Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 77-90).

VI


La première lettre, adressée à Gerfaux, contenait une petite enveloppe, portant le nom d’Estelle. La jeune fille y trouva des strophes en prose, sous ce titre concis et éloquent : À Elle.

« Je t’attendais, blanche sœur de mon âme ! Depuis si longtemps, je rêvais de toi ! Avec quelle anxiété je te cherchais sur ma route !

« Quelquefois, j’ai cru voir rayonner tes yeux… tes yeux purs… J’ai pensé toucher ta main amie… Mais trop tard, j’étais détrompé cruellement ! si cruellement ! Et mon cœur meurtri, profané, n’en pouvait plus d’espérance toujours trahie ! Je ne voulais plus croire ! Je jurais de ne plus aimer ! Le printemps se mourait, flétri par l’âpre brise.

« Mais je t’ai rencontrée ! Tu t’es penchée vers moi ! Et à ton sourire, mon cœur défaillant retrouve la tendre foi ! Tout s’éclaire ! Les roses refleurissent !… »

Estelle lut en tremblant cette confession fiévreuse, traversée de cris d’amour. Puis elle tendit le feuillet à Adrien. Et tous deux s’embrassèrent, les yeux humides de larmes heureuses.

— À personne je ne donnerai plus facilement le nom de frère ! fit le jeune homme.

Ils n’en dirent pas davantage. Mais l’absent désormais resta entre eux, mêlé à l’intimité du présent et de l’avenir. Et pendant que les moissons blondissaient au soleil, que les lis dressaient des thyrses parfumés, que les merles pillaient, à grands cris, les cerises rougeoyantes, Estelle croyait découvrir, pour la première fois, les magnificences de l’été et la beauté du monde.

Ne naissait-elle pas vraiment à une existence nouvelle, dans un univers rénové ! Toute à sa tâche jusque-là, vouée à ses affections inquiètes de fille ou de sœur, elle n’avait pas appelé l’amour, comme les jeunes filles désœuvrées. Et voici que son imagination et son cœur ignorants s’éveillaient : un bonheur inconnu, intense, lui était révélé dans une initiation enivrée !…

La séparation, loin d’affaiblir le prestige, lui donnait plus de force et d’enveloppement. Les souvenirs, sans cesse revécus, rejoignaient l’espérance. Et les lettres fréquentes et expansives de Renaud livraient sa pensée et sa vie journalières.

« Je ne me reconnais plus, avouait-il avec sa spontanéité séduisante. Des chiffres se glissent dans mes rêves. Je calcule mes paroles, j’équilibre mes efforts, j’oriente mes démarches. Je me découvre l’étoffe d’un arriviste, d’un intrigant, qui visera peut-être, quelque jour, l’Académie. Et c’est Mélusine qui détermine cet avatar… »

Estelle s’émotionnait à cette lecture. Comment ne pas apprécier la sincérité du sentiment qui excitait à de tels efforts ?…

Un peu plus tard, Renaud, se gaussant toujours de lui-même, comme s’il se fût donné la comédie, racontait avec humour ses succès et ses nouvelles ambitions.

« Ça y est ! Me voilà classé !… L’exhibition au Salon devant un parterre de chapeaux inouïs a produit d’excellents résultats, et m’a valu, sur l’heure, des connaissances exorbitantes !… J’ai été présenté à Mme de Leucate — oui, mon vieil Adrien, la fameuse marquise, l’auteur de l’Âme effeuillée. En outre, on me propose aujourd’hui même un intérim de chroniqueur à la Vie mondaine. De l’audace, encore de l’audace ! J’accepte intrépidement. »

— Tout cela est bel et bien, observa Gerfaux, contrarié. Mais il ne m’envoie pas de texte pour achever notre premier acte ! Ces belles madames et son journal lui feront négliger notre fée !…

Et il se démenait, fébrile, la voix cassante. Mélusine le poursuivait, lui, nuit et jour. L’idée qui avait été, au départ de Paris, une diversion salutaire, trop tenace maintenant, risquait de devenir consumante et nuisible.

Une distraction opportune se présenta pour arracher quelques instants l’artiste à l’obsession morbide, et tromper l’impatience de l’attente. Le curé, de retour de Rome, s’empressa de visiter les paroissiens occasionnels que lui avait recommandés M. Marcenat. Le vieux prêtre, naturellement, essaya de mettre à contribution le talent de Gerfaux et sollicita son concours pour la solennité de l’Assomption… Sans doute, les éléments dont disposerait l’émérite musicien étaient bien modestes : un pauvre harmonium, d’humbles chanteuses ignorantes… Mais ne serait-il pas louable de faire honneur à la vénérable église, aujourd’hui délabrée, qui avait connu tant de pompes, aux temps des fiers croisés, seigneurs de Lusignan et rois de Jérusalem ?

Cette considération poétique enflamma Adrien. Il détenait justement en portefeuille un Magnificat à quatre voix. Et puis, exercer ces jeunes indigènes, ce serait préparer, en quelque sorte, déjà les chœurs de Mélusine… Il accepta avec une vivacité qui combla d’aise l’abbé Françon.

Tout de suite, le musicien voulut connaître la petite cohorte et demanda des répétitions. Il revint très satisfait de la première épreuve.

— Elles sont vraiment gentilles et intelligentes, ces blanches filles de Marie ! Quelques-unes possèdent des voix souples et étendues. Une pauvre bossue m’a fait entendre un contralto très velouté. Et l’on m’annonce, pour la fin de la semaine, un soprano remarquable, la propre nièce du curé, qui est sous-maîtresse dans une institution de Poitiers.

— Oh ! oh ! taquina Estelle, notre bon pasteur introduit innocemment un loup parmi ses brebis ! L’église de Lusignan verra peut-être ton mariage ! Qui sait ?

— Moi, marié ! fit Adrien, tant soit peu amer. Avec la bossue alors, ou quelque aveugle !

— Aveugle toi-même ! repartit la sœur, cherchant à l’égayer. Tu ne vois donc rien ? Il ne tient qu’à toi d’absorber la sollicitude de Caroline !

Le jeune homme eut une grimace.

— Merci de l’intention ! La petite guêpe est trop piquante ! Et je préfère me cramponner au célibat !

— La pauvre ! Ne sois pas injuste ! Si son esprit mord, son cœur est bon ! repartit la jeune fille, déjà repentante de l’inoffensive malice.

Caroline, en effet, multipliait ses prévenances. Chaque semaine, elle apparaissait, chargée de commissions, au logis du plateau. Forçant Estelle à la gratitude, elle s’insinuait dans la confiance de Mlle Gerfaux. Personne ne savait mieux provoquer aux intimes aveux, et les payer de chauds encouragements.

— Que je suis heureuse de vos espérances ! répétait-elle en embrassant son amie. C’est si rare d’atteindre le bonheur rêvé !…

Des larmes lui montaient aux yeux. Et Estelle s’apitoyait sur ces pleurs, refoulés avec un discret stoïcisme.

Les séances de musique religieuse intéressèrent vivement Adrien. C’était une satisfaction émouvante que d’entendre sa propre pensée interprétée par des voix harmonieuses, qui s’amplifiaient sous la voûte antique. Et cette mystique jouissance s’accrut jusqu’à l’enthousiasme quand la soliste annoncée, Mlle Monique Françon, vint se joindre aux exécutantes.

— Une voix de paradis, figure-toi ! déclara Gerfaux à sa sœur. Des vibrations de cristal et d’argent ! Fra Angelico devait supposer une voix de ce genre aux anges adorables de ses fresques.

Et vraiment on l’imaginait sans peine au milieu du chœur céleste, peinte sur un fond d’or et des ailes de cygne aux épaules, cette petite Monique au visage rond et frais, aux cheveux blond-roux, à la bouche enfantine. Aussi douce à voir qu’à entendre, la jeune fille faisait encore preuve d’un sentiment musical juste et vif, et elle copia les diverses parties de chant avec une netteté et un soin qui lui valurent les éloges du compositeur.

— Que ne peut-on l’enrôler pour la représentation de Mélusine ! disait Adrien avec regret. Mais comment espérer qu’un séraphin s’emploie à glorifier une fée à queue de serpent ?

Ainsi Mélusine restait la préoccupation dominatrice autour de laquelle gravitaient les circonstances secondaires.

Une complication inopinée la rendit encore plus intense et plus pressante.

M. Marcenat n’était pas revenu à Lusignan. Un beau jour, son automobile traversa les rues étroites de la ville haute et vint s’arrêter sur le plateau. Mais ce furent deux dames qui en descendirent, aux exclamations époumonées de la mère Adèle.

— Madame Dalyre ! Et c’est-y possible ! Madame Vincent !

La brave vieille s’émerveillait. C’était plaisir si rare que d’apercevoir Mme Marcenat ! Et encore semblait-elle marchander sa vue, car aujourd’hui à peine entrevoyait-on le galbe rose de son visage derrière les plis épais d’un voile blanc à ramages.

Une nécessité fâcheuse contraignait la coquette jeune femme à ces soins de musulmane. Tout son programme d’été se trouvait dérangé par une intempestive éruption qui gâtait son charmant minois. Impossible d’exhiber ces vilains boutons à Biarritz ou à Royan ! Mieux valait attendre la guérison en se cloîtrant à la Borde ! Mais comment résister à cette solitude si l’on n’invitait quelques personnes à la partager ?… Des gens sûrs, qui, reconnaissants de l’attention, ne prendraient pas garde au teint endommagé de leur aimable hôtesse…

Mme Marcenat, en cette période sacrifiée, avait alors mandé sa belle-sœur et quelques parents de son mari. Mme Dalyre, en retour, l’aidait à son office de maîtresse de maison et utilisait toutes les ressources du pays pour la distraction de la petite société. Ainsi s’était-elle souvenue du musicien, hospitalisé dans la vieille maison, et vite, l’auto s’était élancée de Marigny à Lusignan.

— M. et Mlle Gerfaux sont, je pense, au jardin, annonça la mère Adèle, en poussant la porte entrebâillée de ses voisins.

Les deux dames, sans plus de façon, pénétrèrent dans le vestibule et firent irruption dans le verger. Le frère et la sœur se tenaient, en effet, sur la terrasse. Adrien laissa tomber son livre, et se dressa, effaré de l’invasion. Estelle, occupée à égrener des groseilles dans un saladier, se recula précipitamment, en cachant ses mains rosées par le jus des baies.

Mais le regard des visiteuses glissait sur la jeune fille avec indifférence. L’artiste seul les intéressait. Serait-il capable d’amuser quelques-unes de leurs heures désœuvrées ?…

Le premier examen fut favorable : une tête à la Daudet, un fin profil, un front blanc embroussaillé de mèches brunes. Il était plutôt gentil, ce garçon !

Mme Dalyre, toujours hautaine et le ton sentencieux, ouvrit l’entretien en se nommant ainsi que sa belle-sœur. Gerfaux, abasourdi, s’empressait à avancer des chaises rustiques. Et tout de suite, Mme Marcenat s’emparait du jeune homme avec une autorité rieuse, prime-sautière et sans-gêne.

— Compositeur et pianiste ? Parfait ! Vous connaissez Diemer, Widor et Massenet ? Bien vieux jeu pour moi… Debussy et Strauss sont mes dieux ! Dès que vous serez rétabli, adieu le Poitou, n’est-ce pas ?… Vous me dédierez quelque chose, en souvenir de votre séjour ici ? J’en serais charmée.

Adrien, tant bien que mal, suivait ce caquet sautillant, séduit, d’ailleurs, par la grâce capricieuse du brillant oiseau. Estelle, à l’écart, observait en silence. Moins que jamais, elle parvenait à s’imaginer cette mobile et légère créature compagne de destinée d’un Vincent Marcenat.

— C’est convenu, n’est-ce pas ? Nous ferons de la musique sérieuse. Vous trouverez à la Borde des amateurs capables de l’apprécier. Cela nous reposera comme une retraite au couvent !… L’auto sera à votre disposition pour les allées et venues.

Adrien eut l’impression qu’une chaîne de fleurs se nouait à son cou. Obligé de M. Marcenat, il ne pouvait, sans incivilité, se dérober à l’invitation, impérative comme un ordre. Néanmoins, son consentement forcé s’embarrassa d’objections confuses. Il allégua la tâche qui l’absorbait actuellement, et criblé de questions, il dut découvrir ses projets. Aussitôt partit une fusée d’enthousiasme.

— Le théâtre de la nature à Lusignan !… Un drame sur Mélusine !… Mais c’est une idée admirable !… Je marche avec vous, vous savez !…

— Mon frère sait-il vos intentions ? intervint Mme Dalyre. Il me semble qu’il les approuverait, car c’est un régionaliste déclaré, tout à fait épris de sa province.

— Je n’ai pu encore trouver l’occasion de m’en ouvrir à M. Marcenat. J’attendais que les choses fussent sérieusement en train, dit Gerfaux.

— Mais nous allons vous faire une réclame effrénée ! déclarait la bouillante jeune femme, piétinant comme une pouliche qui sent la poudre. Je vous amènerai tous les amis de Bordeaux ou de Paris, des tas de journalistes… Ce qui serait vraiment sensationnel, ce qui donnerait une portée extraordinaire à votre tentative, ce serait d’y intéresser la noblesse du pays. Hein ! voyez-vous l’éclat d’une représentation où les châtelains et les châtelaines incarneraient leurs nobles ancêtres ? Quel imposant hommage au passé ! Je me charge de répandre l’idée. Je consacre mes vacances à votre Mélusine, monsieur Gerfaux !

Étourdi, ébloui, le jeune homme se confondait en remerciements. Mme Dalyre, d’un air un peu inquiet, observa :

— Certainement, l’idée mérite une étude sérieuse… Car, à part le personnage de Mélusine, trop scabreux à tenir pour une femme du monde, je crois que…

Mme Marcenat interrompit d’un éclat de rire perlé et souleva moqueusement ses rondes épaules, dont la chair nacrée transparaissait sous la guimpe d’Irlande.

— Ô préjugés antiques et bourgeois !… Mais, ma chère Edmée, toute femme de « notre monde » se ferait honneur de servir la cause de l’art !

Estelle, du coin où elle se laissait oublier, vit Mme Dalyre rougir et se mordre les lèvres, à l’impertinence. Mme Marcenat se retournait, rieuse, vers le compositeur :

— Au risque d’encourir les blâmes des rigoristes, je me sacrifierais moi-même si le maestro m’en jugeait digne ! Allons, monsieur Gerfaux, arrangez-vous pour que l’œuvre soit prête en septembre, alors que les manoirs sont peuplés ! Je vous promets une troupe di primo cartello, et une assistance de choix. En attendant, à demain ! Vous nous jouerez quelque chose de votre partition ! Ce sera une primeur !

Debout, elle tendait son bras potelé et sa main nue vers le jeune homme, et conclut l’alliance par un vigoureux shake-hand. Ses yeux étincelaient à travers le tulle du voile qui rendait son sourire plus mystérieux et plus attirant. Avec son torse cambré, dessiné par la robe collante, les jambes serrées dans une gaine étroite, la silhouette onduleuse et fuyante de Mme Marcenat rappelait vraiment la forme classique des sirènes.

— Elle pourrait jouer Mélusine au naturel ! Ne dispose-t-elle pas des sortilèges puissants qui mettent les hommes à sa merci ? pensait Estelle, en suivant du regard les deux dames qui montaient le jardin ensoleillé, reconduites par Adrien jusqu’à l’auto.

L’artiste revint vers sa sœur, délirant de joie, d’orgueil et de tourbillonnants espoirs.

— L’aimable femme ! Quel esprit ouvert et agile ! Quel jugement prompt ! Eh bien ! ma petite, Mélusine nous envoie la chance, tu vois ! À nous d’en profiter vivement ! J’écris à Jonchère afin qu’il presse son retour ici.

Estelle, doucement, remarqua :

— En promettant la journée de demain à Mme Marcenat, tu as oublié la répétition à l’église.

Adrien, une seconde interloqué, claqua des doigts avec insouciance.

— Tant pis ! Tu m’excuseras près du curé et de Mlle Monique. Je n’ai pas le temps de le faire moi-même.

Que pouvait un séraphin contre une sirène ? La jeune fille se tut, vaguement contristée. En cette subite flambée d’ambition, elle pressentait de telles menaces et de si grands risques pour son malade !