Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 276-285).


XXIV


M. et Mme Marcenat s’avançaient, au bras l’un de l’autre, comme ils en avaient pris l’habitude, durant la longue phase noire. Mais en cette attitude, devenue familière, quelque chose pourtant avait changé. Vincent, en retenant avec le sien le bras d’Estelle, n’était plus l’aveugle, cherchant un appui sûr, mais le mari qui tient proche de lui une compagne chère. Et un bonheur singulier s’infiltrait en eux, par ce simple enlacement, à la fois plus léger et plus sensible.

Toutes les petites joies éparses venaient se fondre en cette extase profonde. Ils se sentaient heureux,

— heureux jusqu’à en pleurer — à entendre le bruit rythmique de leurs pas, à recevoir, sur leurs visages, le souffle frais de la brise, à contempler ensemble le ciel, tendu d’or et de pourpre comme un magnifique velum, au-dessus de la ville derrière laquelle se couchait le soleil.

— C’est l’heure de beauté pour les Sables, disait Vincent. Je ne manquais jamais de l’admirer autrefois… Et j’en retrouve le spectacle avec plaisir.

Les maisons, les hôtels, alignés en amphithéâtre jusqu’au Casino, la masse confuse de la ville, agglomérée entre la mer et le port, s’enlevaient en découpures violettes sur les claires phosphorescences du ciel. Au large et vers la Chaume, les phares clignotaient en étoiles intermittentes. Les réverbères, les girandoles dessinaient la courbe magnifique du Remblai par des guirlandes de lumière.

La féerie de ce beau soir attirait les flâneurs. En vacances, on a le temps de prêter attention à la nature. Cependant, peut-être étaient-ils encore plus curieux de s’examiner les uns les autres, ces gens, assis sur les bancs ou adossés aux parapets, — filles des Sables, pimpantes et moqueuses, pêcheurs en tricots bleus, goguenards et sournois, étrangers désœuvrés ? On guettait les jolis visages, on ricanait des baigneurs aux attifements carnavalesques.

— Tiens, des nouveaux mariés, ceux-là ! dit une Sablaise, plus effrontée, en montrant M. et Mme Marcenat du doigt.

Les cils d’Estelle battirent sur ses joues rosées. Et M. Marcenat sourit.

— Si je ne me trompe, Adrien a voulu, comme nous, profiter de cette belle soirée, dit-il. N’est-ce pas lui qui s’arrête là-bas avec quelqu’un ?

Le poignet sur lequel reposait sa main eut une brève commotion. Dans les yeux de sa compagne, aussitôt consultés, il lut une étrange stupeur. Ce regard, fixement tendu, aboutissait à ce « quelqu’un » avec qui conversait Gerfaux. M. Marcenat, en observant l’homme ainsi posé devant lui, fut saisi d’une réminiscence.

Il avait déjà vu ailleurs cette tournure de mousquetaire, ce torse cambré, cette moustache cavalière, se profilant de même en vigueur sur un ciel d’or. Il ne pouvait l’oublier, c’était à Florence, sur le piazzale Michelangelo…

Adrien, reconnaissant sa sœur et son beau-frère, quitta hâtivement son interlocuteur pour venir à eux. En ce moment, Lucien, le fils aîné de Mme Dalyre, et sa jeune femme accostèrent M. et Mme Marcenat. Congratulations, politesses s’échangèrent au bord du trottoir. Tous ensemble revinrent vers les Algues, les trois hommes marchant derrière les deux dames.

Comme ils rentraient à la maison, Gerfaux sérieux se faufila, sous prétexte de détacher le manteau d’Estelle.

— Je dois te prévenir, souffla-t-il.

Mais sans paraître même remarquer Adrien, la jeune femme, d’un sourire, requérait l’aide de son mari. Et l’artiste renonçait à se faire comprendre.

Mme Dalyre, étincelante de paillettes bronzées sur sa tunique de tulle gris, attendait dans le hall, l’éventail au poing, comme une sentinelle munie de son fusil. C’était une grave aventure que ce dîner pour la dame provinciale, quoiqu’elle affectât la placidité d’une personne pour qui de tels événements sont affaires courantes. Quelques minutes s’écoulèrent.

— On dîne si tard à Paris, fit-elle, pour excuser son voisin.

Enfin le directeur de la Vie mondaine montra sa large carrure, sa barbe brune, en éventail sur le plastron piqué d’or. Il n’était pas seul. Une ombre masculine, plus désinvolte, marchait sur ses pas.

— Chère madame et gracieuse voisine, dit galamment M. Castien, s’inclinant sur la main de la veuve, je crois que vous me saurez gré de vous avoir amené l’hôte qui m’est arrivé tantôt. Vous m’y aviez d’ailleurs autorisé ! M. Renaud Jonchère, l’un de nos plus brillants collaborateurs…

— Et le poète exquis de la Péri, roucoula Mme Dalyre d’une voix pâmée. Ah ! monsieur, quelle joie pour nous tous de vous connaître !

Recevoir chez elle un potentat de la presse, un auteur applaudi au Français et sur le boulevard ! La tête lui tournait d’orgueil. Elle se croyait presque une nouvelle Arthénice, tandis qu’elle procédait aux présentations.

— M. Jonchère — Mme Vincent Marcenat, ma belle-sœur, — Mme Lucien Dalyre, ma belle-fille.

Estelle, droite sur son fauteuil, gardait un maintien tranquille. Certes, dans le premier sursaut de cette rencontre inouïe, toute pensée s’était anéantie en elle. Mais son regard qui vaguait alors, éperdu, distingua, au fond du salon, deux prunelles d’un bleu cru qui la dévisageaient, deux yeux de flamme pâle, luisant dans la pénombre comme ceux d’un méchant chat. Elle eut conscience que quelqu’un désirait jouir de son trouble. Cette idée la cingla d’un coup de fouet salutaire, ranimant sa fierté et son courage. Elle fit face à l’attaque, le front haut.

D’un imperceptible signe de tête, Mme Marcenat répondit au salut qui courbait, devant elle, le poète visiblement embarrassé. Il passa, sans se risquer à dire un mot. Mais elle comprit au son de sa voix, dès qu’il parla, qu’une émotion véritable impressionnait le jeune homme.

La porte de la salle à manger s’ouvrit à deux battants : Madame était servie. Caroline sortit de son encoignure et s’agita pour régler le défilé. Estelle pressentit quelque combinaison machiavélique, et, sans écouter aucun avis protocolaire, prit le bras de Vincent. Adrien eut l’esprit de se glisser à table, à la gauche de sa sœur, quoique la place eût été assignée à un autre. Et Estelle Gerfaux, encadrée de son mari et de son frère, put affronter l’épreuve de dîner vis-à-vis de son ex-fiancé.

Maintenant, elle subissait la situation avec un calme dont elle demeurait étonnée. Ainsi, à Florence déjà, la surprise de croiser Jonchère, à l’improviste, s’était très vite amortie. Quelle armure secrète la prémunissait donc contre les mauvais coups du hasard ?

On peut oublier les larmes qu’on a versées, le mal qui vous fut infligé. Mais on n’écarte pas peut-être si aisément le souvenir d’une injustice dont on fut coupable. Et c’était pourquoi, sans doute, Renaud, en face d’Estelle, restait contraint et assombri.

La timidité de la petite Mme Lucien Dalyre s’accommodait fort des longs silences du voisin. Mais Vincent Marcenat observait la contenance du poète, et près de l’oreille d’Estelle, il murmura :

— Je croyais que ce monsieur connaissait votre frère. Ils parlaient ensemble sur le Remblai, et ici ils paraissent s’ignorer.

Un peu de rougeur aux pommettes, la jeune femme répliqua, du bout des lèvres :

— Ils avaient entrepris en commun une œuvre dont monsieur… Jonchère n’acheva pas le poème. Adrien lui garde rancune de ce désappointement, et j’ai supposé, à leurs attitudes, tantôt, qu’il lui en faisait querelle.

Malhabile à la duplicité, Estelle laissait deviner l’effort que lui coûtait cette explication, plausible en somme. À ce point, Mlle Laguépie, engagée dans une conversation mezzo-voce avec Adrien, et comme emportée par son sujet, éleva son soprano aigu :

— Vous aurez beau dire, c’est doublement dommage. D’abord, de voir deux bons amis brouillés ; ensuite, de laisser à vau-l’eau un projet si passionnant. C’était une si jolie inspiration de représenter l’histoire de Mélusine à Lusignan ! Mais les choses peuvent et doivent se rajuster. Aussi bien, vous en mourez d’envie, l’un et l’autre.

— Je vous demande pardon de vous contredire, mademoiselle, rétorquait Adrien, presque bourru. Il y a des choses qui ne se rajustent pas. Mélusine ne me hante plus depuis longtemps. Si je la reprends jamais, ce sera avec un texte nouveau.

— Ah ! Mélusine ! intervint Mme Dalyre, saisissant l’occasion de manifester sa haute sollicitude pour l’art et les artistes. Cette Mélusine dont il fut tant parlé, hélas ! il y a trois ans ? Qu’est-elle devenue, en effet ? Je me rappelle. Votre librettiste vous fit défaut. Eh bien, vous voici en face d’un poète. Essayez, monsieur Gerfaux, d’intéresser M. Jonchère au Théâtre de la Nature que vous rêviez de créer à Lusignan.

Le coup d’œil acéré du musicien, le regard furtif et involontaire du poète se heurtèrent par-dessus la table. Gerfaux s’inclina, avec une ironie marquée.

— Merci du conseil, madame. Toutefois, je ne le suivrai pas. Je m’en voudrais d’importuner de mes conceptions puériles un écrivain si haut coté.

Un feu soudain alluma le masque de Renaud, jusque sous la mèche blonde qui ombrageait le front.

— Je vous en prie, dit Jonchère, la voix saccadée, ne raillez pas.

Ceci ressemblait à la protestation impatiente d’un homme qui craint le ridicule d’une épithète excessive. Décidément le brillant chroniqueur manquait d’entrain, ce soir. Et son esprit à facettes avait éteint tout scintillement. M. Castien se mit à décrire les fêtes des vendanges à Vevey. Et la dame de Lusignan sortit de l’entretien, malgré les sournoises tentatives de Mlle Caroline pour l’y retenir.

Nonobstant, l’excellente personne prenait un agrément infini à considérer M. Marcenat taciturne, les sourcils noués, la physionomie abstraite. Avec une divination diabolique, Mlle Laguépie suivait l’enchaînement de cette songerie morose. Les paroles qui venaient de s’échanger avaient dû être significatives pour le mari d’Estelle. Elles corroboraient si précisément les révélations de l’avertissement anonyme !

Vincent Marcenat, assurément, en ce va-et-vient de mots, avait saisi la vérité. Il n’en doutait plus : ce Renaud Jonchère, collaborateur d’Adrien, c’était bien le fiancé félon d’Estelle. C’était celui-là, l’imposteur ! qui avait capté les premiers rêves, la tendre confiance de la jeune fille ! Lui qui avait assisté à ce délicieux et émouvant prodige : l’aurore de l’amour dans une âme de vierge !

À cette certitude, sa poitrine se serrait, comme garrottée par des liens d’acier. Vincent entendait, au fond de lui-même, le soulèvement sauvage des instincts primitifs. Lui, l’homme juste et pondéré, il comprit instantanément, il excusa les rages de la haine. Puis, ce tourbillon farouche retomba. Tout fut silence et vide. Une unique sensation se prolongea, aiguë, atroce : la morsure du regret jaloux.