Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 53-62).


IV


Trois jours encore, puis deux, puis un ! Et enfin arriva l’heure joyeuse où Adrien se rendit à la gare pour y chercher le voyageur attendu, pendant qu’Estelle, les mains un peu tremblantes, dressait la table du festin et la fleurissait d’aubépines roses et blanches.

Et la vision, si souvent, si craintivement imaginée, se réalisa.

Elle l’aperçut devant elle, s’inclinant vers sa main, toujours plus tremblante, afin d’y poser un chevaleresque baiser.

— Qu’allons-nous en faire ? s’écriait Adrien, ivre de contentement lui-même. Le grand air le rend fou ! Je l’ai mené de la gare à l’auberge par le détour du bois ! Figure-toi qu’il voulait se rouler sur l’herbe et mâcher des genêts !

— Ayez pitié ! fit humblement Renaud. Ayez pitié d’un pauvre poète parisien ! Hier, le boulevard, la cohue, la poussière, la fumée ! Aujourd’hui, un bois bucolique, des taillis étincelant de fleurs, une rivière pavée de nénuphars ! Et puis, cette adorable petite ville, avec ses halles du moyen âge, sa basilique qui date des Croisades, un visage de fée à la gare, et sur l’enseigne de l’hostellerie qui consent à me recevoir, une sirène ailée qui se tortille, et le nom prestigieux de Mélusine ! C’est à se croire revenu au temps des trouvères ! Puis-je subir tout cela de sang-froid ? Comprenez un peu mon état d’âme !

Il leva les yeux vers Estelle, à ces derniers mots. Leurs regards n’avaient encore osé se joindre. Ni l’un ni l’autre des jeunes gens n’eut la force de soutenir cet éclat trop pénétrant et trop révélateur. Ils se détournèrent vite, étourdis d’un même vertige, et pourpres tous deux.

— Pour préluder aux rites hospitaliers, viens incontinent prendre le pain et le sel ! fit Adrien, poussant son ami vers la salle, dont la grande fenêtre sans rideaux laissait voir les allées moussues du jardin, les quenouilles blanches des poiriers et les buissons de roses.

Jonchère accentua la note enjouée pour cacher son émotion.

— Le pain, le sel, et tout ce qui te plaira avec ! J’ai une faim digne d’un héros d’Homère !

— Justes dieux ! s’écria Gerfaux avec terreur. Faudra-t-il immoler un bœuf ! Estelle, as-tu prévu cela ? Donne vite des ordres !

— Hélas ! Je n’ai à vous présenter qu’un simple canard ! fit la jeune fille, d’une mine contrite.

— Tâtons toujours le canard, concéda Renaud Jonchère, aiguisant sa fourchette à son couteau, d’un air d’appétit féroce. Et il attaqua le plat, en effet, avec une gloutonnerie furieuse, qui se manifesta encore victorieusement devant l’omelette au lard, et le fromage au lait de chèvre.

— Un fromage de pâtres ! redisait-il avec un clappement de lèvres friand. Ah ! qu’on se sent loin de Paris !…

Il lui semblait vraiment se retrouver aux heures de joie impulsive et innocente de l’adolescence. Quelque chose de doux et de frais s’insinuait peu à peu en lui, l’imprégnait d’un plaisir sain et pur. Un soupir de béatitude lui échappa :

— Qu’on est bien ici !

Il étendit les mains, à droite et à gauche, pour prendre celles du frère et de la sœur.

— C’est si rare et si bon, pour un isolé, de se voir entre des amis vrais, avec qui on peut être soi, en tout abandon !

Les yeux à demi-clos, pour mieux savourer le bonheur qui passait, Renaud maintint quelques secondes la chaîne sympathique. Estelle retira enfin ses doigts, frémissants du contact.

— Puisque tu te trouves bien ici, restes-y ! fit Adrien vivement. Lâche Paris pour complaire à Mélusine ! Elle te récompensera en t’inspirant !… Maintenant, comme dessert, viens écouter ce que j’ai fait des premières scènes dont tu m’as envoyé le canevas.

— Cruel ! Déjà parler travail ! Ne peux-tu me laisser vivre et respirer un peu en liberté ! gémit Renaud, en regardant la perspective tentatrice du verger.

Mais Gerfaux, triomphant, levait le doigt vers le ciel obscurci.

— À demain, la promenade !… Voici la pluie.

De larges gouttes s’écrasaient déjà sur le gravier. L’averse d’orage brouilla l’horizon. Il fallut revenir au salon où le piano et la table à ouvrage formaient un îlot, dans le vaste espace démeublé. Estelle ferma les volets, alluma les bougies. Adrien s’était déjà assis devant le clavier et expliquait son thème musical.

— Brroum… brroum… Taratatata… Voilà l’ouverture. Fracas de trompettes, de trombones, coups de cymbales, indiquant la chasse, le meurtre du comte de Poitiers, l’affolement de son neveu Raimondin qui se croit homicide et s’enfuit… Tout à coup, ce vacarme s’apaise par des modulations de harpes et de flûtes… Très joli, ce rythme rêveur, ces arpèges séraphiques, n’est-ce pas ? observait le musicien, naïvement satisfait… Ta la la la… Apparition de la fée. Raimondin ébloui, subjugué par une force surnaturelle, s’abandonne corps et âme à l’enchanteresse qui le berce de mots d’espoir.

     Tu l’assures ! Je puis donc vivre !
     Mais comment vivrais-je sans toi ?
     Je suis ton esclave : prends-moi…
     À ta volonté, je me livre…

— Tu en es resté là du duo d’amour, paresseux !

— J’attendais que la fée me répondît, fit le poète, accoudé à la table où travaillait Estelle. Je l’entendrai mieux ici, me semble-t-il.

— Parbleu ! approuva Gerfaux, avec confiance.

Et rempli de son sujet, il poursuivait avec ardeur, fredonnant, chantant, improvisant des paroles, jouant des phrases mélodiques, plaquant des accords qui ébranlaient le vieux meuble.

— Sois mon maître, crie Mélusine, transportée de joie. Jamais aucun mortel n’aura connu un tel amour !… Le chevalier éloigné, elle confie son bonheur aux farfadets et aux sylphes, ses amis, aux fées, ses sœurs. Aimer ! Mélusine aime et est aimée ! Cet amour humain la régénérera ! Mais une voix terrifiante retentit, rappelant la fatale malédiction. Le salut est encore loin ! Le châtiment doit peser sur la fée durant la vie entière de Raimondin. Elle tombe accablée, suppliant le destin impitoyable, tandis qu’autour d’elle se lamentent les génies des airs et des eaux !… Éclairs ! Tonnerre !… Feux de Bengale dérobant la scène au public. Et applaudissements ? Qu’en penses-tu ?

— Qu’entre la coupe et les lèvres… il y a l’œuvre à faire ! dit Renaud, souriant. Mais elle se fera ! Le sujet est splendide…

— Et l’œuvre composée, il restera le plus ingrat de la tâche, observa Adrien, se dressant pour marcher de long en large. Les instrumentistes, les artistes à recruter, à exercer !… Ceci me concerne… Mélusine est restée, populaire ici… Je voudrais que les gens de Lusignan, les Mélusins, tinssent à honneur de mettre eux-mêmes en action cette page de leur folklore. Je ne désespère pas, avec les seules ressources locales, renforcées par quelques amateurs de Poitiers, de rassembler un petit orchestre et de former une troupe… Estelle tiendrait très bien le rôle de la comtesse de Poitiers. Toi, tu figurerais à merveille le chevalier Raimondin.

— Merci de l’honneur !

— Il est tout naturel qu’un poète interprète lin de ses personnages ! Richepin en a donné l’exemple !… Quant à Mélusine… Ah ! dame, c’est différent ! Il nous faudra une professionnelle émérite. Mais je compte sur tes relations de théâtre, don Juan !

Renaud resta sérieux sous l’épithète.

— Oh ! des relations plutôt vagues !… Enfin, quelque artiste se laissera peut-être tenter par l’honneur d’une création et d’une vedette.


Gerfaux virevolta sur lui-même, électrisé. — Va bene !… Juin, juillet, août, septembre. Quatre mois de travail. Nous avons le temps ! Dès cet automne, la belle légende déroulera ses fastes en haut de l’esplanade !

Renaud, d’un air d’effroi, se pencha vers Estelle :

— Ne pensez-vous pas qu’il a le diable au corps ?

Mais Adrien retournait au piano. À ce degré d’exaltation mentale, la musique seule pouvait traduire ses sensations tumultueuses. De capricieuses réminiscences s’enchaînaient sous ses doigts, épandant la divine sérénité de Mozart, la langueur rêveuse de Chopin, la vivace allégresse de Bach ou la puissante pensée de Beethoven. Estelle, profondément remuée, laissa tomber son ouvrage. Renaud, de l’ombre où il s’était reculé, ne la quittait pas des yeux. Et sous l’enveloppement de ce regard, de ces sons émouvants, la jeune fille se sentait engourdir, dans une sorte d’anesthésie délicieuse et mortelle, comme si elle eût respiré un parfum trop fort. Il lui semblait que son âme se diluait, s’échappait de son être, attirée par une sollicitation mystérieuse.

Elle prit peur. Qu’était-ce donc que cette domination étrange qui, si vite, la maîtrisait ? Alors, Estelle se promit d’être vigilante et prudente. Le lendemain, elle voulut rester à l’écart, et laisser les collaborateurs conférer en tête-à-tête.

Mais Renaud protesta, dolent et indigné :

— Nous avons besoin de votre présence ! Nous ne ferons rien qui vaille si vous n’êtes pas là pour nous inspirer !

— Vous vous moquez, dit-elle, plaisantant pour cacher sa gêne et le secret contentement qui la confondait plus que tout. Je suis une personne terre à terre, vouée à des travaux serviles. Les petits pois du déjeuner veulent absolument être écossés. Et les pois verts sont incompatibles avec la poésie…

— Erreur ! repartit Jonchère impétueusement. Ignorez-vous la grâce des actes simples ? Nausicaa est parvenue à la postérité dans l’attitude d’une jeune fille qui lave son linge. Et une certaine héroïne de Gœthe est devenue immortelle pour avoir taillé et beurré des tartines, devant un garçon au cerveau incandescent, qui s’appelait Werther. Vous êtes la Sagesse d’où dérive le Rythme. Votre influence nous est bienfaisante ; demeurez près de nous !

Adrien, malgré ses préoccupations, fut frappé d’un soupçon subit. Il considéra à la dérobée son ami, si animé ; sa sœur, singulièrement rouge. Tiens ! tiens ! se pourrait-il ? Pourquoi pas, après tout ? Estelle, droite et modeste, apparaissait à Renaud si différente des figures féminines qui avaient habité le cœur du jeune homme, un jour ou un mois ! Il est délicieux et revivifiant d’aspirer l’arome de la lavande ou de la violette après les capiteuses émanations du ylang-ylang ! Sans doute l’inconstant oiseau bleu se lassait de son vagabondage. Gerfaux s’attendrit à l’idée de l’alliance possible qui consacrerait leurs liens d’amitié. Et pour eux trois, il entrevit un avenir d’intimité charmante, illuminé par l’art et l’amour.

Et cet avenir, Mélusine, bénigne enchanteresse ! devait leur en ouvrir triomphalement les portes. Renaud, tacitement, avait conçu le même espoir, à en juger par l’intérêt ardent qu’il témoignait désormais à l’œuvre entreprise. Dès le matin, Jonchère accourait au logis ami, et autour du piano, comme sous la grotte de rocaille de la terrasse, s’éternisaient, jusqu’à une heure tardive, de longues discussions esthétiques. Avec la facilité d’illusion des artistes, les deux jeunes gens voyaient déjà leur fiction prendre corps, et gravement, ils réglaient les détails de la représentation avant même d’élaborer le texte du livret.

Cependant, le premier acte s’avançait. Il s’accordait merveilleusement à l’état moral du poète. Renaud cherchait à y condenser toutes les allégresses que suscitaient en lui cette halte en pleine nature, le site légendaire, le prestige du printemps chantant et fleuri, les prémices de l’amour naissant…