Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 265-276).


XXIII


Cependant le départ pour la Borde fut ajourné, inopinément. Une lettre de Mme Dalyre attendait, à Poitiers, M. Marcenat, en compagnie d’une dépêche ayant précédé d’un jour la missive.

« Partez aux Sables. Lettre explicative suit. Compte aussi sur Adrien Gerfaux. Amitiés », disait le papier bleu auquel six pages servaient de commentaire.

« Mon cher ami, écrivait Mme Dalyre, laisse-moi d’abord te réitérer mes félicitations. Te voilà enfin hors de peine, hosanna ! Jamais je n’ai été plus orgueilleuse de m’être montrée si bon prophète.

« Venez vite afin que nous nous réjouissions tous ensemble de cet heureux dénouement. Point de prétexte pour retarder la visite promise. J’en serais mortellement offensée. Les circonstances sont d’ailleurs exceptionnelles. Louis, mon tirailleur, nous annonce sa prochaine arrivée d’Afrique. Puis de grandes choses se préparent ici. J’écris aujourd’hui même à M. Gerfaux pour m’assurer son concours. Ne manquez pas de l’amener. »

Estelle qui lisait, pour épargner cette fatigue à M. Marcenat, eut, au nom de son frère, un petit sursaut d’étonnement, et intriguée, poursuivit :

« Les journaux vous ont appris l’espèce de cataclysme qui vient de désoler notre belle plage. Deux jours après la grande marée, sans cause déterminée, sans vent, sous un ciel bas et gris, la mer s’est tout à coup soulevée en masses formidables, se ruant sur la plage que les baigneurs quittèrent précipitamment, et emportant à la dérive, dans un gigantesque coup de balai, tentes et cabines. Pendant plusieurs heures, le spectacle fut terrifiant. À la pleine eau, ce furent de véritables montagnes liquides qui vinrent s’écraser sur le quai. Au brise-lames de la Chaume, on eût dit le jaillissement de laves d’un cratère en éruption.

« Un maître nageur, père de famille, s’est noyé en essayant de sauver un baigneur imprudent. Une chaloupe, prise dans le ressac, a été fracassée : le mousse et le patron sont blessés. Enfin les dégâts matériels sont importants ; les pauvres tenanciers des bains se trouvent ruinés, dès le début de la saison.

« On s’est ému de ces misères. Sur l’initiative d’une personnalité parisienne, depuis peu fixée aux Sables, mais très éprise de notre site, les notables de la ville et quelques étrangers de marque ont décidé d’organiser une grande fête de bienfaisance. Toutes les bonnes volontés sont requises pour donner plus de solennité au gala. On annonce des attractions sensationnelles, qu’envieraient Royan et Dinard. »

M. Marcenat se mit à rire.

— Eh ! eh ! l’orgueil du clocher qui se trahit, avec la jalousie des plages « lancées ». Les Sables, malgré leur grève splendide, n’ont pu acquérir la vogue mondaine et demeurent station balnéaire bourgeoise, au grand dépit de leurs habitants. Ma sœur, comme les autres, ne s’en peut consoler.

Mme Dalyre, qui ne s’était jamais montrée si épistolaire, consacrait maintenant un long paragraphe à Gerfaux. « On m’a bombardée dame patronnesse. En cette qualité, j’ai voix au chapitre, et je me suis permis de proposer une œuvre de M. Gerfaux. Ce serait une occasion pour lui d’entendre dès maintenant à l’orchestre, les morceaux qu’on jouera cet hiver aux Concerts d’Angers. Et son nom figurerait, en brillante compagnie, sur notre programme. »

— Excellente idée, fit Vincent, agréablement surpris de cette attention de sa sœur pour le frère de sa femme.

— Adrien ne peut qu’être enchanté, fit Estelle, touchée, elle aussi, par cette bonne grâce imprévue.

Avant la fin du jour, l’artiste accourait leur certifier lui-même son contentement. De Lusignan, où il était installé avec sa famille, il avait aussitôt télégraphié à Mme Dalyre son adhésion et ses remerciements. Monique, retenue par ses devoirs maternels et quelque peu fatiguée, ne l’accompagnerait pas aux Sables. Adrien partirait donc, le surlendemain, avec M. et Mme Marcenat, prendrait contact avec le comité de la fête et son orchestre, reviendrait au cher nid de Lusignan, puis retournerait, huit jours après, pour surveiller les dernières répétitions et conduire lui-même son œuvre.

Tourbillonnant, animé, le rire haut, le geste exubérant, Adrien électrisait l’atmosphère autour de lui. La fièvre du joyeux départ se répandit, secouant toute l’ambiance. Dès lors, ce ne furent plus, sur les paliers et dans toutes les pièces, que malles, valises et cartons béants, armoires et tiroirs bousculés, entre lesquels s’agitaient Estelle et la femme de chambre.

Dans cet affairement, qui mettait sens dessus dessous la maison et précipitait les allées et venues de chacun, Vincent Marcenat retrouvait ses impressions de collégien, ce sentiment de plaisir et d’attente que lui donnait jadis l’aube des vacances. Après les tourments sans nom où venaient de s’exténuer ses réserves d’énergie, une réaction se produisait, amenant un immense besoin de repos.

Pour la première fois, depuis bien des années, ce grand travailleur cédait à la fatigue, avec le désir si humain de se détendre.

Donc, cet été, laissant de côté toutes affaires sérieuses, M. Marcenat s’accorderait un congé véritable. Il lui plaisait, à présent, que cette fugue improvisée aux Sables précédât l’accalmie de la Borde. Il se faisait fête de revoir la mer, de suivre, sur le sable fin, la frange mousseuse de la vague, ou de flâner, par le large trottoir en balcon sur l’Océan, d’un casino à l’autre.

Les bagages confiés au chemin de fer, l’auto emporta les trois voyageurs. Quelques heures d’un pittoresque et gai trajet suffirent pour atteindre le petit port vendéen. Bientôt la voiture s’engageait dans les rues de la ville et venait stopper devant la villa des Algues, une des plus ambitieuses constructions neuves du quai de Franqueville, abondamment pourvue de tourelles, de clochetons, de bow-windows, et dont une large baie vitrée laissait voir le salon élégant, où des palmiers et des fougères formaient de frais îlots verts, entre les meubles légers.

Mme Dalyre apparut sur le seuil, les bras entr’ouverts, comme une divinité accueillante :

— Exacts au rendez-vous ! Soyez tous les bienvenus !

M. Marcenat observa avec satisfaction l’accolade des deux belles-sœurs, plus spontanée qu’à l’ordinaire. Lui-même fut embrassé et réembrassé avec des démonstrations attendries. Adrien reçut sa large part de compliments. Et les trois arrivants, introduits dans le hall, furent entraînés vers un goûter copieux et délicat, disposé sur une nappe de dentelle.

Vraiment, Mme Dalyre semblait innover un esprit et un goût tout modernes, en cette résidence neuve, de si bon ton. Peut-être quelque mérite en revenait-il à cette petite personne, correctement vêtue de foulard prune, qui surveillait l’ordonnance du plateau à thé, et chiquenaudait, d’un doigt expert, les frêles bouquets des tubes de cristal.

À l’entrée des invités de sa maîtresse, Caroline exécutait une révérence déférente, sans lever les yeux, avec une expression de réserve et de dignité : « Ma place est modeste, semblait-elle dire, je saurai y rester. À vous de m’y relancer, si cela vous plaît. »

Estelle, sans tant de calculs, s’arrêta pour lui tendre la main et lui adresser quelques paroles affables. Adrien, étourdiment, s’écria :

— Bah ! c’est Mlle Laguépie ! Il y a trois siècles que nous nous sommes vus ! Pas depuis Lusignan, je gage !

Et aussitôt l’artiste se détournait de Caroline, pour courir vers la baie où s’encadrait l’étendue rayonnante. Et il éclata en exclamations enthousiastes devant le vaste horizon, l’arc harmonieux de la longue grève, tendu des jetées du port aux roches de la Tanchette, les vagues puissantes, accourant du large où glissaient quelques voiles ocrées ou rousses. Mais, avec son outrance coutumière, il exécra et insulta, en même temps, ce qui déshonorait, à son sens, ce tableau marin : les tentes pavoisées, qui couvraient la plage ; la foule, grouillant sur le quai.

— Quelle vue ! Ça vous élargit l’âme, cet infini qui vous entre dans les yeux ! Mais que les marionnettes humaines paraissent donc chétives, et quand même encombrantes, au premier plan de cette immensité !

— Chut ! fit en riant M. Marcenat. Ces marionnettes sont pourvues d’oreilles — heureusement pour les musiciens ! Quand elles vous applaudiront, vous ne les jugerez plus si importunes.

— Et si tu abaisses ton regard vers les passants, dit Estelle malicieuse, les grâces des jolies Sablaises auront vite fait de te réconcilier avec l’humanité.

Elle désignait trois belles filles qui circulaient, avec une aisance désinvolte, parmi les promeneurs, l’œil hardi, la mine haute, barbes de dentelle au vent, jupe courte aux amples plis ondulant sur les hanches, et petits sabots claquants.

— Elles sont, en effet, diablement piquantes, accorda Gerfaux. Et le costume est seyant et original.

— Pourquoi ne vous serviriez-vous pas de ce costume et de ce cadre pour un ballet ? insinua Mme Dalyre, offrant les muffins et les toasts avec le bon avis. Songez-y bien. Facilement, on vous trouverait un librettiste. Et je puis vous procurer un Mécène très influent.

Mystérieuse et importante, elle acheva dans un chuchotement, ses coudes nus sur le guéridon, et faisant jouer ses bagues :

— Figurez-vous que le hasard m’a dotée d’un voisinage des plus intéressants. Le directeur principal d’un grand journal parisien est devenu propriétaire de la belle villa contiguë à la mienne. Sa fillette a guéri, ici, l’an dernier. Il s’est engoué du pays, et rêve de le transformer. Si ses projets immenses se réalisent, avant peu d’années, les Sables rivaliseront avec Biarritz, et une ville d’hiver s’élèvera dans nos bois de pins. Il dispose d’une puissante publicité : le miracle s’accomplira, nous l’espérons tous. Aussi M. Castien est-il vite devenu populaire ici. C’est lui le deus ex machina de notre fête. J’ai pensé, monsieur Gerfaux, que ce serait là pour vous une relation utile. Dès ce soir, je vous présenterai. M. Castien a accepté de dîner ici, sans cérémonie, sa femme et ses enfants étant absents aujourd’hui. J’ai pu leur rendre quelques services de bon voisinage, ajouta la veuve, discrètement. Et nous sommes en excellents termes.

Adrien multiplia les remerciements dus au procédé aimable. Néanmoins, un souvenir le taquinait. Il demanda, étouffant sa voix avec prudence, pour que la question ne parvînt pas à Estelle :

— Castien ?… Serait-ce le Castien de la Vie mondaine ?

— Parfaitement, affirma Mme Dalyre, avec l’orgueil naïf que donne, à tout provincial, la connaissance d’un demi-dieu du prestigieux Tout-Paris.

Gerfaux jeta un coup d’œil vers sa sœur. Celle-ci n’avait point suivi le colloque, absorbée par une inquiétude bien féminine. Un dîner, dès ce soir ! Le « sans-cérémonie » de Mme Dalyre ne la rassurait pas. Mariette et les malles arriveraient-elles à temps pour lui permettre d’arborer une tenue convenable ?

Jeune fille, ce souci d’étiquette l’eût laissée indifférente. Mais elle s’appelait Mme Marcenat, et honneur oblige !

À son vif soulagement, l’omnibus attendu débarqua enfin bagages et soubrette. En un clin d’œil, on procéda à la grande affaire du déballage, dans le vaste et clair appartement attribué aux deux époux. Avant même l’heure indiquée, la double glace de l’armoire anglaise reflétait, devant Estelle, l’image très gracieuse d’une femme, aux lignes fines et jeunes sous l’étroit fourreau de crêpe mauve, les épaules tombantes enveloppées d’une écharpe de dentelles anciennes, que retenait, sur la poitrine, une barrette de brillants.

Pendant qu’elle s’acharnait à fixer une mèche rebelle, une autre image surgissait, dans le champ du miroir. Quelqu’un sortait de la pièce voisine, arrangée en bureau pour M. Marcenat, s’approchait doucement, et, sans qu’elle eût à se retourner, Estelle recevait, par le mirage, le regard souriant qui cherchait le sien.

— Comme vous vous faites belle ! murmura Vincent. Et quelle bénédiction d’avoir enfin des yeux pour vous admirer !

Elle sentit la tiède caresse des lèvres qui frémissaient sur sa tempe, et rougit comme une fiancée au premier baiser.

Une fantasmagorie d’apothéose éclatait aux larges fenêtres, se réverbérait en incandescences, autour de leurs deux silhouettes, dans la glace. La vie, alanguie aux heures chaudes, se réveillait en cette fin de jour, et de gaies rumeurs montaient du dehors, invitantes.

— Vous plaît-il de venir faire une courte reconnaissance sur le quai, pendant ce quart d’heure qui nous reste ? proposa Vincent.

— Oh ! oui, accepta-t-elle joyeuse.

Vite, elle épinglait le grand chapeau noir, jetait sur sa robe un long manteau de drap clair. La minute d’après, Caroline, de la salle à manger, où elle parachevait l’agencement de la table parée, vit le couple sortir de la villa, et gagner le trottoir.

Son regard eut vers Estelle un jet de haine, comparable au venin que le crapaud lance, dit-on, à son ennemi.

— Jouis de ton reste, ma petite ! On verra bientôt rabaisser ta superbe.