Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 90-99).

VII


Adrien, la fièvre dans les yeux et la sueur aux tempes, s’acharna le reste de la soirée au travail, revisant, retouchant les pages écrites, essayant les motifs mélodiques et leurs développements sur le piano catarrheux. Son cerveau en effervescence ne put trouver l’accalmie du sommeil. Et ce fut pâle et las d’insomnie qu’Estelle, le lendemain, le vit monter dans l’auto, envoyé à leur porte.

La jeune fille, laissée à la solitude et à ses appréhensions, eût trouvé les heures bien pesantes. Heureusement, la visite d’excuse au presbytère coupa cette longue journée, et les gentillesses de l’avenante Monique parvinrent à dissiper ses idées noires. Estelle revint au plateau l’humeur rassérénée et les bras chargés de fleurs. En poussant la porte d’entrée, elle aperçut, se détachant sur les briques rouges du sol, le carré blanc d’une lettre, et s’en saisit, le cœur bondissant. L’ami cher avait-il donc eu la prescience de son abandon, ce jour-là ?

Cette lettre, comme les précédentes, portait en suscription : M. et Mlle Gerfaux. Estelle avait donc tout droit de rompre le cachet. Elle s’enfuit, comme un avare qui court cacher son trésor, jusqu’au fond du jardin, afin que personne ne vînt troubler sa jouissance.

Tout de suite, aux affectueuses protestations du début, le vertige du parfum d’amour lui tournait la tête.

« Je suis près de vous, écrivait Renaud. Votre pensée me soutient et me rafraîchit l’âme ! Ah ! l’oasis poitevine, en regard de ce Paris d’été, malodorant, fétide, poudreux ! Et cependant m’y voici cloué par d’impératifs devoirs. J’hésite, depuis quelques jours, à vous l’avouer ! Pour garder la situation acquise récemment à la Vie mondaine, il me faut sacrifier mes vacances. »

Les mains d’Estelle s’abattirent sur sa robe.

— Comment ! il ne vient pas !…

La jeune fille rapprocha le papier de ses yeux, relut le paragraphe. Mais, avant qu’elle fût convaincue, son cœur se rapetissait, dur comme une pierre, dans sa poitrine serrée.

— Il ne vient pas comme il l’avait promis ! Ainsi, inutilement, on a compté les jours d’attente !

Elle poursuivait, cherchant une espérance dans les lignes qui suivaient : « Ma déception est plus grande que la vôtre, mes très aimés amis, je vous conjure de le croire ! Mais vous comprendrez quel souci me presse d’installer enfin ma vie sur de fermes assises… Je conçois tout ton désappointement, mon bon frère Adrien, et je m’en désole. Ayons, cependant, le courage de raisonner. Notre œuvre commune gagnera, certainement, à une préparation plus recueillie. Chi va piano, va sano. Remettons l’espoir de représenter Mélusine au printemps. Et au lieu d’un ouvrage bâclé et médiocre autant qu’éphémère, nous pourrons amener au jour une production valable et viable.

« Guéris-toi à loisir, prends des forces pour la grande lutte, couvé par une admirable Égérie. De mon côté, sois sûr que je ne perds pas un instant le but du regard. Les efforts que nous tenterons, le moment venu, auront une tout autre portée qu’à présent. Songe, mon vieux, que je suis invité, cet automne, au château de Mme de Bréhan, et que Mme de Leucate demande ma collaboration pour charpenter une fantaisie en vers qu’elle veut proposer au « Français ». Rien que ça d’honneur ! »

Les caractères écrits se brouillèrent devant les yeux d’Estelle. La jeune fille s’aperçut alors que ses larmes ruisselaient. Elle tremblait, comme dans une peur violente. Oui, c’était bien un sentiment d’effroi qui déréglait soudain les battements de son cœur et coulait de la glace dans ses veines ; peur instinctive qui saisit aux présages hostiles, quand la terre frémit ou que le ciel gronde.

Celui qu’elle aimait, qu’il lui semblait avoir connu de tout temps, lui apparaissait soudain moins proche, moins sûr, moins clair. Sans doute, en prêchant la patience à Adrien, Renaud parlait-il le langage même de la raison, mais combien Estelle l’eût préféré moins sage, moins facilement résigné à la déconvenue qui prolongeait leur séparation !

Et en relisant les noms de femmes, cités dans cette lettre où sa propre pensée tenait trop peu de place, Estelle ressentait la brûlure intime de la souffrance jalouse, inséparable de l’amour. Il lui suffisait de se rappeler la scène de la veille, les manèges coquets de Mme Marcenat vis-à-vis d’Adrien, pour se représenter Renaud Jonchère auprès d’une demi-déité prestigieuse, telle que cette Mme de Leucate dont les magazines illustrés avaient popularisé le visage léonin et les attitudes de sphinx. Comment garder intacte l’image d’une Estelle Gerfaux devant cette vision captivante ? C’était folie de s’illusionner !

Les appels glapissants de la mère Adèle coupèrent cette méditation déprimante. La brave femme, la nuit tombée, venait tenir compagnie à sa jeune voisine. Estelle s’efforça de secouer son accablement, sans y réussir. L’heure, en cheminant, apportait d’autres craintes. Quel effet aurait sur Adrien la fâcheuse nouvelle ?

La soirée était assez avancée quand le jeune homme rentra. Excité par la causerie, les fins repas, le plaisir musical, l’artiste s’était encore grisé des premiers compliments que lui valait son œuvre. Les thèmes de l’ouverture et de l’apparition avaient été fort goûtés. M. Marcenat, retenu encore au chef-lieu par ses devoirs d’avocat, avait pu assister à l’audition. Il approuvait l’idée de Mélusine, mais sans partager l’avis de sa femme quant à l’exécution. Le conseiller général affirmait que les jeunes gens du pays donneraient une interprétation plus homogène et plus attentive, plus naïve et plus savoureuse que des amateurs mondains, insoumis, inexacts, qui cherchent chacun à tirer l’effet à soi. Là-dessus, comme si ce propos la visait personnellement, Mme Marcenat s’était rebiffée, griffes dehors, comme une jolie chatte en courroux hérissée devant un dogue. L’incident avait été court, mais significatif, dénotant la mésintelligence absolue du ménage.

— Quoi qu’il en soit, concluait Gerfaux, avec l’égoïsme des ambitieux, tous deux, en principe, me sont favorables. Il ne reste qu’à marcher droit pour arriver à temps. Heureusement le compagnon embauché débarque au premier matin.

Estelle n’eut pas le courage de profiter du joint. Elle voulut épargner à son frère l’insomnie qu’elle subit elle-même, cette nuit-là. Le lendemain matin seulement, Adrien prit connaissance de la lettre de son ami.

Il sauta sur sa chaise, les yeux élargis de stupeur.

— Hein ! ai-je la berlue ! Jonchère s’excuse !… Il ne vient pas !

Trop peu maîtresse d’elle-même pour chercher à pallier la mauvaise surprise, la jeune fille resta muette, tandis que son frère éclatait en ricanements furieux :

— J’aurais dû m’en douter, connaissant le type !… C’est bien, par excellence, l’homme ondoyant et divers. Dix idées par jour, mais lâchant toujours la dernière, sans en poursuivre aucune !… Qu’il ne pense pas m’enguirlander si facilement ! Je ne me laisserai pas duper !

Violemment, il frappa du plat de la main sur la table et se leva.

— C’est trop se moquer du monde ! Chose promise, chose due ! Il doit tenir, il tiendra !…

— Mais si… si M. Jonchère n’est pas libre ! objecta faiblement Estelle… Et, avec le meilleur vouloir du monde, si vraiment le délai était trop court ? Une préparation plus longue assurerait un succès plus durable !

Adrien haussa les épaules.

— Allons donc ! Je le connais bien ! Les choses à longue échéance ne conviennent pas à son tempérament bouillant. Qu’était-ce pour lui que ces trois actes à établir, sur une donnée toute tracée ? Ma partition à moi eût été bientôt au point. J’y introduis beaucoup de choses déjà trouvées, qu’il s’agit seulement de recoudre ensemble par un fil léger.

Des larmes de dépit pointaient à ses cils. Il reprit, allant à pas précipités, de long en large, et marmonnant d’une voix plus basse :

— Et puis, tu sais tout ce que j’attends de cet effort qui porterait mon nom au public ? Mélusine préparait ma rentrée à Paris. Raisonnons un instant comme des gens pratiques : que ferions-nous ici, s’il fallait nous y tenir cet hiver ? Comment vivre ?

Elle ne trouva rien à répondre, interdite de s’avouer tout à coup imprévoyante et aveuglée. Depuis quelque temps, absorbée par des pensées trop douces et des espoirs trop séduisants, ne perdait-elle pas de vue les difficultés matérielles de l’existence ?… Le fragile et brillant échafaudage d’illusions qui lui masquait l’avenir, en s’ébranlant soudain, lui laissait entrevoir un tel vide qu’elle en demeurait effarée et sans voix.

Si préoccupé que fût Adrien, il dut remarquer l’angoisse de sa sœur.

— Tu le vois bien ! fit-il avec moins de véhémence, il faut que nos projets suivent leur cours. Trop de choses dépendent de cette Mélusine. J’envoie à Jonchère, sur-le-champ, un ultimatum catégorique. S’il ne peut venir ici, eh bien ! je me transporte à Paris. Mais il ne m’échappera pas ! Je ne le lâcherai que la dernière ligne écrite.

Estelle ne se hasarda pas à combattre ces fanfaronnades imprudentes, et elle laissa Adrien décharger à l’aise sa colère dans une longue lettre comminatoire. Le jeune homme se morfondit en suite d’impatience à supposer la réponse. Il ne l’attendit guère.

Dès le lendemain, dans la matinée, Renaud Jonchère se présentait à la maison du plateau.

Blessé au vif par les reproches de son ami, l’écrivain s’était jeté incontinent dans le premier train pour accourir se disculper en personne. Il était d’ailleurs obligé de repartir le soir même…

Comment ne pas se laisser toucher par la spontanéité d’une telle démarche, et par cette révolte généreuse sous l’attaque ? Adrien, désarmé devant une preuve si éclatante de dévouement, se sentit misérablement injuste.

— Malheureux ! disait Jonchère avec véhémence, oses-tu penser à quitter Lusignan pour Paris, en cette saison caniculaire ! Tu veux donc te tuer, de gaieté de cœur ! Et parce que l’inéluctable nécessité me retient, moi, en cette fournaise malsaine, tu n’hésites pas à m’accuser d’inconstance et de mauvais vouloir !… Tiens ! tu mériterais qu’on t’abandonnât ! Mais, avec ma magnanimité naturelle, je te pardonne ta boutade d’enfant gâté !… Tu veux qu’on décroche les étoiles ! Eh bien ! on essayera de les décrocher pour te faire plaisir, au risque de se casser le cou ! Tu l’auras, ta Mélusine, coûte que coûte !… J’ai achevé, en wagon, la scène VI du premier acte. Et je vous jure, le 15 août passé, de vous revenir pour achever ma tâche près de vous !

La colère d’Adrien avait fait place à l’attendrissement. Oreste accola Pylade et l’embrassa avec chaleur. Cependant Renaud, seul à seule quelques instants avec Estelle, parlait d’un tout autre ton, et ces arguments nouveaux rendirent sa bonne foi encore plus évidente à la jeune fille.

— Il faut l’avouer ! Je n’avais pas pris au sérieux les projets d’Adrien. Je m’y suis prêté par complaisance, pour ne pas contrarier son caprice de malade. J’espérais que le temps s’écoulant, et ses nerfs devenant plus calmes, il se rendrait compte de l’impossibilité de réaliser ses desseins au terme convenu. C’est matériellement impossible. J’en suis plus que jamais persuadé. Mais voici que les circonstances exaspèrent sa fantaisie et la rendent plus pressante. Inutile de le raisonner. Je ferai tout au monde pour le seconder et il n’aura pas lieu de s’en prendre à moi, si les plans qu’il caresse n’aboutissent pas. Cela, je vous le promets, à vous dont l’opinion m’est si précieuse et devant qui j’ai tenu à me justifier !

Il lui serrait ardemment les mains entre les siennes. Aux accents de la voix chaude qui pénétrait son cœur, Estelle ne se souvenait plus des anxiétés qui l’avaient oppressée. En souffrant, elle avait surtout senti combien elle aimait.

Les pensives langueurs de l’absence se lisaient clairement dans ses yeux. Renaud ferma, d’un baiser, les longues paupières :

— Toujours, à toujours !

Elle répéta très bas, de toute son âme, la formule du serment :

— À toujours, toujours !…