Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 285-293).


XXV


Une matinée d’une sérénité merveilleuse. Sous le ciel d’un bleu méridional, la mer très calme, comme jonchée de pétales de bluets et d’hortensias mauves. Des cris et des rires d’enfants, animant toute la longueur de la plage, s’élevant jusqu’aux maisons en bordure des quais. Et Mlle Caroline, humant l’air frais à la croisée du rez-de-chaussée des Algues, s’avoua en harmonie avec la joie de vivre universelle.

Telle qu’un général sûr de sa tactique, elle se croyait proche d’un succès. Qu’allait-il arriver ? Elle n’eût su le prédire encore. Mais il arriverait certainement quelque chose. Le hasard, qui lui avait été déjà complice, en lui fournissant la possibilité de mettre en présence Estelle et Renaud, la favoriserait encore.

Comme un joueur d’échecs qui dispose les pièces de son jeu, Caroline n’avait-elle pas fait marcher les gens et su provoquer les circonstances, à son gré ? Patience et persévérance, quels secrets de réussite !

Dès que le directeur de la Vie mondaine vint s’établir près des Algues, la brave fille prémédita d’utiliser ce voisinage. L’occasion attendue s’offrit, plus magnifique et plus complète qu’elle n’osait l’espérer. Il lui avait été facile, dès lors, de suggestionner Mme Dalyre en stimulant la vanité et le snobisme de la veuve, puis d’amener la réunion des personnages qu’elle entendait bafouer. Et Mlle Laguépie se grisait maintenant d’orgueil, émerveillée de sa propre habileté et de sa forte diplomatie.

Tout ce qu’elle désirait s’était accompli, jusque-là. Cependant, les opérations brillamment engagées restaient stationnaires. La situation, comme disent les dramaturges, piétinait sur place, par le soin que mettaient deux des premiers rôles à s’éviter.

Estelle avait bien perdu un de ses gardes du corps. Adrien, rappelé à Lusignan par sa petite momie roussotte, ne devait reparaître ici que l’avant-veille de la fête. Renaud, lui, demeurait aux Sables, pour les répétitions de la Péri, commencées au Casino. Mais le poète, sous prétexte d’excursion, vagabondant à droite et à gauche, avait esquivé le dîner rendu par M. et Mme Castien à leurs voisins des Algues. Et cette stupide Estelle ne quittait pas d’une semelle son pédant de mari.

Il est vrai que celui-ci paraissait travaillé de pensers peu récréatifs, à en juger par son air concentré et ses manières distraites. Évidemment, le soupçon en germe se développait. Quand les deux époux partaient de compagnie, ce n’était plus avec l’amoureux élan du premier soir. L’œil policier de Mlle Laguépie enregistrait tous ces indices.

Si peu de chose suffirait à enflammer la mine préparée ! Un rien. Une rencontre en tête à tête de Mme Marcenat et de Jonchère, par exemple, et dont le mari se trouverait avisé, de façon ou d’autre ? Que de complications surgiraient de là, tout de suite ! Que d’ennuis à débrouiller pour la charmante Estelle !… Discussions, conflits, scandales. L’imagination de la demoiselle de compagnie supputait, avec délices, les pires conséquences. La moindre serait une fâcherie certaine entre les deux belles-sœurs.

Elle savait que Mme Dalyre, orgueilleuse, entière, — mais susceptible et timorée, — cédait toujours à la force des choses et aux faits accomplis. La veuve tolérait la femme de son frère, mais que ses préventions d’antan seraient promptes à réveiller ! Et n’éprouverait-elle pas quelque satisfaction maligne à confondre l’étrangère ?

Qui sait si l’amour de M. Marcenat résisterait à un pareil choc ? Caroline, surexcitée, entrevoyait l’esclandre, la division, la répudiation peut-être ?… L’impatience d’arriver à ses fins l’énervait. Avidement, elle guettait les conjonctures.

Ce beau matin, elle venait de voir Renaud Jonchère sortir seul et descendre sur la plage, un livre à la main. Peu après, par la porte ouverte sur le vestibule, Mlle Laguépie entendit Mme Marcenat souhaitant le bonjour à Mme Dalyre, et annonçant l’intention d’une promenade dans les bois de la Rudelière.

— Nous vous rapporterons les derniers genêts, ma sœur.

— Vincent sort-il aussi ? demanda Mme Dalyre. Mon notaire vient tout à l’heure pour discuter une proposition de vente, concernant un de mes parcs à huîtres. J’aurais désiré que mon frère examinât la question.

Caroline sortit de la salle à manger, une pile de serviettes sur les bras, et traversa le hall, compassée et affairée. Sans les regarder, elle aperçut Estelle, debout près de la porte du dehors, et M. Marcenat, en tenue de promenade, le panama sur le front, s’arrêtant devant sa sœur.

— S’il en est ainsi, je reste près de toi, Edmée.

— Je vous attendrai alors dans le jardin, fit Estelle.

— Non, répliqua Vincent, ne perdez pas une si belle heure. Vous aimez marcher. Gagnez le bois. Je ne tarderai pas à vous rejoindre.

Chaque phrase tombait comme un ordre adouci. La voix monocorde, sans vibrations, parut à Caroline celle d’un malade désenchanté qui contient sa souffrance. Elle tressaillit de plaisir, tout en pour suivant posément sa marche vers l’escalier. Estelle disait, presque suppliante :

— Je préfère partir avec vous.

— Mais nous reviendrons ensemble. Prenez les devants.

Peut-être, si nouvellement affranchi, Vincent mettait-il un certain amour-propre à tenter seul cette petite échappée, afin de s’affirmer à lui-même sa guérison. Estelle, interprétant ainsi le désir de son mari, ne s’obstina plus.

— Alors, je vous attendrai sur un banc, près du petit lac ?

— C’est entendu.

— Je vous le renverrai aussitôt que possible, assura gracieusement Mme Dalyre, prenant possession de son frère et ouvrant devant lui un porte-feuille gonflé de paperasses.

Caroline, tout en suivant la scène par-dessus la rampe, atteignait le palier. Elle jeta à la volée, sur une banquette, les précieuses serviettes qui s’écroulèrent pêle-mêle, et se rua vers la première fenêtre venue.

Par le quai de Franqueville, s’éloignaient le dôme de l’ombrelle brodée, la jupe rayée de bleu et de blanc, les petits souliers fauves et le sac de soie ramagée qui, seuls, signalaient la personne de Mme Marcenat. Et sur la plage, l’espionne distinguait, haute et dégagée, la silhouette de Renaud Jonchère, déambulant, à pas rêveurs, dans le sens opposé. Elle l’apostropha mentalement, dans le langage vert et imagé qu’elle réservait à ses soliloques.

— Quel nigaud ! C’est dans l’autre direction qu’il faut marcher, triple niais !

Mais elle avait beau concentrer toute sa faculté magnétique, Renaud demeurait rebelle au fluide. Alors Caroline eut une crise de frénésie. Laisserait-elle passer, sans les exploiter, des coïncidences si propices ? Son génie d’intrigue s’exalta, l’enlevant, dans une violente inspiration, au-dessus des restrictions timorées et des considérations prudentes.

À l’angle de la maison, une gamine à jupe effilochée, la fille de la blanchisseuse, sautait, pieds nus, dans la poussière. Mlle Laguépie, en un clin d’œil, bâtit son plan. Le temps s’écoulait : il importait d’agir lestement, sans se perdre en si et en mais. Arrachant un feuillet de son calepin de comptes, Caroline y griffonna au crayon, d’une écriture déréglée et hâtive, sans individualité : « Suis au lac de Tanchette, derrière le casino des Pins. — E. »

Puis elle plia et replia le papier, le ferma d’une petite bande gommée enlevée à un timbre-poste, dégringola d’un trait l’escalier de service, sortit dans la ruelle, et appela à voix basse la danseuse aux pieds nus.

— Carmen, veux-tu gagner une belle pièce de dix sous ?

La petite fille écarquilla les yeux.

— Pardi, bien sûr !

— Eh bien ! tu vas faire une commission pressée. Écoute. Sur la grève, là, presque en face de nous, se promène un grand jeune monsieur, habillé de blanc, qui a un livre rouge à la main. Tu courras droit sur lui ; tu lui diras : « Vous êtes bien M. Jonchère ? Voilà un papier qu’on m’a dit de vous remettre. » S’il te demande qui, tu répondras : « Une dame. » Et tu te sauveras sans rien écouter de plus. Ne reviens pas ici. De la fenêtre d’en haut, je verrai si tu t’en tires à ton honneur. Ne te trompe pas : costume blanc, livre rouge, moustaches blondes ! Va vite !

— Et la pièce ? articula Carmen, grattant sa chevelure embroussaillée, mais décorée d’un nœud bleu.

— Après déjeuner, tu viendras ici. Je te donnerai les dix sous et une gaufrette.

La fillette détala, les talons aux reins. Mlle Laguépie, prestement, remonta à son observatoire. De là, elle se divertit, comme à une représentation de pantomime, des péripéties expressives de la scène : surprise du jeune homme accosté par la petite loqueteuse, réception hésitante du billet, lecture, foudroiement, stupeur, qui figeaient Renaud quelques secondes, comme un gigantesque point d’exclamation, tandis que Carmen, au galop, se perdait entre les tentes.

— Ira ! N’ira pas ! Il ira !

Mlle Caroline étouffa une exclamation de victoire. En effet, après s’être orienté, Jonchère rapidement arpentait le sable, du côté des rochers et du bois.

— Parfait ! Pourvu que l’autre, maintenant, arrive à temps !

Dès lors, son anxiété compta les minutes. Ce notaire, en conciliabule avec Mme Dalyre et M. Marcenat, en aurait-il bientôt fini ? La conférence s’acheva enfin. Le notaire partit. Et peu après, l’avocat sortait pour rejoindre sa femme au rendez-vous convenu.

— Bonne promenade, pensa railleusement Caroline.

Quel dommage de ne pouvoir assister aux choses curieuses qui allaient se produire là-bas ! Ah ! ces privilégiés qui, dit-on, possèdent le don de voir à distance !…

Mais si le contentement d’assister au succès de ses machinations lui était refusé, du moins aurait-elle la jouissance raffinée d’observer le retour, d’épier, sur les visages de ceux qu’elle haïssait, les traces de la colère, du dépit, de la frayeur, de la consternation…

Et cette expectative la tint en joie, comme l’attente d’un fin régal.