Les Vagabonds du rail/02

Traduction par Louis Postif.
Editions Edito Service (p. 31-63).

II

COMMENT ON « BRÛLE LE DUR »,
OU L’ART
DE VOYAGER SANS BILLET

Sauf accident, un hobo digne de ce nom, pourvu de jeunesse et d’agilité, arrive à se cramponner à un train en dépit de tous les efforts des employés pour le « jeter au fossé » : comme de juste, la nuit constitue un facteur essentiel de réussite. Quand un hobo, en de telles conditions, s’est mis dans la tête de « brûler le dur », s’il échoue, son affaire est bonne. À part le meurtre, il n’existe pour les employés aucun moyen infaillible de le débarquer. À la vérité, c’est un article de foi courant, parmi le peuple vagabond, que les équipes des trains n’en sont pas à un assassinat près. Mais je ne puis l’affirmer, n’en ayant pas fait l’expérience.

Lorsqu’un camarade parvient à se glisser sous les tringles qui se trouvent en dessous du châssis et que le train est en marche, il n’existe apparemment aucune possibilité de l’en déloger avant l’arrêt. Tranquille, bien abrité sur son boggie, avec, autour de lui, les quatre roues et tout le bâti, il dame le pion à l’équipe du train, du moins il se l’imagine, jusqu’au jour où il tombe sur une « mauvaise ligne ».

On appelle ainsi la ligne sur laquelle un ou plusieurs employés ont été tués par un vagabond peu de temps auparavant. Que le ciel ait en pitié le malheureux qui se fait prendre sur une de ces lignes, car son compte est réglé d’avance, même si le train file à quatre-vingts à l’heure.

Le garde-frein transporte, sur la plateforme placée en avant du boggie occupé par l’intrus, une clavette d’accouplement et une longueur de la corde qui sert à actionner la cloche du tender. Il attache le morceau de fer à la corde, le laisse glisser entre les deux wagons et donne du jeu. La clavette rencontre les traverses entre les rails, rebondit contre le plancher du wagon, retombe sur les traverses, et ainsi de suite. Le garde-frein l’agite tantôt vers l’avant, tantôt vers l’arrière, d’un côté et de l’autre, laissant glisser sa corde, la tirant, de façon à donner à son arme volante le plus de chocs et de soubresauts possible. Chaque coup peut être meurtrier et à quatre-vingts à l’heure cela devient une véritable danse de la mort. Le lendemain, on ramasse le long de la voie le cadavre déchiqueté du resquilleur, et la gazette locale consacre une ligne à l’inconnu, « sans doute un vagabond, probablement pris de boisson, qui a dû s’endormir sur les rails ».

Comme exemple typique de la façon dont un hobo adroit parvient à brûler le dur, je vais vous relater un de mes propres exploits.

Je me trouvais à Ottawa, en route vers l’Ouest par le Canadian Pacific. Devant moi s’allongeaient trois mille kilomètres de rail. On était en automne et je devais traverser le Manitoba et les montagnes Rocheuses. Un froid cinglant s’annonçait et chaque jour de retard augmentait les difficultés du voyage. Je me sentais découragé. La distance de Montréal à Ottawa est de cent quatre-vingts kilomètres. Je le savais, car je venais de la parcourir à pied et le trajet m’avait pris six jours, pendant lesquels je ne m’étais nourri, et encore insuffisamment, que de croûtes sèches, récoltées auprès des paysans canadiens français.

Pour comble, mon abattement s’était accru par la fatigue d’une journée passée à chercher des vêtements en vue de ce long voyage. Ottawa est la ville du Canada et des États-Unis où les gens montrent le moins d’empressement à lâcher leurs vieux habits, après Washington, la capitale, qui bat tous les records. Je suis resté deux semaines dans cette dernière ville en quête d’une paire de souliers et, en fin de compte, il m’a fallu partir bredouille pour Jersey City.

Mais revenons à Ottawa. À huit heures précises, je commençai ma chasse aux frusques. J’avais trimé sans arrêt, parcouru au moins soixante kilomètres et frappé à un millier de portes, sans même prendre le temps de manger. Eh bien ! à six heures du soir, après dix heures d’un labeur acharné et déprimant, il me manquait encore une chemise ; le pantalon que j’avais récolté était trop étroit et présentait, en outre, tous les symptômes d’une ruine imminente.

À six heures, je lâchai tout pour gagner le voisinage de la voie ferrée, avec l’espoir de trouver, chemin faisant, quelque nourriture. Mais la malchance me poursuivait. De porte en porte je me trouvais rebuté. Enfin je reçus une « aumône à la main » qui me remonta le cœur. C’était la plus généreuse qu’il m’eût jamais été donné de voir au cours d’une expérience longue et variée, en l’espèce un paquet enveloppé de journaux et de la dimension d’une assez grosse valise. Je me précipitai dans un terrain vague et l’ouvris. Dès l’abord j’aperçus des gâteaux, puis encore des gâteaux, il tomba une véritable avalanche de gâteaux de toutes formes et de toute nature. Et moi qui, par-dessus tout, abhorrais la pâtisserie !

En d’autres temps, sous d’autres cieux, on s’asseyait sur la rive du fleuve de Babylone, et on pleurait ! Dans l’orgueilleuse capitale du Canada, au milieu d’une espèce de maquis, moi aussi je m’assis pour verser des larmes… sur un monceau de gâteaux. Avec le désespoir d’une mère qui regarde, effondrée, le visage de son fils mort, je considérais cette abondante pâtisserie.

On me traitera sans doute de mendiant ingrat. Toujours est-il que je refusai de m’associer au geste généreux de la maison où avait eu lieu une réception la soirée précédente. Selon toute apparence, les invités, eux non plus, n’avaient pas dû apprécier les gâteaux.

Cette catastrophe me semblait marquer un tournant de mes destinées : en effet, que pouvait-il m’échoir de pire ! En bonne logique, les circonstances allaient s’améliorer.

Il en fut ainsi. À la maison d’à côté je fus gratifié d’un « gueuleton assis ». C’est là le comble de la félicité. On vous fait entrer ; souvent on vous permet de vous débarbouiller et puis vient l’heure du festin. Les trimardeurs raffolent d’allonger leurs jambes sous une table.

L’habitation, spacieuse et confortable, se dressait au milieu de vastes espaces ombragés à bonne distance de la route. Les gens venaient de terminer leur repas et on m’introduisit tout droit dans la salle à manger, procédé des plus rares, car en général le chemineau assez chanceux pour recevoir à manger sur place n’est admis qu’à la cuisine. Un Anglais aux cheveux grisonnants, aux manières aisées, sa femme, d’âge respectable, et une belle et jeune Française voulurent bien me tenir conversation pendant que j’apaisais ma faim.

Quand j’arrivai au dépôt des machines, j’y trouvai déjà, à ma profonde contrariété, un groupe d’une vingtaine d’amateurs au moins, qui se disposaient à prendre d’assaut les fourgons du rapide. Deux ou trois vagabonds sur les « fourgons aveugles » d’un train, passe encore ! Ils restent inaperçus. Mais vingt ! Cela n’annonçait rien de bon. Jamais l’équipe ne consentirait à nous accepter tous.

Au fait, je vais vous expliquer en quoi consistent les « fourgons aveugles ». Certains wagons postaux n’ont pas de portes aux deux extrémités : de là leur surnom d’« aveugles ». Les portes du bout des autres fourgons sont normalement fermées à clef.

Supposez que, sitôt après le démarrage, un homme s’installe sur la plate-forme d’un de ces fourgons. Puisqu’il n’y a pas de porte, ou qu’elle est fermée, nul conducteur ou garde-frein ne peut arriver jusqu’à lui pour lui demander son billet ou l’expulser. Il est donc en sécurité jusqu’au prochain arrêt. La règle est de sauter sur la voie, de filer dans les ténèbres en tête du train et, quand il repart, de reprendre sa place sur le fourgon.

Mais il y a manière et manière, ainsi que vous allez vous en rendre compte.

Lorsque le train s’ébranla, mes vingt compagnons se précipitèrent sur les trois fourgons. Quelques-uns grimpèrent avant même qu’il eût parcouru l’espace d’une longueur de voiture. Parfaite stupidité de leur part ! Aussi je fus témoin de leur prompte déconfiture. L’équipe du train était en alerte et au premier arrêt la situation commença à se gâter. Je sautai et filai en avant le long de la voie, accompagné par les autres. Ils connaissaient ce principe : lorsqu’on prend au vol un rapide, il faut toujours gagner la tête au moment de l’arrêt. Je courus donc, et, un par un, mes collègues sautèrent sur la voie, me donnant ainsi la mesure de leur adresse et de leur courage dans l’art de brûler le dur.

Car voici en quoi consiste cet art : Au moment où le train démarre, le garde-frein descend du fourgon-aveugle qu’il surveille. Il n’existe pour lui d’autre moyen de pénétrer dans les voitures que de quitter le fourgon et d’attraper une plate-forme dont la porte ne soit pas fermée.

Quand le convoi a pris de la vitesse, mais pas trop cependant, car l’employé n’oserait se risquer, il descend, laisse passer quelques voitures et remonte. Le trimardeur devra se trouver suffisamment en tête pour que le garde ait déjà quitté le fourgon à l’instant où celui-ci arrive à sa hauteur.

Laissant le dernier de mes acolytes à une vingtaine de mètres en arrière, j’attendis. Le train s’avança. Je distinguais sur le premier fourgon la lanterne du garde aux aguets. Les novices stupides, debout le long des rails, le virent défiler devant eux sans témoigner la moindre velléité d’embarquer. Par leur propre incompétence, les malheureux se trouvaient hors de combat dès le départ.

À leur suite s’alignaient ceux qui connaissaient un peu mieux le manège. Ils laissèrent passer le premier fourgon-aveugle et le garde et sautèrent sur le second et le troisième.

Bien entendu, le garde abandonna son poste, sauta sur la plate-forme suivante où il s’escrima à en déloger les occupants.

Mais voici le piquant de la situation : lorsque le premier fourgon arriva à ma hauteur, l’employé l’avait déjà quitté et se démenait sur le second. Une demi-douzaine des trimardeurs les plus expérimentés, qui avaient gagné assez d’avance, purent me rejoindre.

À l’arrêt suivant, je comptai les coureurs qui prenaient du champ. Il n’en restait que quinze : cinq avaient été délogés.

L’extermination dignement commencée devait se poursuivre de gare en gare. Nous ne fûmes plus que quatorze, puis douze, puis onze… neuf… huit. Je songeais aux dix négrillons de la chanson et m’affermissais dans la résolution de demeurer de dernier de tous. Pourquoi pas ? N’étais-je pas gratifié de vigueur, d’agilité et de jeunesse, dans le plein épanouissement de mes dix-huit ans ? Ne possédais-je pas tout mon ressort ? Après tout, n’étais-je pas un « roi du trimard » ?

Comparés à moi, les autres ne représentaient que des novices, des pieds tendres, des amateurs. Si j’étais incapable de rester le dernier négrillon, autant valait lâcher la partie et m’embaucher n’importe où, voire dans une plantation d’alfa.

Quand notre nombre eut été réduit à quatre, toute l’équipe du train commença à prendre de l’intérêt à la compétition. Dans cet assaut d’adresse et de stratégie, les employés avaient les atouts en mains. Un par un, je portai manquants les trois autres survivants, et enfin je demeurai seul.

La fierté me gonflait la poitrine ! Un Crésus ne fut jamais plus orgueilleux de son premier million ! Je tenais le coup, tout seul, contre deux gardes-frein, un conducteur, un chauffeur et un mécanicien.

Et voici quelques-unes de mes tactiques :

En tête, dans les ténèbres, si loin que le garde doit forcément quitter le fourgon avant de m’avoir rejoint, je regrimpe sur le train. Parfait ! Encore une station de gagnée.

À cette station je recommence la manœuvre de filer devant. Le train repart ; je le regarde s’avancer. Pas de lanterne sur le fourgon. Ont-ils abandonné la partie ? Mystère. Mais on ne peut répondre de rien ; il faut, à n’importe quel moment, se tenir prêt à toute éventualité. Le premier fourgon me rejoint… je prends mon élan pour bondir… j’écarquille les yeux pour distinguer si le garde se cache sur la plate-forme. Il peut parfaitement s’y trouver, avec sa lanterne masquée, et quand je sauterai sur le marchepied, cette lanterne se brisera sur ma tête. Je sais ce que j’avance : cet accident m’est arrivé deux ou trois fois.

Mais non… la plate-forme est vide : la vitesse augmente. Hop ! encore bon pour une station. Est-ce bien sûr ? Il me semble qu’on ralentit. À l’instant je me tiens sur mes gardes. On exécute une manœuvre contre moi : en quoi consiste-t-elle ? Je cherche à voir des deux côtés du train à la fois, sans quitter des yeux le tender devant moi. L’ennemi peut m’assaillir d’une de ces directions ou des trois à la fois. Le voici. Le garde était sur la machine. Je m’en aperçois en l’entendant aborder le marchepied de droite de la plateforme. Rapide comme l’éclair, je saute à gauche et cours en avant sur la voie. Je me perds dans la nuit. La situation n’a pas changé depuis Ottawa. Je me retrouve en tête du train et, pour continuer ma route, j’attends que le convoi me dépasse. Mes chances de le reprendre restent les mêmes.

Je concentre toute mon attention. Une lanterne s’avance vers la machine…, puis je ne la vois plus. Elle doit être restée dessus et il est fort probable qu’un garde la tient par la poignée. Le train démarre : le premier fourgon est libre et je le prends. De nouveau le train ralentit, le garde saute sur ma plate-forme, je m’échappe de l’autre côté et file en avant.

Tandis que j’attends, un frisson d’orgueil me parcourt. Le rapide a stoppé deux fois à cause de moi, moi, pauvre hobo sur le trimard ! À moi tout seul j’ai fait arrêter à deux reprises le rapide aux nombreuses voitures pleines de voyageurs, le courrier de l’État, et les deux mille chevaux vapeur qui peinent dans la machine ! Dire que je pèse peut-être cent soixante livres et n’ai même pas une pièce de cinq cents dans ma poche !

Je revois la lanterne se diriger vers la locomotive. Cette fois elle s’avance franchement, un peu trop à mon gré, et cela m’intrigue. En tout cas, j’ai autre chose à craindre avec le garde sur la machine. Le train s’ébranle de nouveau. Juste à temps. À l’instant où je vais sauter, j’aperçois sur le premier fourgon la sombre silhouette d’un garde, sans lanterne cette fois. Je laisse filer le train et me prépare pour le second fourgon. Mais l’homme m’a rejoint. Par surcroît, j’aperçois la lanterne de celui qui était sur la machine. Lui aussi est descendu et les voilà tous deux à mes trousses du même côté de la voie. À cet instant j’aborde le second fourgon. Mais je n’y séjourne pas ; je vais exécuter ma contre-manœuvre. Comme je traverse la plateforme, j’entends sur le marchepied, derrière moi, les pas du garde. Je bondis de l’autre côté et cours parallèlement au train. Mon intention est de rattraper le premier fourgon.

C’est un coup hasardeux : la vitesse s’accroît et l’autre me suit de près. Je constate pourtant ma supériorité sur lui à la course, car je réussis, et du marchepied je le regarde me poursuivre : il se trouve à trois mètres derrière moi et s’efforce de m’atteindre. Mais le train a maintenant repris à peu près son allure normale, et la distance entre nous reste constante.

Je lui crie des encouragements, lui tends la main, mais il éclate en jurons énergiques, abandonne la partie et remonte dans une voiture de queue.

Le convoi fend l’air et je jubile à part moi, quand soudain et sans que rien me l’ait fait prévoir, un jet d’eau m’inonde. Le chauffeur a dirigé sur moi sa lance d’arrosage. Je quitte la plate-forme et me colle contre l’arrière du tender dont l’évasement me protège, et la cataracte passe inoffensive au-dessus de ma tête. Les doigts me démangent d’escalader le tender et de lapider le mauvais plaisant à coups de gaillettes. Oui, mais en ce cas il m’assommera avec l’aide du mécanicien ; aussi je m’abstiens.

Au prochain arrêt, même jeu. Cette fois, au départ les deux gardes-frein se tiennent sur la première plate-forme. Je devine leur intention : ils veulent me barrer la route. Impossible de reprendre la seconde plate-forme et de la traverser pour remonter sur la première. Au moment où le fourgon arrive à ma hauteur, ils le quittent et demeurent un de chaque côté de la voie. Je saute sur la seconde, avec la certitude qu’immédiatement ils vont m’y suivre et m’y cerner. C’est un piège en règle, mais il existe encore une issue : mon avenir est en l’air.

Je me garde bien d’attendre mes poursuivants. J’escalade la balustrade de fer de la plate-forme et me dresse sur le volant du frein à main. Mais l’avance de quelques secondes que je possédais est perdue et j’entends des deux côtés des pas sur les marchepieds. Pas le temps de regarder. J’étends les bras au-dessus de ma tête et place les mains sur la courbe que décrivent en bout les toitures des deux wagons, une main sur chacun d’eux. Pendant ce temps, les gardes ont monté. Je le sens, bien que je sois trop occupé pour m’en assurer. Toute cette scène s’est déroulée en quelques secondes. Je fais un appel des jambes et me voilà soutenu en équilibre sur les mains. À l’instant même où je raccourcis les jambes, les gardes s’élancent pour me saisir et n’attrapent que le vide. Je les vois en baissant la tête, et j’entends leurs imprécations.

Ma situation est des plus précaires : je suis écartelé sur l’espace qui sépare les deux fourgons. D’un mouvement rapide et précis je place les deux mains sur la courbe d’un des fourgons et les deux pieds sur l’autre. Puis m’agrippant au bord de la déclivité, je parviens à atteindre la partie plane du toit et je m’assieds pour reprendre haleine, tout en me retenant à un ventilateur qui dépasse.

Me voilà « sur le pont », comme nous disons pour qualifier cette manière de voyager. Permettez-moi d’avancer que seul un hobo jeune et fort peut se risquer à pareil exercice sur un train de voyageurs ; par surcroît, il lui faut des nerfs solides.

Bref, le train continue sa route. Je me sens en sûreté jusqu’au prochain arrêt… mais pas plus loin : si je ne déloge pas du toit à temps, les gardes me lapideront de morceaux de ballast. Un vigoureux gaillard peut lancer et laisser tomber sur le haut d’un toit, comme « une goutte de rosée », un bon petit chanteau de roc, disons dans les cinq à vingt livres. D’autre part, il y a de fortes probabilités pour qu’au prochain arrêt les gardes attendent ma descente à l’endroit même où je suis monté. À moi de savoir déguerpir.

Tout en nourrissant le fervent espoir qu’il n’existe aucun tunnel sur le prochain kilomètre, je me redresse et longe les toits de cinq ou six voitures. Je vous affirme que pour une balade de ce genre, il vaut mieux laisser derrière soi toute timidité : le dessus des compartiments à voyageurs n’est point construit pour s’y promener à minuit. Celui qui serait d’opinion contraire n’a qu’à essayer. Que cet amateur se déplace sur un wagon tanguant et cahotant, sans autre point d’appui que le vide obscur, et lorsqu’il gagnera le bout d’un toit incurvé vers le sol, mouillé de rosée et glissant, qu’il prenne son élan pour sauter sur le toit voisin. Croyez-moi, après cette expérience, l’amateur bénévole saura s’il a le cœur bien placé ou s’il est sujet au vertige !

Au premier ralentissement, je me laisse couler sur la plate-forme. Personne. Dès l’arrêt, je me glisse sur la voie. En tête, entre la machine et moi, deux lanternes vont et viennent. On me cherche sur les toitures. Je prends pourtant le temps de remarquer que le wagon voisin est équipé avec des boggies à quatre roues. (Quand on voyage en dessous, sur les tringles, éviter comme la peste les boggies à six roues : ils provoquent des catastrophes !)

Je plonge sous la voiture et tâtonne pour trouver les tringles : je me félicite que le train soit immobile. C’est la première fois que je m’aventure sous un wagon du Canadian Pacific et les aménagements de l’infrastructure me sont nouveaux. J’essaye de me caser entre le dessus du boggie et le plancher de la voiture ; mais l’espace libre est trop resserré. Aux États-Unis j’ai l’habitude de m’insinuer sous des trains en pleine marche. J’empoigne le longeron et je lance les pieds sur le triangle du frein ; de là je me glisse sur le boggie, puis à l’intérieur, où je m’assieds sur la traverse.

Voyons ici : tâtonnant dans les ténèbres, je me rends compte d’un certain espace entre le triangle et le sol ; il est étroit et je dois y ramper à plat ventre. Une fois dans le boggie, je m’installe sur la traverse, tout en me demandant ce que mes poursuivants pensent de ma disparition. Ils ne s’occupent plus de moi[1].

Mais est-ce bien sûr ?… À la première station j’aperçois une lumière sous l’extrémité de la voiture. Voici le moment de déguerpir, et sans tarder. Je repasse sous le triangle. Mais ils m’ont repéré.

À quatre pattes, je traverse la voie et, reprenant ma course vers la tête du train, je disparais dans l’ombre protectrice. La situation se renouvelle. Il faut que le train me rejoigne.

Il repart. Une lanterne brille sur le premier fourgon : je me dissimule et laisse passer le garde aux aguets.

Mais un autre qui se trouve sur la seconde plate-forme m’avise et appelle son acolyte. Tous deux descendent.

Bah ! je prendrai la toiture du troisième fourgon. Tonnerre ! Sur celui-là encore une lanterne ! C’est le conducteur. Je le laisse passer. En tout cas, je sais maintenant que toute l’équipe est en avant.

Je fais demi-tour et file vers la queue ; les trois lanternes suivent la voie. J’accélère et la moitié du train m’a déjà dépassé quand je l’escalade.

Je n’ignore pas que les trois loups affamés m’auront rejoint dans deux secondes.

Je me dresse sur le volant de frein et hop ! sur le toit ; tandis que groupés sur la plateforme, comme des chiens qui ont forcé un chat à se réfugier dans un arbre, ils hurlent des malédictions à mon adresse et prononcent sur mes ancêtres des appréciations peu flatteuses.

Que m’importe ! Avec le mécanicien et le chauffeur ils sont cinq contre moi, soutenus par la majesté de la loi et la puissance d’une grande compagnie, et je les tiens malgré tout en échec.

Estimant que je suis trop en arrière, je longe les toitures jusqu’à la cinquième ou sixième plate-forme de tête. Je l’inspecte avec précaution. Un garde-frein l’occupe. Qu’il m’ait repéré, je n’en doute pas à la façon rapide dont il entre dans la voiture ; il se tient sûrement aux aguets derrière la porte, prêt à fondre sur moi à l’instant où je descendrai. Laissons-le croire que je n’en sais rien et restons là pour l’affermir dans son erreur. Je ne puis le voir, mais je me rends compte qu’à un certain moment il entrouvre la porte pour s’assurer de ma présence.

Ralentissement. Je laisse pendre mes jambes pour l’amorcer. Le train stoppe. Mes jambes se balancent toujours. La porte s’ouvre doucement. Le voilà prêt à me sauter dessus.

Tout à coup je remonte et m’élance vers l’arrière de la voiture. La scène se passe juste au-dessus de la porte où il est tapi : dans la nuit paisible je m’efforce de faire le plus de bruit possible sur le toit métallique. Lui aussi court à l’intérieur pour me cueillir à la plate-forme arrière. Mais je me garde bien d’aller jusqu’au bout. À mi-chemin je fais demi-tour et à pas feutrés et rapides je regagne l’endroit que je viens de quitter. Le chemin est libre. J’en profite pour descendre à contre-voie, et je me perds dans les ténèbres. Personne ne m’a aperçu.

Je vais m’appuyer à la barrière, à droite de la ligne. J’observe. Tiens ! tiens ! qu’est ceci ? Une lanterne se promène sur les toitures, de la tête à la queue. Ils ne me croient pas descendu et me cherchent. Mieux encore : de chaque côté du convoi, parallèlement à celle d’en haut, marchent deux autres lumières. Ils font les rabatteurs, et c’est moi le lièvre. Quand j’aurai été levé, les deux d’en bas me prendront au piège.

Tout en roulant une cigarette, je regarde défiler le cortège. Il me dépasse, et rien ne s’oppose plus à ce que je rejoigne le premier fourgon : je le fais sans aucune gêne. Mais avant que le train ait pris de la vitesse, au moment où j’allume ma cigarette, j’aperçois le chauffeur, grimpé sur le charbon à l’arrière du tender, d’où il me considère. La crainte m’envahit. De cette position élevée il peut à coups de gaillettes, me réduire en marmelade. Loin de là ! Il m’adresse la parole et, dans le ton de sa voix, je constate avec soulagement une nuance d’admiration.

— Espèce de saligaud !

C’est là un compliment de valeur, et je frémis comme un écolier recevant une récompense méritée.

J’en profite pour lui dire, en guise de réponse :

— Ne t’avise plus de jouer de la lance sur moi, ou alors…

— Entendu, fait-il, et il retourne à son foyer.

Je me suis réconcilié avec la locomotive, mais les gardes restent sur le qui-vive : à l’arrêt ils occupent les trois premiers fourgons ; comme précédemment, je prends le milieu du train, sur le toit du wagon.

Débordants de colère, ils font stopper. Ils veulent m’expulser, coûte que coûte. À trois reprises le puissant rapide s’arrête pour moi, et à chaque fois j’élude la poursuite et remonte sur les toits. Cependant ma situation ne leur laisse aucun espoir, ils l’ont enfin compris. Je leur ai démontré qu’ils ne peuvent protéger le train contre moi : il leur faut trouver autre chose.

Au dernier arrêt, ils me prennent au débusqué. Je vois leur plan : c’est de m’éloigner. D’abord ils me rabattent vers la queue. J’aperçois le danger ; une fois que j’aurai dépassé le dernier wagon, le train partira, me laissant en arrière.

J’exécute des feintes, des crochets, des tours et réussis à gagner la tête. En vain : un garde reste attaché à mes pas. Eh bien, je vais lui faire faire la plus belle course de son existence, car mon souffle est bon. Je longe la voie. Cela n’a aucune importance ; même si le drôle me suit sur quinze kilomètres, il faudra bien qu’il rattrape son train, quelle que soit la vitesse, et, s’il le peut, moi aussi !

Je cours donc, juste assez pour ne pas me laisser rejoindre, et rivant mes yeux sur la route obscure pour éviter les barrières et les aiguilles qui font obstacle. Hélas ! je regarde trop loin devant moi : mes pieds butent contre je ne sais quel petit objet et je roule par terre après quelques faux pas. Je me relève d’un bond mais le garde me tient déjà au collet. Je n’essaie pas de résister. J’ai trop à faire de reprendre mon souffle et d’évaluer la force du bonhomme. Il est étroit d’épaules et je pèse au moins trente livres de plus que lui. Au reste, il est aussi harassé de fatigue que moi et, s’il essaie de me malmener, je lui apprendrai à vivre. Mais il ne le tente pas : voilà une question réglée. Au contraire, il me ramène vers le train. Un nouveau problème se pose : je vois les lanternes des autres, dont nous nous rapprochons. Ce n’est pas en vain que j’ai eu maille à partir avec la police new-yorkaise et que dans les wagons, au pied des châteaux d’eau et dans les geôles on m’a conté de sanglantes histoires de passage à tabac. Si ces trois individus allaient se jeter sur moi ? Dieu sait si je les ai assez provoqués ! Je ne perds pas mon temps à réfléchir, car nous nous rapprochons toujours. Je vise l’estomac et la mâchoire de mon homme et apprête déjà le double crochet du droit et du gauche dont je le gratifierai au premier geste hostile de sa part.

Peuh ! je connais encore un autre truc que j’aimerais à pratiquer sur lui et je regrette presque de ne l’avoir pas essayé dès le premier contact. J’en viendrai à bout, malgré sa prise sur mon collet. Ses doigts crispés se sont glissés sous mon col étroitement boutonné.

Savez-vous ce qu’est un tourniquet ? Eh bien, voici. Je n’aurai qu’à passer ma tête sous son bras et à continuer le mouvement de rotation, mais vivement, très vivement. Je connais la manière : il suffit de tourner sans hésitation, par saccades, en plongeant la tête sous le bras du type. Avant qu’il ait eu le temps de s’en rendre compte, ses doigts seront prisonniers et il ne pourra les dégager. Ce mouvement agit comme un puissant levier : vingt secondes après, le sang jaillira sous ses ongles, les tendons délicats se déchireront ; nerfs et muscles se meurtriront et s’écraseront. Essayez ce truc-là quand quelqu’un vous empoigne au collet, mais soyez rapide comme l’éclair, et n’oubliez pas surtout en pivotant de vous protéger le visage du bras gauche, et le ventre du droit. L’autre pourrait en effet tenter de vous arrêter net d’un coup de son poing libre.

Il n’est pas mauvais non plus d’exécuter la manœuvre en s’éloignant de ce poing libre et non en se rapprochant de lui : un coup donné est de beaucoup préférable à un coup reçu.

Ce garçon ne saura jamais à quel point il a failli se trouver sur le carreau. Son seul salut, c’est qu’il n’entre pas dans son intention de me passer à tabac. Arrivé à portée de leurs voix, il crie à ses collègues qu’il me tient et ils donnent le signal du départ. La locomotive et les trois fourgons nous dépassent. Ensuite, le conducteur et l’autre garde embarquent. Mais je reste toujours prisonnier. Je devine leur stratagème : ils vont me maintenir jusqu’à la fin du train. Là, mon gardien sautera dans le wagon et me laissera derrière… au fossé.

Mais le démarrage a été brusque : le mécanicien essaye de regagner du temps ; de plus, le convoi est long, il accroît sa vitesse, que le garde calcule avec inquiétude.

— Crois-tu pouvoir remonter ? lui demandé-je innocemment.

Il me lâche soudain, court quelques mètres et grimpe. Il reste encore quelques voitures après la sienne. Le garde demeure sur le marchepied, la tête penchée et me surveillant. Ma résolution est prise instantanément. Je prendrai la dernière plate-forme. La vitesse va en augmentant ; si je manque mon coup j’en serai quitte pour une chute sur la voie et ma confiance est celle de la jeunesse.

Je me tiens immobile, l’épaule affaissée, laissant croire que j’ai perdu tout espoir, mais du pied j’éprouve le ballast. C’est une piste parfaite. La tête du garde, que je n’ai pas perdue de vue, se retire : il est persuadé que le train va trop vite à présent pour que je puisse le rattraper.

Le fait est qu’il file plus rapidement qu’aucun train que j’ai pris au vol. Quand la dernière voiture arrive à ma hauteur, je pars d’un élan court et rapide, sans chercher à égaler cette vitesse, mais à réduire au minimum la différence qui nous sépare et, par là, la brutalité de l’abordage, quand je bondirai.

Dans les ténèbres, impossible de distinguer la balustrade de fer de la plate-forme et je n’ai pas le temps d’en chercher l’endroit. Je lance les mains où je juge qu’elle peut être et en même temps mes pieds quittent terre, tout cela d’un seul mouvement. Je risque à cet instant de me retrouver sur le ballast, avec les côtes, la tête ou un membre fracassés. Mais mes doigts agrippent l’appui : d’une saccade des bras je fais pivoter mon corps et mes pieds se plaquent violemment sur la marche. Je m’assieds, envahi d’un flot d’orgueil. De toute ma vie de vagabond, c’est là le meilleur saut que j’aie réussi.

Vers les dernières heures de la nuit, on peut brûler plusieurs stations si l’on s’installe sur la dernière plate-forme, mais je n’ai guère de confiance en la queue du train. Dès l’arrêt je me hâte, du côté de l’entre-voie, de dépasser les Pullman et je gîte sous une voiture de jour. À l’arrêt suivant, j’avance encore et change de boggie.

Je jouis maintenant d’une sécurité relative. On me suppose « au fossé ». Mais les fatigues de la journée et d’une nuit bien remplie commencent à réagir sur moi. À l’endroit où je me trouve, le vent et la froidure se font moins sentir et je glisse lentement au sommeil. Attention ! dormir sur les tringles équivaut à la mort. Aussi, à la première occasion je reprends la seconde plateforme, où je m’allonge et m’endors. Pendant combien de temps ? je l’ignore. Une lueur projetée sur mon visage me réveille. Les deux gardes me surprennent et me voilà déjà sur la défense, me demandant lequel des deux va s’aventurer à me porter le premier coup. Mais ils n’ont pas du tout l’intention de me maltraiter.

— Je te croyais au fossé ! dit celui qui m’avait arrêté.

— Si tu ne m’avais pas lâché à temps, tu y serais resté avec moi.

— Comment cela ?

— Car moi, je ne t’aurais pas lâché, voilà tout !

Ils tiennent conseil et énoncent enfin leur verdict.

— Allons, reste où tu es, hobo, puisqu’il est impossible de te vider du train.

Là-dessus ils s’éloignent et me laissent en paix jusqu’au bout de leur district.

Je vous ai raconté tout cela à titre d’exemple de ce que peut être l’opération de « brûler le dur ». Bien entendu, j’ai choisi une nuit où je jouai au bonheur ; je n’ai point parlé des nuits – trop nombreuses – où la chance ne m’ayant pas favorisé, je suis resté en panne.

Pour terminer, je veux vous dire ce qui est arrivé à la fin du district. Sur les lignes transcontinentales à voie unique, les trains de marchandises stationnent aux gares pour laisser passer les rapides. Je quittai le mien et me mis en quête du train de marchandises qui devait le suivre. Je ne tardai pas à le trouver, déjà formé et stationné sur une voie de garage, et me logeai dans un wagon couvert, à demi-plein de charbon. À peine installé, je m’endormis.

Je fus réveillé en sursaut par le grincement de la porte qui s’ouvrait. Le jour pointait, froid et gris, et nous étions toujours à l’arrêt. Un conducteur allongeait la tête par l’ouverture.

— Dehors, abruti ! hurla-t-il.

J’obéis et le regardai longer le convoi en inspectant chaque wagon. Quand je l’eus perdu de vue, je songeai qu’il ne me supposerait jamais le toupet de remonter dans le wagon même d’où il venait de me chasser. Je regagnai donc ma place.

Il faut croire pourtant que les raisonnements du conducteur s’élaboraient parallèlement aux miens, car il devina mes intentions et m’expulsa de nouveau.

Il ne s’imaginera jamais que j’aie pu recommencer le manège, me dis-je. L’innocent ! Mais cette fois je pris des précautions. Une seule des deux portes pouvait s’ouvrir, l’autre se trouvait clouée. Contre celle-ci je pratiquai dans le charbon une excavation où je me glissai.

J’entends la porte s’ouvrir. Le conducteur escalade le tas de charbon. Il ne m’aperçoit pas, mais il me crie de sortir.

En restant coi, je pensais lui donner le change, mais quand il commença de jeter des gaillettes dans mon trou, je me rendis et pour la troisième fois je dus partir. Il prit la peine de me menacer, en termes véhéments, du sort qui m’attendait s’il m’y reprenait.

Je crus bon de modifier ma tactique. Quand un homme tient le même raisonnement que vous, le mieux est d’abandonner prestement votre façon de voir et d’en adopter une autre.

Je me dissimulai donc entre les wagons sur une voie adjacente et j’attendis : comme j’y comptais, mon bonhomme revint, ouvrit la porte, monta, jeta du charbon dans le trou que j’avais quitté. Il rampa même sur le bord pour y regarder. Satisfait enfin, il s’éloigna.

Cinq minutes après, le train démarrait : personne en vue. Je courus, ouvris la porte du wagon et repris ma place. Le garde ne chercha pas à me retrouver et je demeurai dans le charbon sur un trajet de mille cinq cents kilomètres exactement, dormant la plupart du temps et ne sortant qu’aux têtes de division – où ces trains stationnent en général une heure environ – pour mendier.

À la fin de ce voyage, je perdis mon wagon à la suite d’une heureuse circonstance. Je reçus un « gueuleton assis », et le hobo n’est pas encore né qui hésiterait à plaquer un train pour un bon repas.

  1. Dans la Biographie de Jack London écrite par la veuve de l’écrivain, Mme Charmian London, nous lisons que Jack London conservait, en précieux souvenir de ses vagabondages, ce qu’il appelait en plaisantant son « billet de chemin de fer ». C’est une planchette de deux centimètres et demi d’épaisseur sur quinze centimètres de large en travers de laquelle Jack London avait lui-même, à l’aide de son couteau de poche, pratiqué une entaille. Avouons que, comme équipement, c’était plutôt sommaire ! À la prière de sa femme, Jack fit l’inscription suivante sur une étiquette qu’il attacha de ses propres mains au morceau de bois : « Mon « billet », qui me servit durant l’année 1894, lors de mes vagabondages. L’encoche s’adaptait sur la traverse qui se trouve dans le boggie à quatre roues des compartiments de voyageurs. JACK LONDON, 12 août 1914. » (N.d.T.)