Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 257-265).


XXII


— Docteur, je vous ai vu.

La cloison opaque venait de se déchirer brusquement. Et d’un cri d’éblouissement et de vertige, Vincent Marcenat saluait la lumière si longtemps cachée. Mais, tout de suite après cet éclair, le bandeau s’appliquait étroitement. Et c’était la rechute dans le noir, plus complet encore et plus pénible, avec l’immobilité rigoureuse.

Des heures pesantes de torpeur où peu à peu se stupéfiait le cerveau. Et en cette hébétude, de subits affolements, détraquant tous les nerfs.

Il avait vu !… Mais que d’inquiétudes, de transes arrêtaient encore l’espérance même de l’espérance ! Vincent ne cessait de supputer les risques, les complications possibles.

— Tout ira bien, tant que vous ne souffrirez pas, avait dit l’oculiste.

Alors de quel mauvais présage était cette névralgie insolite, lui fouillant la tempe ? Que trouverait le chirurgien en soulevant le bandeau ?

Ce bandeau qui l’étouffait lui était un supplice. Il s’imaginait rester pour toujours dans cette nuit. Avec une obstination fiévreuse, il s’acharnait à fixer, en sa mémoire, certaines images dont les reliefs et les lignes se brouillaient déjà. Ce devait être une des affres de la cécité, cet oubli si facile des choses vues ? Allait-il demeurer en ce néant, où sa pensée vacillait ?

Quand cette anxiété l’oppressait trop, Vincent appelait, très bas, comme un enfant en proie au cauchemar :

— Vous êtes là, Estelle ?

— Oui, mon ami, répondait, du fond de la chambre, la voix familière.

Le silence retombait. Mais ces deux mots, dans ses ténèbres, suffisaient à rassurer le patient. C’était comme si une palpitation d’ailes, à son chevet, l’eût rafraîchi d’une caresse frémissante.

À grand’peine, Mme Marcenat avait obtenu du docteur l’autorisation de séjourner à la maison de santé, près de son mari.

— Je déteste ces arrangements-là, déclarait le chirurgien.

Il faut, à tout prix, éviter les conversations, les attendrissements, qui excitent et mènent aux larmes.

— Ne craignez rien de tout cela, avait répondu Estelle. Je resterai à l’autre bout de la pièce, sage comme la Vierge de plâtre que j’aperçois dans la cour. Mais votre opéré sera certainement plus tranquille s’il me sait à sa portée, veillant sur lui.

Cette obstination douce finit par vaincre le docteur. Il lui fut bientôt avéré que cette jeune femme possédait la pondération, la prompte vigilance, la fermeté morale, qui font les infirmières d’élite.

Estelle, durant ces quelques jours de réclusion, observa donc un silence monastique.

— Je fais une retraite, disait-elle gaiement à la jeune religieuse chargée du service des deux époux. Rien n’est plus reposant et plus salutaire. Je n’ai pas le temps de m’ennuyer. On trouve tant de choses à voir en soi, dès qu’on se tait.

Sans en rien déceler, elle attendait pourtant aussi avec angoisse le premier examen du docteur. Enfin le mystère du bandeau fut sondé.

— Tout va bien, prononça l’oculiste. L’œil est normal.

L’accusé qui a appréhendé une condamnation mortelle n’écoute pas avec plus de bonheur l’énoncé de sa grâce. Peu de jours après, ce diagnostic favorable fut confirmé par un arrêt décisif.

— Votre œil est sauvé, annonça le chirurgien, satisfait de la bataille gagnée. Dans quelques semaines, nous attaquerons son frère, qui ne se montrera pas moins raisonnable, espérons-le ! La petite histoire vous affectera moins, cette fois, eh ? Vous verrez, mon cher monsieur, on vous remettra la jouissance, finalement, de deux instruments neufs !

— Puissiez-vous dire vrai ! Ce serait réellement alors la résurrection, dit Vincent Marcenat, avec un reste d’incrédulité.

Il ne pouvait croire encore à sa chance. Le rescapé, remontant de la mine où il était enfoui sous un éboulement, ne revoit pas le jour avec plus d’étonnement et d’ivresse. Son cœur, libéré des craintes qui l’enserraient depuis des années, battait un branle plus vif, ramenant la force, l’élasticité, la jeunesse, en tout l’être alangui.

Que l’univers retrouvé lui apparaissait curieux, ardent, magnifique, même à travers la fantasmagorie des verres bleus ! Sur la route d’Angers à Poitiers, tel qu’un bambin à son premier voyage, M. Marcenat ne quittait plus la portière, admirant les horizons changeants, les nuages, les rangées de peupliers, la houle des blés à peine jaunis.

— Je me représente Adam, s’émerveillant devant la Création, dit-il, riant de lui-même. N’est-ce pas une renaissance ? Je me croyais si bien expulsé du monde.

Il vint s’asseoir devant Estelle, et lui prit les deux mains :

— Ah ! mon amie, j’avais si peur ! Votre figure s’effaçait, se dissolvait dans ce brouillard perpétuel. Je m’appliquais sans cesse à la dessiner en esprit, pour la maintenir devant moi.

Elle souriait, vaguement intimidée par ce visage où passaient des flammes inusitées. Vincent Marcenat, guéri, lui allait devenir un homme nouveau. Il reprit, d’une voix plus basse :

— Que de fatigues vous a coûtées votre pauvre aveugle ! J’ai grand’peur de m’être montré bien exigeant et d’avoir trop pesé, souvent, à ce bras mince.

Il mit deux doigts, comme un bracelet de chair, autour du poignet fin.

— Oh ! n’imaginez pas cela, dit-elle vivement. Et, avec une intention espiègle : — Vous serez heureux, vous, je le gage, de vous émanciper et d’envoyer promener votre guide ?

— Non. Mais je serai content de lui être une charge moins lourde, fit-il, en posant ses lèvres sur les longs doigts.

Le train s’arrêtait.

— Serions-nous déjà à Moncontour ? murmura Estelle.

Cette observation, dénuée d’intérêt, parut sans doute oiseuse à M. Marcenat, car il se rembrunit soudain. La portière s’ouvrait. Le compartiment fut envahi. Vincent resta muet et rêveur dans son coin, le reste du trajet.

… Encore quelques semaines indécises, avec des reprises des sourdes perplexités, des relents des anciennes inquiétudes, tandis que l’œil gauche, à son tour, s’obscurcissait. Puis la seconde bataille fut livrée. Et le résultat en fut excellent. La cataracte enlevée, le fond des yeux apparaissait sain, n’offrant rien des lésions dangereuses, des symptômes alarmants, diagnostiqués d’abord par un ignorant pessimiste.

— Des ménagements, de la prudence, une hygiène attentive de la vue. Voilà ce qui me reste surtout à vous recommander. Pas d’excès de lectures. Vos yeux peuvent demeurer susceptibles. Usez-en avec modération, sans les surmener. D’ailleurs, ajoutait le médecin, se tournant vers Mme Marcenat avec une courtoise déférence, je sais qu’un admirable — autant qu’aimable — mentor vous rappellera, s’il est nécessaire, à l’observance de ces règles. Je vous laisse sous bonne garde.

Les sourcils de Vincent Marcenat se rejoignirent. Une ombre descendit sur ses traits. Il éprouva la sensation étourdissante que donne un bruit violent, trop voisin de l’oreille.

Oui, il se l’était dit déjà ! Une garde, un guide, une auxiliaire incomparable, Estelle l’avait été pour lui ! Et elle eût montré ce même zèle dévoué, toute la vie, il n’en doutait pas. Dans la nuit prolongée qu’il venait de traverser, cette voix douce et cette main affectueuse lui avaient apporté les seules impressions heureuses qui pussent le consoler, en l’absence de la lumière.

Mais il sortait enfin des ténèbres. L’infirme dépendant, entravé, redevenait un homme libre, clairvoyant, agissant. Il allait se rejeter au plein de la vie normale. Tout changeait de ce coup. Sa mentalité évoluait. Sa fierté renaissante lui rendait insupportables, comme des témoignages de déchéances, les services reçus jadis avec gratitude.

Et s’il essayait de s’analyser, alors Vincent Marcenat découvrait des vérités singulières. Elles surgissaient, si impérieuses, du tréfonds de son âme, qu’il craignait de les formuler, involontairement, des lèvres. Mais il les réprimait, trop incertain et trop inquiet de ce qu’éprouverait Estelle à les entendre.

Il l’observait, toujours égale, ponctuelle aux devoirs les plus minimes. Et cela le décourageait. Certes, il ne pouvait lui adresser aucun reproche. Elle n’avait rien démenti de ses promesses, et tenait bien au delà. Sans compter, elle lui avait prodigué les trésors les plus rares de son charmant esprit et de son cœur dévoué. La délicate, la suave, la divine amitié qu’était la leur !

Cette affection idéale l’avait soutenu pendant qu’il s’élevait vers le sacrifice et l’abnégation. Mais Vincent redescendait de ces hauteurs morales pour se mêler au courant actif, et ses sentiments tendaient à reprendre le niveau humain. Il ne pouvait plus sophistiquer, ni se leurrer davantage. Ce qu’il entendait en lui, c’était la voix ardente de l’amour, dominateur, exigeant, qui prend l’être tout entier et veut se donner tout.

Mais aussitôt résonnait en son souvenir la franche et cruelle déclaration, faite par Estelle lorsqu’elle lui avait accordé sa main :

— Je ne crois plus à l’amour. Ne me demandez pas d’y croire jamais. Je ne pourrais plus.

Oh ! le pacte imprudent, consenti alors, et qui le liait à présent que l’existence fermée se rouvrait ! Allaient-ils, tous deux, poursuivre leurs pas sur la fausse piste où ils s’étaient engagés, au départ ?…

M. et Mme Marcenat revinrent d’Angers à Poitiers en auto, pour éviter l’encombrement des trains, qui conduisaient la foule des touristes et des baigneurs vers les plages vendéennes et charentaises. Août flamboyait au-dessus des chaumes.

Le voyage rapide fut peu animé. Vincent pensif gardait de longs silences, répondait avec effort aux remarques enjouées d’Estelle.

Des paroles majeures hésitaient pourtant sur sa bouche. Mais l’angoisse du risque l’arrêtait. Oh ! savoir ce qu’elle ressentait ! Pénétrer les replis de son cœur, y surprendre les regrets, les rêves qui s’y trouvaient cachés, peut-être !…

Si l’âme chère s’ouvrait d’elle-même, comprenait la muette prière ? Quel bonheur ineffable, absolu, s’inaugurerait pour eux !

Bientôt, ils seraient à la Borde ; ils y reprendraient la vie recueillie de l’été dernier, mais dégagée des menaces qui attristaient alors l’avenir. Ils retrouveraient le coin favori, près de la fontaine, sous l’abri du vieux saule. Et là, de tendres songeries amèneraient leurs pensées l’une à l’autre. Leurs mains se joindraient, pour une étreinte plus forte et plus sensible.