quoi je me trompais, car un peu plus tard j’appris qu’elle se passionnait tout au moins pour quelque chose. Toute la souffrance humaine se lisait sur son visage, et, en plus, une expression tragique indiquait son impossibilité à soutenir plus longtemps la lutte. La mesure était comble, voilà ce que semblait dire son attitude ; mais, ici encore, je me leurrais.

Je m’étendis dans l’herbe au bord du talus et engageai la conversation avec les hommes. Nous appartenions à la même famille, nous étions des frères, moi le vagabond, et eux les romanichels. Nous connaissions suffisamment notre argot respectif pour nous comprendre. Deux d’entre eux venaient de traverser le fleuve et étaient allés à Harrisbourg pour exercer leur métier de « raccommodeurs de parapluies » ; mais on me cacha la véritable occupation qui se dissimulait derrière cette honorable profession, et il eût été malséant de s’en enquérir.

La journée était superbe, sans un souffle d’air, et nous nous chauffions aux rayons d’un éclatant soleil. De partout montait le bourdonnement engourdissant des insectes, et l’air embaumé se chargeait des douces senteurs de la terre et des pousses vertes. Nous étions trop indolents pour songer à autre chose qu’à échanger quelques propos.

Soudain la paix et la quiétude du lieu furent troublées par un homme.

Deux gamins de huit ou neuf ans, aux jambes nues, avaient enfreint légèrement quelque loi du campement. Je ne sus au juste ce dont il s’agissait, mais un des individus allongés près de moi se dressa pour les appeler.

C’était le chef de la tribu, un homme au front étroit, aux yeux fendus et dont les lèvres minces et les traits crispés, à l’expression sardonique, expliquaient pourquoi les deux galopins avaient bondi et s’étaient raidis au son de sa voix, comme des daims surpris. La frayeur se peignait sur leurs visages et ils se détournèrent pour fuir.

Il leur intima l’ordre de revenir vers lui. Un des garçons traînait en arrière, marchant à contre-cœur, et son petit corps fluet exprimait, en une pantomime, la lutte intérieure qui se livrait entre sa peur et sa raison. Il voulait rebrousser chemin. Son intelligence et l’expérience lui conseillaient de le faire. C’eût été moins répréhensible que de fuir, mais même si la punition devait être moins sévère, elle l’effrayait encore suffisamment pour le pousser à prendre le large.

Cependant il traînailla jusqu’à ce qu’il eut atteint l’abri des arbres où il fit halte. Le chef de la tribu ne se donna pas la peine de le poursuivre ; il alla tranquillement à une roulotte et revint avec un long fouet au milieu de l’espace libre, sans parler, sans faire le moindre geste. Il représentait la Loi, impitoyable et toute-puissante. Il resta planté là, simplement. Et je savais, tout comme les deux gamins réfugiés à l’ombre des arbres, ce qu’il attendait.

Le gosse revint lentement sur ses pas, avec hésitation. Mais il ne manifestait aucune faiblesse. Il était prêt à accepter sa punition. Et, sachez-le bien, celle-ci n’allait pas s’appliquer à l’offense initiale, mais à la tentative de fuite. En cela, le chef de la tribu se comportait absolument comme la société supérieure dans laquelle il vivait. Nous punissons nos criminels, mais lorsqu’ ils s’échappent, nous les ramenons en prison et ajoutons à leur peine.

L’enfant avança droit vers le chef et s’arrêta à distance respectable. Le fouet siffla dans l’air et je demeurai surpris de la force du coup. Les petites jambes étaient si minces ! La chair devint blanche où la lanière s’était enroulée et avait mordu, puis le sauvage lacet de cuir se déroula, laissant de petites taches écarlates aux endroits où la chair s’était déchirée. De nouveau le fouet tournoya en l’air, et tout le corps du petit frémit dans l’expectative du coup, mais il ne bougea pas. Sa volonté tenait bon. La lanière se leva une seconde fois, puis une troisième. Au quatrième cinglement, le gamin cria, mais il ne put se contenir plus longtemps. À partir de cet instant, les coups se succédèrent sans interruption. Dans son angoisse, il se mit à sauter en hurlant, mais sans essayer de fuir. Lorsque ses cabrioles le mettaient hors d’atteinte des coups, il y revenait en dansant. Et quand tout fut terminé – une douzaine de coups – le gosse s’en alla parmi les roulottes, en gémissant et poussant des cris aigus.

Le chef, immobile, attendait le second gamin, qui se décida enfin à sortir du couvert d’arbres. Il ne vint pas directement, mais s’approcha comme un chien rampant, pris de petites paniques qui le faisaient reculer d’une demi-douzaine de pas. Cependant, il gagnait sensiblement du terrain et s’approchait de plus en plus de l’homme, en poussant des cris inarticulés comme ceux d’un animal. Pas une fois il ne regarda la brute. Il tenait constamment les yeux fixés sur le fouet, et je distinguai dans ses prunelles une terreur qui me fendit le cœur – la terreur éperdue d’un enfant maltraité au-delà de tout ce qu’on peut concevoir. J’ai vu des hommes forts tomber en pleine bataille et se tordre comme des vers dans les affres de la mort, et d’autres malheureux projetés en l’air et leurs corps mis en pièces sous les éclatements d’obus. Croyez-moi : tout cela n’était qu’un joyeux divertissement, des explosions de rires et des chansons, en comparaison de la scène atroce dont je fus témoin.

Le supplice commença. Les coups que reçut le premier gamin n’étaient que des caresses à côté de ceux-ci. En un rien de temps le sang gicla le long des petites jambes grêles. Il dansait, se tortillait, se ployait en deux, et bientôt on eût dit quelque grotesque marionnette mue par des ficelles, si ses cris aigus n’eussent donné le démenti à cette parodie. Vint le moment où l’enfant n’y put plus tenir. La raison lui manquant, il tenta de s’échapper. Mais le bourreau le poursuivit, le ramenant chaque fois par ses coups dans l’espace découvert.

Alors se produisit un intermède. J’entendis un cri sauvage, étouffé. La femme qui se tenait assise sur le siège de la voiture courut se jeter entre l’homme et l’enfant.

— Ah ! tu en veux aussi, toi ! rugit-il. En bien, tiens, attrape !

Il lança le fouet sur elle. Ses jupes étaient longues, aussi n’essaya-t-il pas de la frapper sur les jambes. Il la cingla au visage, qu’elle protégeait de son mieux de ses mains et de ses avant-bras, et en baissant la tête entre ses maigres épaules. Une pluie de coups s’abattit sur elle. Mère héroïque ! Elle savait bien ce qu’elle faisait. Le gamin, hurlant toujours, se faufila entre les roulottes.

Pendant ce temps, les quatre hommes allongés près de moi avaient suivi impassiblement la scène. Je ne bougeai pas davantage, je l’avoue sans honte, bien que ma raison dût lutter contre mon envie de me lever et de prendre part à l’affaire. Mais je connais la vie. Qu’aurait-il servi, à cette malheureuse ou à moi, que je fusse roué de coups par ces cinq brutes étendues là sur la rive du Susquehanna ? Jadis j’ai vu pendre un homme, et, encore que toute mon âme protestât, ma bouche ne proféra pas un cri. Si j’avais cédé à mon indignation, j’aurais eu probablement le crâne brisé par un revolver, car ce réfractaire devait, selon la loi, être pendu. Et ici, chez cette bande de bohémiens, la loi ordonnait que cette femme reçût les coups de fouet.

Cependant, dans les deux cas, ce n’est point la loi qui m’empêcha d’intervenir, mais le fait que cette loi s’avérait plus puissante que moi. Si ces quatre individus ne s’étaient pas trouvés là, j’eusse réglé son compte à l’homme au fouet. À moins qu’une des femmes ne se fût jetée sur moi un couteau ou une massue à la main, je suis certain que j’aurais mis le tortionnaire fort mal en point. Mais les quatre drôles étaient là, avec leur loi plus forte que moi-même.

L’homme, à bout de souffle, épongea sur la manche de sa veste la sueur qui lui coulait dans les yeux et me lança un regard plein de défi. Je lui rendis ce coup d’œil d’un air détaché ; ses manières d’agir ne me concernaient nullement. Je ne m’en allai pas tout de suite. Je restai là étendu une demi-heure encore, ce qui, étant donné les circonstances, était une preuve de tact et d’étiquette. Je roulai des cigarettes avec du tabac que je leur empruntai, et lorsque je me glissai du talus sur la voie du chemin de fer, j’étais pourvu des renseignements nécessaires pour attraper le prochain train de marchandises se dirigeant vers le sud.

Et puis après ? C’était une page de la vie, voilà tout, et j’en ai vu d’autres bien pires. J’ai souvent prétendu (mes auditeurs ont cru que je plaisantais) que l’homme se distingue des animaux surtout en ceci : il est le seul animal qui maltraite sa femelle, méfait dont jamais les loups ni les lâches coyotes ne se rendent coupables, ni même le chien dégénéré par la domestication. Sur ce point, notre frère « inférieur » conserve encore l’instinct sauvage, tandis que l’homme a perdu les siens, du moins la plupart des bons.

Je descendis la pente sur une centaine de mètres et arrivai à un endroit où le sentier bordant la voie était praticable. Là, je sauterais dans mon train de marchandises quand il remonterait lentement la colline.

Une demi-douzaine de vagabonds attendaient dans le même dessein. Plusieurs jouaient avec un vieux jeu de cartes. Je me joignis à la partie. Un nègre se mit à battre les cartes. Il était jeune et gras, avec une face de pleine lune, et rayonnait de bonne humeur. La gaieté transpirait de tous ses pores. Tandis qu’il me donnait la première carte, il s’arrêta en me dévisageant :

— Dis donc, toi, n’ai-je pas déjà vu ta binette quelque part ?

— Si, répondis-je, mais tu n’étais pas accoutré comme ça.

Il restait intrigué.

— Te souviens-tu de Buffalo ?

Cette fois ses souvenirs se précisèrent et avec des rires et des exclamations. Il me salua comme un frère ; car à Buffalo, où nous purgions une peine au Pénitencier du comté d’Érié, nous portions tous deux la livrée rayée des forçats.

La partie continua. J’appris quel en était l’enjeu : au bas du remblai, du côté du fleuve, un sentier raide et étroit conduisait à une source, huit mètres au-dessous. Nous jouions au haut du remblai. Le perdant devait prendre une petite boîte de lait condensé vide, la remplir d’eau et l’apporter aux gagnants.

Le moricaud avait perdu la première partie. Il prit le récipient, descendit le sentier et nous restâmes assis à nous moquer de lui. Nous bûmes comme des trous. Pour moi seul il dut faire quatre voyages, et les autres usèrent de la même immodération dans leur soif. Le chemin étant très rapide, le négro glissait parfois à mi-chemin, renversait le précieux liquide et retournait en chercher. Mais il demeurait imperturbable, riait même d’aussi bon cœur que nous ; c’est pourquoi il dégringolait si souvent.

Aussi nous promit-il d’avaler à son tour de prodigieuses quantités d’eau dès qu’un autre serait pincé.

Notre soif assouvie, une autre partie commença. De nouveau le nègre perdit, et une fois de plus nous bûmes tout notre saoul. Une troisième partie, puis une quatrième se terminèrent de même, et chaque fois ce négro à face de lune faillit mourir de joie devant cette obstination du sort contre lui. Notre hilarité ne le cédait en rien à la sienne. Nous riions comme des gosses insouciants, ou comme des dieux, devant ces puérilités. Je m’en donnai tellement que je sentis ma tête prête à éclater, et je bus dans la boîte à lait jusqu’à m’en noyer l’estomac.

Alors une discussion sérieuse s’éleva : réussirions-nous à sauter dans le train quand il gravirait la colline, avec nos corps gonflés d’eau comme des outres ? Ce côté inattendu de la situation acheva le nègre. Il dut s’arrêter de porter de l’eau pendant au moins cinq minutes, et se rouler à terre en se tordant les côtes.

Quand s’allongèrent, sur le fleuve, les ombres d’un crépuscule doux et tiède, nous buvions toujours, et notre porteur d’eau à tête d’ébène ne cessait de faire la navette. La femme battue de tout à l’heure était oubliée. Cette page était lue : une autre m’occupait à présent et lorsque la locomotive sifflerait sur la pente, cette nouvelle page serait tournée et une autre commencerait. Ainsi va de la vie, page après page, le livre sans aucune trêve, quand on a pour soi la jeunesse.

Nous engageâmes une dernière partie dans laquelle le noir ne fut pas perdant. La victime était un vagabond maigre, à l’air dyspeptique, celui qui avait ri le moins de nous tous. Nous lui annonçâmes que nous étions saturés d’eau, ce qui était la pure vérité. La promesse des trésors de l’Inde, pas plus que la pression d’une pompe pneumatique, n’auraient pu introduire une autre goutte dans mon estomac.

Le négro prit un air désappointé, puis, se mettant à la hauteur de la circonstance, il réclama à boire. Réellement il avait soif ! Le vagabond mélancolique ne cessa, pendant une demi-heure, de grimper le raidillon, et le noir, toujours altéré, redemandait de l’eau. Il en avala plus à lui seul que tout le reste de la bande.

Le crépuscule fit place à la nuit, les étoiles apparurent au ciel, et il buvait encore. Si le sifflet du train de marchandises ne s’était pas fait entendre, sans doute serait-il toujours là, se gorgeant de liquide et savourant sa revanche tandis que l’autre s’escrimait à le servir.

Mais un coup de sifflet déchira l’air. La page était achevée. D’un bond nous fûmes debout et nous nous mîmes en rangs d’oignons sur la voie. Le convoi montait la côte, toussant et crachotant ; la lanterne de tête, nous inondant de lumière, détacha nos silhouettes en un vigoureux relief.

La locomotive nous dépassa, et nous courûmes tous avec le train, quelques-uns sautant sur les marches latérales, d’autres se lançant aux portes des fourgons vides et grimpant dedans.

J’agrippai la plate-forme d’un wagon chargé de toutes sortes de marchandises et, à quatre pattes, je gagnai un coin confortable. Je m’étendis sur le dos après avoir placé sous ma tête un journal en guise d’oreiller.

Au-dessus de moi les étoiles clignotantes tournoyaient par escadres, chaque fois que le convoi prenait une courbe. Je m’endormis en les suivant des yeux.

La journée terminée était une simple journée parmi toutes les autres de ma vie. Demain s’annoncerait un jour nouveau, et je débordais de jeunesse.