Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 100-117).

VIII


Magnificat anima mea Dominum.

De la base au faîte, les vieilles pierres grises de la basilique frémirent en d’harmonieuses résonnances. Magnificat ! La voix fluide lançait d’un jet pur, vers les voûtes cintrées, ce cri d’amour et d’extase. Suspendus en grappe à la corde qui se balançait devant la sainte table, quatre ou cinq enfants de chœur s’efforçaient de donner aux cloches un branle solennel. Magnificat !

Des feuillages en faisceaux, des guirlandes paraient d’une grâce rustique les piliers massifs, aux chapiteaux effrités. Des buissons de roses et de marguerites remplissaient le chœur, formaient une rampe fleurie aux degrés de l’autel roman surélevé. Partout des robes et des voiles blancs, des ceintures bleues, des bannières et des banderoles aux candides couleurs de la Vierge Immaculée ; des enfants, couronnés de fleurs, agenouillés sur les dalles tombales où s’effaçaient les écus blasonnés et les noms des morts.

Le vieux curé, de sa stalle antique, contempla la scène avec une émotion de naïve fierté, Lusignan s’était montré empressé de rendre hommage à la Reine du Ciel. En cet instant, la fête atteignait l’apogée de son éclat édifiant : c’était vraiment le frisson sacré de la ferveur qui remuait la foule, debout pour écouter le cantique sublime :

Quia fecit mihi magna qui potens est !

(Il a fait en moi de grandes choses, Celui qui est puissant et de qui le nom est saint !)

Que d’humble étonnement et de reconnaissance éperdue en ces paroles de la Vierge, élue pour devenir la mère d’un Dieu ! Et avec quelle émotion et quelle gravité les redisait la voix d’argent de la soliste ! On la sentait complètement abandonnée à son chant, cette petite Monique ! Debout au premier rang du groupe des choristes, sa tête auréolée d’or roux penchée de côté, ses yeux bleus levés vers la lampe du sanctuaire, sa page de musique déroulée entre les mains, elle était digne, plus que jamais, des pinceaux du Maître de Fiesole ! Et le compositeur, en l’accompagnant à l’harmonium, s’émotionnait d’entendre cette voix suave et touchante traduire, avec tant de justesse, les phrases qu’il avait écrites. Il semblait à Adrien que des ailes d’anges le soulevaient dans l’espace, l’approchant des divins concerts.

Estelle, plus loin, dans un coin assombri de la nef, éprouvait au contraire en écoutant le chant pathétique, des sensations presque douloureuses. Mlle Gerfaux, en la sainte allégresse de ce jour restait à l’écart de la joie où communiait le peuple des fidèles. Au pied de l’autel, elle ne parvenait pas à chasser les perplexités qui assaillaient sa pensée.

Depuis dix jours au moins, aucune lettre de Renaud Jonchère n’était arrivée à la maison du plateau. Si l’on en croyait les promesses réitérées de l’écrivain, on le verrait dès demain à Lusignan. Peut-être, se proposant d’être exact à l’échéance indiquée, jugeait-il inutile d’avertir ses amis, et se réservait-il le plaisir de les surprendre. C’était à l’aide de cette supposition qu’Estelle faisait prendre patience à son frère, sans cesser de s’inquiéter secrètement elle-même de ce silence anormal. Quelque nouvel empêchement surgissait-il pour retenir Renaud ou attarder sa venue ?

Quoi qu’elle fît pour demeurer tranquille et confiante, Estelle sentait, avec effroi, renaître en elle les soupçons méchants qui l’avaient tant torturée, peu de semaines auparavant. Et il lui fallait rassembler les souvenirs enivrants de la dernière rencontre et les maintenir devant elle, pour se convaincre de folie coupable et reprendre le courage et la foi.

… La procession, puis le Salut avec toute sa pompe. Adrien, toujours à l’harmonium, poursuivait son rêve idéal. Tour à tour, soutenant la psalmodie liturgique ou développant des inspirations de Hœndel ou de Bach, le jeune artiste se plaisait à remplir l’église presque millénaire de sons mélodieux et émouvants, qui réveillaient les échos assoupis.

Les portes s’ouvrirent et par la porte ensoleillée, entre les frustes bénitiers de grès, la foule s’écoula, au rythme lent d’une marche de Gluck. Alors Adrien Gerfaux aperçut, tout près de l’orgue, M. Marcenat attentif. L’exécutant pressa les dernières mesures et rejoignit son protecteur.

— Ah ! mon Dieu ! monsieur, vous étiez là !

— Sans doute ! dit le conseiller général, avec sa simplicité habituelle. Vous m’aviez annoncé que vous donniez, à Lusignan, une première audition. Je n’avais garde d’y manquer.

Ils s’acheminèrent vers le portail et s’arrêtèrent sous le parvis.

— Je suis heureux de vous féliciter, monsieur Gerfaux ! reprit l’avocat. Votre Magnificat est une belle œuvre, d’une conception élevée et d’un grand effet. J’aimerais qu’on l’entendît à Poitiers. Pour quoi ne la répéterait-on pas à Saint-Pierre ?

Le jeune compositeur eut un élan de joie.

— Oh ! J’en serais absolument ravi ! Et M. Bauffremont, l’organiste, mon premier et vénéré maître, ne demandera pas mieux que de me procurer cette satisfaction, si vous jugez vraiment mon Magnificat digne de notre cathédrale ! Cependant…

Adrien hésita ; puis, d’un ton anxieux :

— Cependant, sans la remarquable voix de Mlle Françon, qui mit si bien les soli en valeur, le morceau produira-t-il la même impression ?

M. Marcenat sourit.

— Voilà un scrupule de modestie assez rare chez un artiste, je crois !… J’ai remarqué, en effet, la limpidité et le moelleux de ce soprano. Serait-il impossible d’obtenir le concours de cette interprète de choix ?

Gerfaux baissa la voix, et d’un air de profonde déférence :

— C’est que Mlle Françon est la propre nièce de M. le curé…

— Eh bien ! nous nous arrangerons avec M. le curé ! Au surplus, pourquoi votre chœur ne se transporterait-il pas à Saint-Pierre, au jour dit ?… Ce serait un honneur digne de mémoire, pour ces petites Mélusines, d’avoir chanté une œuvre inédite dans la cathédrale du chef-lieu. Et vous-même, vous auriez l’illusion de créer une Schola cantorum poitevine.

— Ah ! si elle est réalisable, la proposition est certes bien séduisante ! dit Gerfaux, vivement tenté.

M. Marcenat lui posa amicalement la main sur l’épaule.

— Je voudrais vous séduire bien davantage, tellement que vous ne songiez plus à nous quitter ! Ne sursautez pas, et laissez-moi m’expliquer ! Je crois fermement à la moralisation par le beau. Élever les âmes des humbles, les initier aux nobles jouissances des arts, c’est leur inspirer, en même temps, les dégoûts des plaisirs vulgaires et les arracher aux mœurs brutales ou triviales. La musique, mieux qu’aucun art, peut servir à la récréation et à l’éducation du peuple. Ce qu’un esprit courageux et ardent a pu faire chez nos voisins de l’Anjou, en répandant si bien le goût et le culte de la musique qu’une population entière, aujourd’hui, est capable d’apprécier les chefs-d’œuvre des maîtres, je rêve de le voir tenter parmi nous. Quelque chose me dit que vous pourriez devenir l’apôtre de cette mission.

— Vous avez trop bonne opinion de moi, monsieur, commença Gerfaux, intéressé et incertain. La tâche est belle, mais demande des forces et des aptitudes dont je ne me crois pas pourvu. J’y serais insuffisant.

L’avocat l’interrompit :

— Je ne vous permets pas de me répondre si vite. Nous reprendrons, plus tard, cette conférence. J’aperçois Mlle votre sœur qui vous cherche sur la place. Moi, je vais au presbytère porter mes compliments au curé et entamer les négociations.

Il salua Estelle à distance, sans chercher à approcher de la jeune fille, près de laquelle se tenait Mlle Laguépie, pimpante sous un grand chapeau Montpensier. Les deux hommes se séparèrent. Aussitôt, Caroline s’élança vers Adrien, pour écraser le jeune homme sous les compliments :

— Délicieux ! Magnifique ! Deux anicroches seulement : l’harmonium… et votre soliste ! Cette fillette chante comme bêle un mouton, sans expression, sans sentiment. Une voix froide et cotonneuse, pas toujours juste ! J’en souffrais pour vous !

Gerfaux s’indigna.

— Vous aviez tort, mademoiselle, répliqua-t-il vertement. Mon tympan, à moi, fut complètement satisfait ! Ce soprano, d’une qualité et d’une limpidité rares, est conduit avec autant d’intelligence que de goût… Sans doute, étiez-vous mal placée pour l’audition.

— Il faut le croire, repartit Caroline avec un sourire grimaçant. Pourtant, je voyais nettement la chanteuse. Et la figure de votre perle me paraissait aussi insignifiante que son organe. Peu importe ! Ce n’est là qu’un intermède à la grande affaire de Mélusine. Quand revient enfin votre collaborateur ?

— Nous l’attendons d’un instant à l’autre, fit brièvement Adrien.

Et rembruni, l’air mal content, les sourcils froncés et le front orageux, il laissa ses deux compagnes prendre les devants, sans se mêler davantage à leur conversation.

— Il boude, et ferme ! En tiendrait-il vraiment pour cette poupée fadasse, coiffée de roux ? pensa Caroline, en voyant le jeune homme, durant le goûter, rester silencieux et contraint. Les hommes sont tellement idiots !

Sans s’offusquer de cette froideur, elle continuait à cribler Gerfaux de ses gracieusetés taquines. Comme un enfant qui s’amuse à tourner un commutateur électrique et à provoquer l’ombre et la lumière, Caroline se plaisait à jeter le nom de Renaud Jonchère dans l’entretien pour étudier les jeux de physionomie, décelant les sentiments complexes de ses interlocuteurs.

Instruite en partie par les confidences arrachées à Estelle, et surtout par ses propres observations, la perspicace personne devinait que les relations de ses hôtes et de l’écrivain traversaient une phase critique, et elle suivait de près ces péripéties d’où sortiraient l’entente fraternelle… ou la brouille…

Fusion… ou inimitié ?… Gerfaux se posait aussi la question, ce soir même, renfermé dans sa chambre, sous prétexte de travail, quoiqu’il lui fût impossible de se recueillir. Demain apporterait-il enfin des nouvelles de Renaud ?… Certes, Adrien ne demandait qu’à croire en son ami. Et il s’y encourageait en se rappelant le récent voyage de Jonchère à Lusignan. Mais s’il connaissait la générosité bouillante, la nature toute d’élans du poète, il savait aussi sa facile versatilité. Et il ne parvenait pas à se rassurer pleinement.

Assis devant la table où il avait passé tant d’heures laborieuses, ces dernières semaines, l’artiste remuait les pages amoncelées, surchargées d’écriture musicale. Quand entendrait-il les sons, enregistrés là, s’animer, se fondre, s’élancer en jaillissements harmonieux ? Actuellement, Gerfaux s’avouait bien l’impossibilité d’achever son œuvre au temps souhaité. Mais cette déconvenue, il en attribuait surtout la faute aux atermoiements et à la mollesse de son collaborateur.

Maintenant Adrien restreignait son ambition à exécuter le premier acte de Mélusine dans un château des environs, à la Borde de préférence, si M. Marcenat y consentait. Cette représentation partielle serait un excellent prologue à l’épreuve générale et publique, remise à l’an suivant. Mais, pour mener à bien cet effort même, l’aide de Jonchère lui était encore indispensable. Et l’appréhension que Renaud faillît au rendez-vous suffisait à l’enfiévrer.

Si ardemment, Gerfaux désirait une occasion d’éclat qui mît son talent en évidence ! Jamais il n’avait aspiré au succès avec une telle passion ! Il lui fallait, à tout prix, enlever l’éloge et l’approbation de ses compatriotes. Les propos de M. Marcenat lui hantaient l’esprit. Et des expectatives imprévues se découvraient à lui, pleines de nuages lumineux où jouait une vaporeuse et furtive apparition…

… Estelle, de son côté, songeait aussi, sans doute, au problème qu’éluciderait le lendemain décisif. L’aube vint enfin. Et le jour s’écoula, long et vide.

La poste ne remit aucune lettre. Et les trains passèrent, sans amener le voyageur tant attendu !

Le surlendemain se traîna comme la veille. Adrien ne sut plus contenir sa trépidante angoisse, et, vers le soir, sortit brusquement. Sa sœur le vit revenir, une heure après, en un état d’agitation extrême.

— J’en apprends de belles ! déclara-t-il, la voix saccadée, en lançant chapeau et bâton d’un geste violent. Renaud est en congé depuis cinq jours…

La jeune fille dut s’appuyer des deux mains à la table où elle dressait le modeste couvert du dîner. Elle eut l’impression que tout vacillait autour d’elle. Adrien, emporté par sa colère et son inquiétude, continuait, sans voir ce trouble, son rapide récit. Se souvenant que Jonchère se rendait vers cette heure, quotidiennement, à la Vie mondaine, il avait tenté d’obtenir des explications immédiates, par le téléphone. Après une sempiternelle attente au bureau de poste, on lui répondait enfin du journal, et c’était pour lui apprendre l’absence de M. Jonchère, en refusant — d’ailleurs courtoisement — les renseignements complémentaires.

— Ce qu’il y a de certain, concluait Gerfaux avec fureur, c’est qu’il est libre et que nous l’attendons encore ! Il n’a pas daigné nous aviser de ses intentions. Tout cela me semble singulièrement contradictoire avec ses protestations si récentes. Est-il demeuré à Paris ? A-t-il pris le chemin des écoliers pour nous rejoindre ? Mystère !

Estelle cherchait éperdument une hypothèse consolante.

— Peut-être M. Jonchère a-t-il été appelé en Algérie, près des siens, insinua-t-elle.

— En ce cas, il nous eût prévenus, fût-ce par dépêche.

— Une lettre, un télégramme même, peuvent s’égarer !

Mais ces éventualités trop simples n’avaient aucune prise sur l’imagination surchauffée et la sensitivité exaspérée de l’artiste. Adrien, suivant le flux et le reflux de son alarme et de sa fureur, allait aux suppositions les plus extrêmes. Tantôt il soupçonnait des causes dramatiques à la disparition de son ami. Tantôt il se déclarait trompé, trahi, et rapprochait les arguments pour dresser un virulent réquisitoire contre le déserteur. Et alors, sans en avoir conscience, dans ces invectives et ces récriminations, il dévoilait tout ce qu’il connaissait de défectueux dans le caractère, ou de répréhensible dans la conduite de son Pylade.

Estelle, exténuée de souffrance muette, se retenait de crier à son frère :

— Tais-toi ! Si tu le jugeais si peu sûr, si inconstant, si facilement mobile, pourquoi l’as-tu rapproché de moi ? Qu’il soit tel que tu le dépeins, c’est trop tard pour moi de l’apprendre !

À bout de forces, Gerfaux s’enfonça dans une sombre rêverie.

— Je saurai ! dit-il tout à coup. Il faut que je sache, coûte que coûte. J’ouvre l’enquête !

Et il passa le reste du soir à écrire des lettres qu’il expédia, dès le lendemain matin, à divers amis, capables de le renseigner sur les faits et gestes de Renaud. Puis les heures lourdes se succédèrent, sans autre intérêt que l’attente du facteur. Attente encore et toujours déçue ! Rien ne vint de la part de Jonchère.

À travers ces journées mornes d’incertitude, Adrien, mandé à la Borde, eut la satisfaction d’apprendre que les négociations de M. Marcenat avaient abouti : le choral de Lusignan fut autorisé à chanter le Magnificat à Saint-Pierre de Poitiers, le dimanche de septembre où l’on fêtait la Nativité de la Vierge.

Mais, en même temps, Mme Marcenat et son cercle, harcelant le jeune compositeur au sujet de Mélusine, envenimaient en lui la plaie vive des espoirs leurrés. Et cette impression domina le plaisir bienfaisant de l’autre nouvelle. Il revint dans une humeur noire.

Estelle lui présenta une lettre, une lettre timbrée de Paris, mais qui, hélas ! ne portait pas la suscription familière.

— Ah ! ah ! c’est de Tobie, le graveur !… M’apprendra-t-il quelque chose sur le transfuge ! dit le musicien, déchirant vivement l’enveloppe.

Il commença de lire avec rapidité les préambules, puis articula plus nettement les passages significatifs.

« Enchanté de vous savoir remis d’aplomb, mon cher camarade. Vous manquez au cénacle. On sera ravi de vous y revoir et de vous y ouïr, ménestrel !

« Vous me demandez ce que devient notre brillant mousquetaire ! Il n’a plus guère le loisir de cultiver les vieilles amitiés. Humble pierrot du pavé de Paris, je ne puis suivre que de très loin les destinées éblouissantes de cet aigle audacieux qui monte vers les hautes sphères !… Le sire Renaud, mon bon, fréquente chez les duchesses, flirte avec les marquises. Fait caractéristique, il vient de quitter les parages du tranquille Luxembourg pour installer sa garçonnière auprès du parc Monceau.

« Je l’ai aperçu, l’autre jour, grave et select comme un jeune premier du Théâtre-Français. On assure qu’il accompagne la fameuse Mme de Leucate dans une croisière en yacht. Sa dernière chronique de la Vie mondaine le laisserait croire. En un style pailleté et fanfreluche comme une jupe de danseuse, notre poète y décrit les émerveillantes escales à Dinard ou à Deauville, et les nonchalantes douceurs de la vie flottante, « entre la mer d’améthyste et le ciel d’opale ». Je vous passe les « phosphorescences des nuits étoilées, et la voix de sirène qui chante avec les vagues et la brise marine ». Naturellement, cette sirène n’est autre que Mme de Leucate dont « la forme marmoréenne et le geste sibyllique » se dessinent au premier plan sur toute cette clinquaille.

« Hein ! qu’en pensez-vous ? Et croyiez-vous Cythère si près de la côte d’Émeraude ?

« Mais passons à d’autres sujets. Je paraîtrais jalouser les myrtes et les lauriers de notre Don Juan… »

La voix stridente du lecteur se cassa dans un long rire nerveux.

— Tout s’explique !… Un Renaud devait fatalement trouver son Armide !…

Brusquement, Adrien interrompit l’amer persiflage et, le ton plus sourd, l’accent plus bref, il prononça, en évitant de regarder sa sœur :

— Inutile de s’abuser !… C’est fini entre nous et lui !… L’orgueil lui tourne la tête ; il ne nous voit plus que comme de très petites gens, absolument négligeables. Son manque d’égards, son inqualifiable insouciance le prouvent assez… Il peut revenir de son erreur… Alors, lui pardonne qui voudra !… Pour moi, je n’oublierai jamais son insulte et sa mauvaise foi !

Gerfaux sortit là-dessus, sans attendre de réplique, et monta à sa chambre où il s’enferma. Sans doute fuyait-il la vue de cette figure blême et rigide, qui l’avait écouté sans une parole, et craignait-il la plainte ou le reproche qui allaient sortir de cette bouche crispée.

Estelle demeura longtemps à la même place, debout, appuyée des deux épaules à la muraille, et les yeux étrangement ouverts. Comme quelqu’un qui vient de recevoir un coup formidable, elle n’avait plus conscience de rien, pas même de sa propre existence. Puis elle sentit, béante et douloureuse, la blessure large.

Alors, elle n’eut plus la force de se soutenir et tomba sur une chaise, anéantie. C’en était donc fait !… Celui en qui elle avait cru, de toute sa foi, qui avait reçu le don de son amour avec des larmes de reconnaissance, s’éloignait sans même détourner la tête, sans donner un prétexte à son abandon !

Et si peu de jours auparavant, il accourait de Paris, à seule fin d’attester son attachement et sa constance ! La tentation de la traîtrise ne le sollicitait-elle pas déjà ?… Et n’était-ce pas un dernier sursaut de sa conscience qui le poussait à l’effort de cette démarche ?…

Il était sincère, en ce moment-là. Estelle n’en pouvait douter. Mais l’attraction, trop séduisante pour sa vanité d’artiste, avait vaincu scrupules et regrets… Renaud cédait enfin à l’entraînement de la belle main patricienne. Et sans plus d’hésitation, il supprimait de sa pensée et de sa vie celle qu’il appelait sa fiancée…

C’était donc cela, l’amour des hommes ! Hier des supplications passionnées, des serments exaltés ; aujourd’hui l’oubli ! Et ils apportaient à la nouvelle idole une âme toujours renouvelée !… Il leur semblait n’avoir jamais aimé jusque-là.

Que n’en était-il ainsi pour elle ?… Mais l’amour, plus profondément, pétrit et transforme le cœur des femmes. Jamais Estelle — elle s’en rendait compte — ne recouvrerait son indépendance morale d’autrefois, la liberté sereine avec laquelle elle s’avançait naguère vers l’avenir.

Et ce qu’elle regrettait plus douloureusement encore, n’était-ce pas l’illusion divine, l’ivresse du rêve à deux ?

Jamais, jamais, elle ne saurait s’affranchir des souvenirs délicieux et meurtriers ! Ah ! Renaud, Renaud ! pourquoi vos yeux furent-ils si doux et si persuasifs ? Tant de joies entrevues, puis ce déchirement cruel !

Un sanglot la ploya en deux, les bras étendus sur la table. Longtemps elle s’abandonna au vertige du désespoir. Puis une pensée surgit dans cet égarement : « Adrien avait dit : « Il reviendra peut-être de son erreur… »

Oh ! la lâche espérance ! Estelle se redressa en tressaillant. Si c’était vrai ?… S’il revenait ?… Quelle erreur ne se pardonne ?…