Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 63-77).

V


Jonchère était arrivé le vendredi de la Pentecôte, comptant repartir le lundi soir. Mais huit jours s’écoulèrent sans qu’il se décidât à quitter Lusignan.

Cependant Estelle fut obligée de se rendre à Poitiers pour des courses indispensables. Elle prit le premier train du matin, revint par le suivant, et, pour éviter la traversée de la petite ville au retour, elle descendit le sentier sous bois qui conduisait à la Vonne.

Au premier détour de l’étroite allée, Mlle Gerfaux s’arrêta net, éblouie comme si un jet de flamme eût fusé du sol. Celui auquel elle ne pouvait s’empêcher de penser était assis là, sur le tronc d’un orme abattu. Il se levait et venait vers elle.

— J’avais deviné que vous passeriez par ici !

Renaud, avec autorité, s’emparait des menus colis et du petit sac. Stupide, sans parole, elle le laissait faire. Il se mit en marche près d’Estelle, dans le sinueux chemin. Et il semblait à la jeune fille qu’ils se mouvaient dans un brouillard d’or, et que la cadence de leurs pas était le rythme même du mouvement des mondes.

Elle sentait qu’après un tel silence quelque chose d’immense allait être dit, et le cœur lui tremblait d’appréhension. La rivière apparaissait, brillante de soleil, quand Renaud parla, et de quelle voix rouillée, méconnaissable !

— C’est fini ! Il va falloir m’arracher à tout cela !…

D’un geste ample, il indiquait les prés constellés de marguerites et de boutons d’or, les taillis tapissés de fougères, la masse odorante et bruissante des bois.

— Finie, la trêve ! Je viens de recevoir du grand Manitou de ma Revue une lettre comminatoire me rappelant à Paris. Je pars dès ce soir.

— Dès ce soir ! répéta-t-elle, consternée.

Et comme un naufragé qui empoigne une planche flottante, elle se raccrocha vite à une espérance :

— Mais vous revenez à la fin de juillet ! Adrien y compte !

D’un coup de canne rageur, Renaud fouailla une inoffensive touffe de genêts.

— Adrien ! grommela-t-il. Toujours lui le premier dans vos pensées ! Que je parte ou que je reste, l’intérêt d’Adrien prime tout !

Il fut aussitôt bouleversé de regret en la voyant atterrée, les lèvres tremblantes, le regarder avec une surprise chagrine.

— Pardonnez-moi !… Je viens de me montrer injuste et mauvais. Vous ne pouvez pas comprendre ce qui se passe en moi… depuis que je suis ici, entre vous deux… J’admire votre sollicitude sans cesse en éveil, pour votre frère. Et je le jalouse, oui !… Car qui donc se soucie de moi, de ma santé, et de mon bonheur ? Personne, hélas ! Je ne l’ai jamais senti aussi amèrement.

Il l’avait atteinte à ce point toujours sensible dans une âme de femme : la pitié. Elle leva ses yeux, pleins de doux reproches.

— Vous êtes injuste de nouveau envers ceux que vous appelez vos amis.

Les prunelles bleues, ardemment fixées sur elle, se brouillèrent tout à coup. Renaud lança sur la mousse les objets qui lui embarrassaient les mains. D’un mouvement prompt et irrésistible, il enlaça de son bras les épaules de la jeune fille et l’attira vers lui.

— Estelle, ne devinez-vous pas ce qui me rend ainsi susceptible et irritable ? Je souffre… Je doute… J’ai peur… J’entrevois un trop grand bonheur… S’il allait m’échapper !… Si j’arrivais trop tard dans votre vie ?… Si vous ne pouviez me répondre quand je vous supplie ?

Éperdue, elle s’agitait faiblement, sans parvenir à distendre l’étreinte. Non moins vainement, elle cherchait à cacher son visage où se reflétait son propre émoi. Elle se croyait jetée dans le chaos. Et les paroles passionnées, balbutiées à son oreille, l’assourdissaient comme une rumeur de tempête.

— Estelle, c’est du meilleur de moi-même que je vous adore… Vous tenez, entre vos mains chères, tout mon avenir. Croyez-moi quand je vous affirme que je n’ai jamais aimé personne comme je vous aime.

Elle sentait qu’il disait vrai, qu’il répudiait, en cet instant, les idoles fugitives de son passé. Estelle, aux yeux du poète, remplissait l’espace et le temps. Elle était la seule femme actuelle, incarnant, en ce cadre idyllique, parmi les roucoulements des ramiers et les vibrations des atomes, le charme du printemps vainqueur.

— Nous serons si heureux ! Tu n’as jamais vécu pour toi, chère sainte ! Ne repousse pas l’amour ! C’est si bon, si doux. La fête de l’existence !

Il se penchait, anxieux, vers le tendre visage convoité. Elle eut, toute proche, la vision des yeux bleus brûlants et de la bouche avide. Mais ce qu’il découvrit, lui, dans les prunelles transparentes, lui fit jeter un cri de triomphe.

— Ah ! tu m’aimes, dis !

Estelle crut que le ciel s’écroulait. Un baiser lui fermait les paupières, descendait, rapide et fougueux, vers ses lèvres. D’un effort désespéré, elle se libéra enfin :

— Oh ! Renaud !

Elle croyait crier son courroux… Et ce blâme résonnait comme un appel d’amour. Elle comprit qu’elle venait de se livrer. Et honteuse, elle cacha son front entre ses mains frémissantes.

Sûr de la victoire, maintenant, Renaud eut compassion de son trouble, et la laissa quelques secondes, se reprendre. Puis il murmura très bas, d’un accent si tendre qu’elle en fut bouleversée :

— Estelle, chère mienne !… Bien-aimée de mon rêve !…

Mais des pas s’approchaient. Le chemin se peupla. Tour à tour passèrent des bûcherons et des faneurs. Les deux jeunes gens se remirent en route. Ils n’osaient plus parler. Les derniers mots se prolongeaient en échos merveilleux.

Maintenant, ils atteignaient les parages habités et longeaient des clôtures de jardins. Estelle aperçut son frère, à sa place habituelle, sous l’ombre du sureau. Et près de lui, une tête curieuse qui allongeait le cou afin d’observer les deux promeneurs. Contrariée de reconnaître Caroline Laguépie, Estelle, instinctivement, s’éloigna de son compagnon.

Gerfaux ouvrit la claire-voie, en haut de l’escalier abrupt qui, du chemin, montait au verger. Son regard souriait aux arrivants. Derrière Adrien, Caroline, comme un petit coq hissé sur de grands ergots, se dressa, la mine narquoise, pour accueillir Estelle.

— Je venais chercher vos commissions, ma chère, en allant surveiller nos ouvriers. (Elle appuya avec dignité sur l’adjectif.) Mais nous avons fait chassé-croisé, puisque vous étiez vous-même à Poitiers. Pourquoi ne m’avoir pas avertie ? Je vous aurais épargné ce déplacement.

Estelle n’eût pu définir pourquoi elle avait souhaité justement éviter la visite de Caroline, pendant le séjour de Renaud à Lusignan. Mlle Laguépie affectait, d’ailleurs, d’ignorer l’étranger. Alors, se rappelant à propos les exigences protocolaires de cette pointilleuse personne, Mlle Gerfaux se hâta de procéder aux rites cérémonieux :

— Ma bonne, permettez-moi de vous présenter M. Jonchère, le meilleur camarade de mon frère. Mlle Caroline Laguépie, une très obligeante amie de Poitiers, qui a la charité de consoler notre exil.

Tout de suite très souriante, sans perdre rien de sa majesté d’archiduchesse, Caroline répondait au salut distrait du jeune homme qui, in petto, expédiait l’intruse au diable.

— Si charité il y a, qu’est-ce que mon mérite près du vôtre, monsieur ? Venir de Paris jusqu’au fond de notre sauvage Poitou pour y rejoindre un ami, voilà du dévouement !

Estelle saisit l’intention persifleuse et se dépêcha de répondre, pour sauver son propre secret.

— M. Jonchère a tenu à s’inspirer des lieux mêmes où vécut Mélusine, pour une œuvre qu’il compose, en collaboration avec Adrien. Les deux complices me pardonnent-ils de vous avoir initiée au complot ?

Naturellement ils durent, d’un air de bon gré, approuver l’indiscrétion. Mlle Caroline, flattée par cette confiance, adhéra avec enthousiasme au projet qu’Adrien lui exposait tout au long :

— Magnifique idée ! Les spectacles en plein air sont à la mode ! Mais vous ne vous contenterez pas, j’espère, d’un succès à Lusignan ? C’est Paris qu’il faut gagner ! Paris !

Elle eut un long soupir. Elle avait habité quelques années la capitale avec ses parents : Son père mort, sa mère, disait-on, enfermée en un hospice d’aliénés, Caroline était demeurée sous-maîtresse dans une pension. Mais le travail régulier coûtait à sa paresse. Et elle avait préféré revenir à Poitiers pour surveiller de près la succession de son aïeule.

— Paris ! répéta-t-elle rêveusement. Il n’y a que cela de vrai ! Comment s’accoutumer ailleurs quand on y a vécu !

— Oui ! murmura Adrien, en fourrageant sa courte barbe de ses doigts énervés. Je ne sais plus qui a dit : « Ailleurs, on végète ; là seulement on vit ! »

— C’est certain ! fit Renaud, pensif. Là seulement la vie donne tout ce qu’elle peut donner.

Estelle tressaillit comme à une piqûre profonde. Dans les yeux hypnotisés des deux jeunes hommes, elle surprenait soudain le mirage ardent de la ville souveraine.

Devant eux pourtant, s’étendait le frais vallon, cirque vert enserré par les collines onduleuses. Les saules et les peupliers frissonnaient de toutes leurs feuilles légères au-dessus de la Vonne, bordée de salicaires et d’iris. Le barrage babillard de la petite usine électrique luisait au soleil comme une coulée d’argent liquide. Un pinson, en haut du sureau, lançait sa ritournelle rieuse. Il avait néanmoins suffi d’un mot, remuant en eux des appétits d’orgueil, de luttes et d’honneurs, pour rendre ces deux âmes d’artistes indifférentes à la poésie vivante et vraie…

Et pour Renaud, ce lieu ne devait-il pas rester à jamais précieux et sacré ? Avait-il donc connu ailleurs, quoi qu’il eût affirmé, des minutes plus intenses et plus décisives ?

Jonchère vit la mélancolie d’Estelle, et, avec sa subtile intuition presque féminine, il en devina à peu près la cause. Il la rassura d’un sourire tendre et furtif. Et redressant sa taille désinvolte et robuste de bel aventurier :

— Eh bien ! déclara-t-il avec une tranquille assurance, nous amènerons Paris à Lusignan, voilà tout !

Formel, précis, il prédisait les fastes prochains, et révélait ses machinations diplomatiques. Jusqu’ici, il était demeuré indépendant et insouciant, vraie cigale de bohème, vaguant de Montmartre au quartier Latin, en s’arrêtant au boulevard. Mais désormais, Renaud prétendait se pousser dans le Monde (avec un grand M. s’il vous plaît !). Il dirait prochainement des vers au Salon des Poètes, et comptait se faire inviter chez la comtesse de Bréhan, Mécène des rimeurs. De côté et d’autre, il nouerait des relations utiles ou décoratives, afin de réunir une assistance de marque, le beau jour où Mélusine toucherait, de ses pieds de fée, la place de son ancienne demeure.

Adrien s’hallucinait silencieusement à cette évocation. Mlle Caroline, exubérante, applaudissait avec fougue.

— Bravo ! bravo ! Je retiens un fauteuil. Enrôlez-moi dans la claque.

Et se levant, elle tendit avec grâce la main au poète.

— Enchantée du hasard, monsieur ! Le chantre de Mélusine doit devenir une de nos gloires ! Ne protestez pas ! Vous êtes en état de grâce pour perpétrer un chef-d’œuvre !

Malicieuse, elle cligna de l’œil vers Mlle Gerfaux. Estelle eut un petit froid au cœur. Quoi ! le cher mystère était déjà éventé ! Elle dut se dominer et reconduisit sa visiteuse à travers le jardin. La petite personne lui empoigna familièrement le bras.

— Mes compliments ! susurra-t-elle avec un petit rire pointu ; il est fort bien, votre Renaud !

Estelle jeta un regard épeuré derrière elle.

— Je vous en prie, Caroline, n’allez pas si vite dans vos suppositions !

— Ta ta ta ! Vous ne m’en ferez pas accroire ! Je brodais un mouchoir pour la première amie qui se marierait. Il sera pour vous !

Touchée de l’intention gentille, Mlle Gerfaux répéta :

— Je vous en supplie… Ne croyez pas…

— Cachottière ! J’ai deviné vos sentiments mutuels, au premier regard ! Quel âge a-t-il, votre délicieux poète ?

— Je ne sais trop… Vingt-cinq ou vingt-six ans…

— Ça ira très bien ! A-t-il une situation stable ? Un peu de fortune personnelle ?

— Il collabore à des revues et à des journaux divers. Mais j’ignore tout à fait le chiffre de ses gains ou de ses revenus. Et je n’ai point à m’en préoccuper ! fit Estelle vivement. Je vous atteste que…

Caroline interrompit la protestation vaine.

— Au surplus, l’avenir est à lui ! Avec une tête pareille, il réussira !… Ah ! ma chère, vous allez être une femme heureuse, comblée ! Les artistes sont rois de Paris ! Vous serez de toutes les fêtes.

— Mon Dieu ! je ne souhaite pas cela ! laissa échapper la jeune fille, effrayée plus que séduite par ce trop brillant horoscope.

Elles étaient arrivées au vestibule de la maison. Caroline frôla, d’une tape espiègle, la joue de sa compagne.

— Enfant ! une chaumière et son cœur ! Cela suffirait, certes, à nous autres femmes. Mais les hommes ont des besoins et des ambitions plus complexes, surtout un homme de cette envergure-là ! Ah ! on vous l’enviera, votre Renaud ! Il ne doit guère trouver d’insensibles quand il mendie l’amour avec des yeux comme ceux-là ! Allons ! ne vous frappez pas !… Je plaisante !… Il sera fidèle ! J’en réponds pour lui !

Là-dessus, se haussant sur la pointe de ses souliers, Mlle Laguépie embrassa Estelle le plus tendrement du monde. Puis elle sauta dehors et s’en alla, imposante comme une petite marquise de Carabas, annonçant son passage par le bruit sec de ses hauts talons.

Mlle Gerfaux demeura quelques secondes immobile derrière la porte close. Un souffle glacé venait de passer sur son âme. Tout à l’heure, à la divine minute de l’aveu, elle croyait à une éternité de bonheur. Et déjà le sentiment de l’éphémère la pénétrait, en la troublant de sourdes inquiétudes.

Mais, dans la baie ouverte sur le jardin, une grande ombre fière se dessinait.

— Au diable, la petite dame précieuse ! Oubliez-vous que je pars ce soir ! Ne me faites pas tort d’une seconde !

Deux bras l’enlaçaient doucement, deux lèvres se posaient sur ses cheveux. Et ainsi captive, la jeune fille ne sentit plus que la douceur infinie de l’amour partagé. Elle n’eut plus d’autre souci que la crainte de la séparation très proche.

Ils allaient finir, ces jours sans pareils, où l’air même apportait une jouissance, puisqu’on le respirait ensemble ! Peu à peu, cette obsession mélancolique les maîtrisa tous.

La nuit descendait, calme et profonde, sur la vallée. Au-dessus des nuages, groupés en volutes argentées, la lune montra son disque blanc.

— Quel beau soir ! fit Adrien.

Et cherchant à occuper ces derniers moments où s’alourdissait trop la peine, il proposa :

— Une dernière promenade en bateau ? Ça te va-t-il ?

— J’ai le temps. Mon bagage est déjà bouclé ! fit Jonchère. Allons !

Tous trois gagnèrent la rive et prirent place dans une toue amarrée devant la terrasse. Adrien manœuvra la perche. La barque glissa entre les roseaux qui s’écartaient avec un frôlement soyeux. Les fleurs des nénuphars, posées sur leurs larges feuilles rondes, ressemblaient à des lampes pâles. Des bruits furtifs sortaient des buissons, décelant partout des vies mystérieuses en éveil. Gerfaux leva la main vers un pan de mur, ressorti du rocher, et couvert de capillaires et de giroflées.

— Quel piédestal pour une apparition de Mélusine ! Fée, quelle incantation peut t’attirer ?

Mais pour les deux autres qui étaient assis au fond du bateau, rien ne semblait plus merveilleux que de se contempler eux-mêmes. Et la vision magique n’eût pas, sans doute, détourné leurs regards confondus…

De timides hululements de chouettes au lointain. Puis, d’un bouquet de chênes, une voix sonore et chaude tomba, versant sur la nature en repos un chant éperdu, action de grâces du printemps, hymne de l’éternel amour.

— Le rossignol ! murmura Jonchère. Arrêtons-nous ici !

Le bateau s’immobilisa, pendant qu’ils écoutaient avec une attention fervente. Renaud, dans un recueillement presque religieux, considérait la blanche figure de femme, posée devant lui. Pâle sous la clarté lunaire, nimbée, comme une image mystique, de lumière irréelle, la jeune fille concentrait, aux yeux de celui qui la regardait, tout l’idéal de l’heure. À l’idée qu’il avait conquis ce cœur vierge, loyal et fort, il se sentait près de crier son enthousiasme, sa gratitude et son orgueil.

Un souffle lent palpita dans les branches, leur apportant une odeur de chèvrefeuille et de fraises, mêlée aux senteurs de la menthe et du serpolet.

Renaud cherchait toujours les yeux d’Estelle. Mais au fond des orbites noyés d’ombre, il aperçut tant de tristesse et d’angoisse, qu’une faiblesse l’accabla lui-même.

— Accoste ! dit-il tout bas à Adrien. Je vous quitterai ici.

Saisissant son ami aux épaules, il lui donna une accolade fraternelle. Puis il prit la main d’Estelle, mais il se trouva incapable d’articuler une parole.

— Embrasse-la, va ! je t’y autorise ! murmura Gerfaux compatissant.

Très doucement, avec un respect craintif, Renaud effleura les joues froides et blêmies de la jeune fille.

— Dans quelques semaines… à toujours ! bégaya-t-il d’une voix étranglée.

Il lui pressa étroitement les doigts entre les siens. Et d’un bond, s’échappa de la barque :

— À bientôt !

L’agile silhouette se perdit dans l’ombre des taillis. Alors Estelle crut tomber dans le néant. Tout lui parut vide et morne. Adrien, heureusement, rappelait déjà l’espérance :

— Le mois de juillet nous le ramènera vite !