Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 293-304).


XXVI


Estelle était sortie des Algues, contristée par le congé que lui donnait Vincent. Si longtemps son mari avait accepté ses soins qu’en cet instant où il échappait à sa sollicitude, elle demeurait dévoyée, indécise, sans but. Pendant qu’elle cheminait ainsi seule, la jeune femme s’affecta de cet isolement même momentané. Qu’elle serait dure à rompre, la chère habitude de trouver sans cesse, contre son épaule, l’ami incomparable dont la pensée entendait si bien la sienne !

Mais songer à lui, c’était retrouver le calme et la force. Alors Estelle releva la tête. Le sourire bleu de la mer et du ciel la pénétra. Elle sentit en elle d’immenses aptitudes de bonheur.

Les enfants, sur la plage, couraient, turbulents, ivres d’une allégresse innocente de jeunes animaux. Clapotant dans l’écume du flux montant, édifiant des forteresses, creusant des tranchées, ces petits Gaulois parodiaient la guerre et défiaient l’Océan, avec des hurlements belliqueux, en agitant leurs petits drapeaux. Languissant et tranquille, le flot n’en continuait pas moins son rythme, roulant et déroulant ses volutes glauques traversées de soleil. L’eau, lentement, envahissait le sable, inondait les fossés, rongeait les bastions, abattait les remparts. Ce soir, la grève réapparaîtrait aplanie, sans garder aucun vestige de tous ces travaux puérils.

— Ainsi en va-t-il de nous, méditait Estelle. Nous avons beau lutter, peiner, nous cramponner à nos projets, à nos sentiments, à nos souvenances, essayer de résister au temps et aux faits ! La poussée impérieuse et souveraine du destin, commandé par Dieu, emporte nos êtres fragiles, efface ou modifie les empreintes que nous crûmes indestructibles.

Elle quitta le quai ensoleillé, prit la route qui montait vers le bois de pins, passa devant le petit Casino, s’orienta au carrefour des avenues et, sans trop de détours, parvint à l’endroit désigné.

Le banc sur lequel elle s’était assise près de son mari, l’avant-veille, était libre. Peu de promeneurs en ces parages. L’heure du bain retenait à la grève. Le coin était plaisant. La nappe d’eau, qui étendait son miroir entre les arbres, répandait une fraîcheur agréable. Des chênes-verts, surgis entre les pins, des genêts encore garnis de leurs gousses d’or égayaient le sous-bois roux, trop aride ailleurs. Des senteurs balsamiques flottaient dans l’air. Mais, de tous ces avantages, Estelle ne jouirait qu’imparfaitement, tant qu’elle resterait seule.

Mme Marcenat s’arrangea, avec un petit soupir, pour supporter l’attente, tira de son sac un livre, puis un petit carnet qui ne la quittait guère. Elle feuilleta, s’intéressa, réfléchit, les paupières mi-closes. Tout à coup, le crissement d’un pas sur les aiguilles sèches qui tapissaient le sol lui fit relever les yeux. Un cri léger lui échappa. Elle se dressa d’un bond. Renaud Jonchère arrivait devant elle, haletant d’une course précipitée.

— Ah ! fit-il, en découvrant d’un geste large son front où perlait la sueur, combien je vous remercie ! Et que vous êtes bonne de m’avoir compris, et de m’avoir appelé !

Elle crut qu’il divaguait, et le considéra avec effarement.

— Vous appeler ? Moi ?… Qu’imaginez-vous ?

Devant cette stupeur, Renaud fut ébranlé. Il précisa, inquiet et fébrile :

— Ne m’avez-vous pas fait avertir de votre présence ici, tout à l’heure ?

— Moi ? répéta Estelle, reculant. Et sa main, machinalement, se portait à sa poitrine, comme lorsqu’on se défend d’une accusation inouïe. Moi ? Je vous aurais convoqué ici ? Quelle histoire invraisemblable !

Avec toute autre femme, Renaud eût soupçonné quelque manège louche, une comédie équivoque. Mais il estimait Estelle incapable de détour et d’astuce. Ne sachant que déduire ou conjecturer, il lui tendit simplement le papier qu’il conservait dans le creux de sa main :

— Une petite fille, tout à l’heure, m’a remis ce billet, comme je me promenais sur la plage. J’ai cru, pardonnez-m’en, qu’elle était votre émissaire. Cet avis répondait trop à mes secrets désirs pour que j’hésitasse longtemps.

Elle prit le feuillet et lut les deux lignes crayonnées. L’horreur et le mépris se peignirent expressivement sur ses traits. Qui donc avait pu, si vite, être informé de ses faits et gestes, et d’une promenade improvisée ? Qui donc avait supposé, entre elle et Jonchère, quelque lien, et concerté ce méchant coup de théâtre ?

Si peu exercée qu’elle fût à la méfiance, Mme Marcenat ne demeura pas longtemps perplexe. Le regard sournois de chat embusqué, surpris l’autre soir, éclaira son esprit d’une lueur sinistre… Caroline. C’était Caroline, certainement. Seule aux Sables, elle savait l’amour ancien et la rupture. Estelle, à demi-voix, conclut :

— On a cherché à vous mystifier et à me nuire. Je garde ce billet qui me servira de témoignage, au besoin, contre l’auteur de ce mauvais tour.

Ses mains tremblaient de répugnance, tandis qu’elle enfermait le feuillet dans la bourse d’or, suspendue à sa chaîne. Mais Renaud ne se méprit pas. L’indignation de la traîtrise découverte agitait plus Mme Marcenat que la vue même de son ex-fiancé. Jonchère en fut interdit.

Il était arrivé là, bouillonnant d’espoirs complexes. Malgré l’indigne abandon, le sentiment le plus pur et le plus sincère que Renaud eût jamais éprouvé avait bien été son amour pour Estelle Gerfaux. Il ne pouvait penser à la suave idylle de Lusignan sans un soubresaut de conscience et un serrement de cœur.

Remis inopinément vis-à-vis d’Estelle mariée, une profonde secousse le bouleversa. La jeune femme, qu’il osait à peine envisager, lui était apparue plus belle, avec un charme plus extérieur et plus caractérisé, dans un épanouissement qui la rendait la figure la plus lumineuse de la réunion. Une sorte de honte le paralysa devant elle. Les réminiscences qu’il évitait d’habitude l’investirent.

Son malaise moral s’aggrava jusqu’à devenir intolérable. Renaud souhaita, avec impatience, se soustraire à cette humiliation. Mais encore plus, il envia de se racheter quelque peu dans l’opinion d’Estelle.

Des éléments moins louables mitigeaient cette aspiration édifiante. L’homme épris de féminité, avide de sensations neuves, se doublait, chez Jonchère, du littérateur professionnel, observateur implacable des autres et de soi, recherchant les expériences psychologiques. Il se représenta, avec une excitation singulière, les brûlantes péripéties d’une explication entre lui et Estelle. Une curiosité assez ambiguë le tourmenta de sa tentation. Il n’avait pas su les angoisses et les souffrances de la jeune fille, lors du délaissement. Il eût voulu les apprendre d’elle-même. Si intangible que fût Mme Marcenat, pourrait-elle, sans s’émouvoir, entendre les échos du passé ? Non, son exquise sensitivité, au son de la voix jadis chérie, frémirait de mille impressions contrastées. Et palpiter, pleurer, accuser, s’attendrir, n’est-ce pas encore subir l’amour ?

Renaud, néanmoins, se contentait de rêver une pareille rencontre, sans la croire possible. Il n’avait ni la présomption ni l’audace de supposer que la jeune femme se prêterait à un rapprochement. Le billet lui assignant rendez-vous le confondit d’étonnement et de joie. Il accourut, effervescent, anxieux, pressé de vivre la scène pathétique, et aussi de se libérer d’un remords, sourd mais gênant.

Il s’attendait, tout d’abord, à une explosion passionnée, à des reproches et à des plaintes. Et il voyait une femme froide et distante qui, dans le désarroi même de l’alerte, ne manifestait ni colère ni rancœur. En cette brusque déception, Renaud désapprit les adjurations, les arguments préparés. Il dit, presque balbutiant :

— Je devrais me retirer… en m’excusant de mon intrusion. Cependant… Cependant…

Toujours debout, à trois pas de Jonchère, Mme Marcenat laissa tomber les yeux sur lui. Il ne put, sans émoi, joindre ce regard dont il avait bu naguère la douceur, avec tant d’ivresse.

— Laissez-moi vous le dire… J’ai imaginé, bien des fois, nous rencontrer ainsi, seul à seule. Alors, je me déchargeais du poids mort que je traîne… Je m’expliquais… Et vous m’entendiez… Le daigneriez-vous ? Le prêtre écoute bien le pénitent le plus criminel… Je suis très coupable, je le sais… Je vous ai fait mal, Estelle.

Elle fit un mouvement qui l’écarta. Mais Renaud crut voir ses lèvres se contracter en une crispation légère. Il s’encouragea, la jugeant atteinte, et reprit avec plus d’ardeur :

— Permettez-moi de profiter de ce moment unique. Accablez-moi. Vous en avez le droit indubitable. Je ne cherche pas à me disculper… Pourtant, au risque de vous paraître paradoxal et menteur, je vous atteste que je renonçai à vous justement dans l’intérêt de votre repos… Et ce fut la plus grande preuve de tendresse que je pusse vous donner.

Elle ne protesta pas, quoique l’allégation dût susciter l’ironie, et le laissa parler, détournée, immobile.

— J’étais de bonne foi, absolument, quand je retournai à Lusignan renouveler mes promesses. Mais de retour à Paris, la séduction que je fuyais près de vous m’enveloppa. Je fus subjugué. Cette vie accidentée, fascinante, où l’on m’introduisait d’emblée, flattait mes goûts de luxe, d’orgueil et d’aventure. Alors, je m’interrogeai, sévèrement. Étais-je assez mûri, assez ferme pour me fixer dans l’existence sérieuse et déterminée, et endosser les responsabilités du mariage ? J’eus peur de moi, pour vous… Je reculai. Mais que vous dire ? Quels motifs invoquer ?… Je me tus, lâchement… Qu’avez-vous pensé de ce silence, vous, alors ? Que de fois je m’en suis inquiété !

La main nerveuse qui jouait avec le ruban de l’ombrelle se leva pour un signe incertain. Et après un silence, Estelle murmura, la voix assoupie et lointaine :

— Je ne sais plus très bien… Je ne puis plus me le représenter.

Jonchère eut un haut-le-corps qui le redressa, la joue cramoisie comme à un soufflet. Si la jeune femme eût été une coquette experte, elle n’eût pu se venger mieux et l’offenser davantage. Mais elle le regarda en face pour affirmer plus fortement ses paroles, et il se convainquit aussitôt de sa parfaite sincérité.

— C’est bizarre… mais rigoureusement exact, disait Estelle. Il me semble que c’est une autre que moi qui a enduré ces chagrins, ces fatigues épuisantes… Tout cela flotte, inconsistant, comme de vagues souvenirs rapportés des limbes. Si je puis supporter de vous écouter, en ce moment, c’est parce que votre vue n’émeut plus rien en moi. Un prodige s’est accompli et m’a transformée. Vous l’aviez dit avec justesse : les roses refleurissent.

— Oui, observa-t-il, avec une nuance d’amertume. En effet, vous vous êtes mariée ?

— Je me suis mariée… Et j’aime, j’adore mon mari !

Elle prononça ces mots, sans défi ni bravade, avec l’accent profond et grave de la vérité. Une divine pudeur, en même temps, rayonna sur son visage. Renaud fut frappé de ce respect qu’inspirent aux profanes les prédestinés, marqués du sceau sacré. Il se remémora tout ce qu’il avait entendu dire de la fière intelligence et du caractère de M. Marcenat. Il pressentit quelle affection, supérieure aux banales passions, pouvait unir deux êtres d’élite. Devant cette félicité idéale, inaccessible aux hommes de son espèce, il se sentit rabaissé, mesquin, bestiole infime, bruissant dans le vide.

Ce qu’il y avait de sensible et de généreux dans sa nature réagit, l’exhaussa dans un subit élan, au-dessus des acrimonies vulgaires.

— Vous êtes heureuse. Vous le méritiez tant !… Alors, j’ai bien fait… Et peut-être m’accorderez-vous le pardon que je souhaite ?

— Comment vous en voudrais-je ? Sans doute, il me fallait souffrir ainsi, mourir à moi-même pour renaître à une vie plus belle, dit-elle, toujours avec la même simplicité. Mais vous n’eûtes pas des torts seulement envers moi. Adrien, votre meilleur ami, fut si cruellement désappointé, et en quelle phase critique ! Pour lui aussi, les roses ont refleuri ; vous ne l’avez pas moins blessé au cœur et lésé dans ses espérances d’artiste.

Renaud ne dissimula pas un rictus douloureux.

— Je le sais… Il m’a accosté, l’autre soir, pour me jeter au visage des sarcasmes insultants. Que puis-je faire pour l’apaiser ? Achever le scenario interrompu ?

S’abusait-il, devant le calme de la jeune femme ? Croyait-il à une reprise de relations pacifiques ? S’il avait conçu cette illusion, Mme Marcenat l’en détrompa vite.

— Non, dit-elle avec fermeté. Vous l’avez dit : ce moment doit rester unique. Ne vous représentez jamais sur mon chemin, et n’en cherchez pas l’occasion.

Il baissa la tête, molesté par l’ordre péremptoire, mais trop conscient de ses fautes pour le discuter.

— Je vous obéirai. Dès demain, je trouverai un prétexte pour partir, et j’éviterai de revenir jamais ici. N’ayez plus crainte de m’y revoir. Quant à Adrien, je puis l’aider à réaliser son rêve, en lui adressant quelqu’un qui achèvera le poème de Mélusine. Ma part de collaboration restera inconnue.

— Non, répéta-t-elle encore, du même ton net et uni. Adrien se tirera d’affaire sans votre concours. Assurez-lui-en la liberté. Rien ne doit rappeler votre souvenir entre nous.

Il s’émut, sous l’intimation catégorique.

— Alors, vous voulez un adieu aussi définitif que celui de la mort ?… Je vous promets, encore une fois, de ne jamais reparaître volontairement devant vous. Du moins, accordez-moi un gage d’absolution et de paix. En vous quittant pour toujours, laissez-moi toucher votre main.

Remuée par cette humilité et cette soumission, Estelle n’eut pas le courage d’un refus. En silence, de très loin, elle lui présenta une main vers laquelle Renaud s’inclina, mais elle ne lui laissa pas le temps de l’effleurer de ses lèvres. Jonchère se redressa brusquement.

— Adieu donc… Madame…

Le mot s’étrangla dans sa gorge. Il s’éloigna à grands pas, vers le lac.