Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 246-257).


XXI


Mme Dalyre évitait Poitiers, depuis le remariage de M. Marcenat. Toutefois elle jugea que les convenances et le devoir lui commandaient de visiter son frère, aux approches du moment critique. Elle vint donc des Sables-d’Olonne, tout exprès pour prodiguer à Vincent les consolations pharisaïques et judicieuses que les amis de Job servaient au malheureux patriarche.

— Il n’y a pas là de quoi t’affecter. L’opération réussit toujours. Et c’est très peu de chose, avec un praticien habile. Quelques secondes de patience et une piqûre insignifiante. Sans doute, la cataracte est assez rare à ton âge. Mais ce n’est pas un cas anormal. Tu verras bientôt que tu avais tort de mettre les choses au pis, et de précipiter nombre de résolutions, sous le coup d’une alarme déraisonnable.

Estelle, appuyée au fauteuil de son mari, reçut à bout portant l’allusion, qui passa inaperçue de M. Marcenat. Celui-ci ne vit que bon vouloir impuissant dans les consolations que sa sœur déroulait en ruban monotone. Et pour répondre plutôt à ses propres pensées, il murmura, avec un sourire d’ironie triste, le fameux vers de Vigny :

Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse.

Mme Dalyre crut que son frère lui enjoignait de se taire. Déconcertée, elle resta muette quelques secondes, puis elle conclut avec onction :

— Nous sommes tous dans la main de Dieu.

— Je me le répète à chaque instant, répliqua M. Marcenat.

La veuve, ne sachant plus comment poursuivre la conversation, se levait :

— Alors, ce sera pour la semaine prochaine ?

— Oui. Je serais à Angers dès maintenant, si l’affaire Huchon n’avait été reculée de quelques jours.

— Ne pouvais-tu demander un sursis ? Ou passer ce dossier, comme tu l’as fait pour d’autres procès, à l’un de tes confrères ? observa Mme Dalyre, satisfaite de morigéner avec quelque raison. À mon avis, tu aurais dû te préparer, par un repos complet, à l’épreuve d’une opération.

— On a essayé de m’en persuader, fit l’avocat, se levant aussi et prenant le bras d’Estelle affectueusement. Mais j’ai tenu bon. Ce procès m’intéresse. Il s’agit de lettres anonymes, par lesquelles on a essayé de perdre une femme et de ruiner son mari. Le tribunal civil n’a pas trouvé les preuves assez convaincantes pour établir les torts de l’intimé. Les victimes, indignées, appellent de ce jugement devant la Cour. Et j’ai accepté de soutenir leur cause. Je ne suis pas fâché d’avoir l’occasion de dire mon mépris pour ce genre de basse gredinerie.

— Il est certain que la lettre anonyme est un vilain procédé, accorda Mme Dalyre. Mais ces débats vont t’énerver, t’agiter.

— Je trouverai, au contraire, un soulagement à exprimer quelques-unes de mes opinions. Et je serai heureux si je parviens à faire rendre justice à de pauvres gens, dont un vil chenapan a empoisonné la vie.

— Vraiment. Tu t’excites là-dessus à un tel point que tu me donnes envie d’aller t’écouter, dit la veuve, reprise par son orgueil fraternel, très fort et très sincère. Cela sera-t-il possible ?

— Si le cœur t’en dit, fit l’avocat en riant. Le prétoire est public. Mais tu t’ennuieras ferme, je t’en préviens.

— Je suis sûre du contraire. Viendrez-vous avec moi ? ajouta Mme Dalyre, se tournant vers Estelle.

Cette sorte d’invitation attestait un premier effort conciliant. La jeune femme le comprit et accepta. Initiée d’ailleurs aux détails de l’affaire, elle en suivrait volontiers les débats.

Au jour dit, les deux dames se glissèrent dans la grande salle lambrissée, attenant à la galerie des Pas-Perdus, et prirent possession d’une place privilégiée, près du banc de M. Marcenat.

La Cour d’appel — chambre civile — attire moins habituellement les badauds que la police correctionnelle — cinématographe pittoresque, ou la Cour d’assises — ce théâtre de mélodrames. Cependant l’affluence, cet après-midi, était relativement considérable. L’affaire fleurait une certaine odeur de scandale, propre à délecter les habitués du Palais et les connaissances des deux parties.

Beaucoup aussi d’avocats, de stagiaires, d’étudiants, toujours friands d’entendre la parole élégante et nerveuse du maître. M. Marcenat, conférant avec son secrétaire, qui lui relisait certaines notes, indéchiffrables maintenant à l’aveugle, était l’objet de l’attention générale.

La jeunesse est toujours sensible à un noble exemple. Tous les novices du barreau appréciaient le talent et admiraient la valeur morale de cet aîné dont ils s’enorgueillissaient. Mme Dalyre, observant les regards qui convergeaient vers son frère, y lut le respect, l’enthousiasme, presque fanatique chez quelques-uns.

Et dès que le président, après avoir ouï les conclusions lues par l’avoué de l’appelant, proféra la formule : — Monsieur le bâtonnier, vous avez la parole, — et que la haute stature de M. Marcenat se dressa, amplifiée par la toge, un mouvement se propageait, suivi d’un grand silence. Sur tous les visages se figea la même expression, concentrée et sérieuse.

Il commença. L’organe, riche et nuancé, donnant parfois des notes douces et graves de violoncelle, parfois mordant et âpre, modelait, pour ainsi dire, les idées, et prenait irrésistiblement la sympathie. En quelques phrases, l’auditoire fut au courant des faits, rassemblés en un exposé clair et vigoureux.

Au surplus, l’histoire était banale autant que brutale. Des lettres avaient été adressées à l’épouse d’un puissant industriel de Niort, pour exciter sa méfiance contre la femme d’un des principaux agents de son mari. Des troubles violents bouleversèrent les deux ménages. La fausseté de l’accusation fut heureusement prouvée. Mais l’employé, dont on avait voulu le déshonneur et la ruine, mû par une juste colère, jura de découvrir le calomniateur. Il le devina sans peine : c’était celui-là même qui eût bénéficié de sa perte et qui convoitait sa place.

L’examen confirma ces premières présomptions. Maints témoignages dénoncèrent les intentions malveillantes, les sentiments envieux du suspect : des menaces, des sarcasmes dénigrants, d’imprudentes vantardises, puis des provocations réitérées contre l’appelant. L’expertise établit nettement la similitude de l’écriture déguisée et de l’écriture habituelle. Et depuis peu, la trouvaille d’un fragment de brouillon des fameuses lettres, sous un monceau de cendres, dans le jardin même de l’intimé, ajoutait une certitude éclatante aux indices, déjà si probants, exposés dans le premier procès.

Me  Marcenat, élevant la voix, réclamait alors hardiment pleine et entière satisfaction pour ses clients.

Les preuves étant faites, une question de principe se posait. La tranquillité publique est intéressée à la répression de pareils abus, aussi lâches que nuisibles. Personne, en effet, n’est à l’abri de ces attaques sournoises. La lettre anonyme, c’est l’arme facile et envenimée que le premier venu peut lancer où il lui plaît, pour assouvir son inimitié ou sa malice. Renvoyer indemne l’auteur convaincu d’une si basse intrigue, ne serait-ce pas promettre l’impunité à la tourbe des haineux, des jaloux, des névrosés, pressés de satisfaire leur rancune, leurs ambitions cupides, leur manie perverse, fût-ce en détruisant la réputation, le bonheur, la paix, de tous ceux qui leur portent ombrage ? Il appartenait à la loi, chargée d’assurer le repos des citoyens, de faire exemple pour décourager de l’imitation l’engeance méprisable des traîtres et des diffamateurs occultes.

— Bravo, maître, dit tout bas un petit stagiaire imberbe, debout près de Mme Dalyre, et ébauchant, du bout de ses doigts, un applaudissement furtif.

— Je n’avais jamais entendu M. Marcenat prendre ce ton de catilinaire, chuchota un autre. Ce n’est plus une plaidoirie, mais un réquisitoire.

— Dommage qu’il ne débride pas cette fougue plus souvent, remarqua un troisième. Il est superbe, ainsi rugissant. L’adversaire aura de la peine à se tirer de là avec honneur. Je le vois à la tête des juges.

Les objurgations indignées de l’orateur dépassaient, en effet, le procès actuel. Bouillonnant d’une émotion sincère, projeté en avant, le geste vengeur, l’accent virulent, il semblait plutôt réclamer la tête d’un coupable qu’une simple sanction juridique, se résolvant en dommages et intérêts. On eût dit qu’il cherchait à se faire entendre, au delà du prétoire, de l’adversaire absent, ou de quelqu’un de ces calomniateurs abjects qu’il flétrissait avec tant d’énergie.

À son insu, en cet instant même, Vincent Marcenat atteignait l’ennemi inconnu qu’il visait. Caroline Laguépie était là. Attirée par une curiosité morbide, après ce que lui avait appris Mme Dalyre au sujet de l’affaire Huchon, la demoiselle de compagnie était entrée au Palais et se dissimulait au dernier rang des auditeurs.

Instinctivement elle se ratatinait sous les fulgurantes invectives qui la criblaient. Mais une sorte de contentement orgueilleux tressaillait dans son cœur. Dans la véhémence passionnée de M. Marcenat, elle discernait le grondement douloureux d’un souvenir personnel. Et ainsi se trouvait-elle renseignée sur l’effet produit jadis par sa lettre.

— Ah ! ah ! il avait donc été bien touché au vif pour en garder tant de ressentiment. Elle était arrivée à ses fins alors, en lui enfonçant cette épine dans l’âme. Tôt ou tard, il surgirait du venin de cette blessure. Tant pis pour Estelle quand le mal éclaterait…

Nonobstant, une frayeur troublait ces impressions agréables. Elle ne croyait pas cet homme, froid d’aspect, capable de telles violences. Peste ! il l’écraserait comme une mouche, si jamais quelque chose la trahissait. Heureusement, il était aveugle. Plût au diable qu’il le restât à perpétuité !

Au surplus, aveugle ou clairvoyant, M. Marcenat causait à Caroline un bizarre malaise. Elle se sentait, en face de lui, empêtrée, réduite, privée de ses facultés majeures, prête à bredouiller. Elle ne l’en détestait que mieux.

Par prudence, elle devrait donc éviter l’avocat. Jusqu’ici, les circonstances l’avaient protégée, Mme Dalyre demeurant à l’écart, par aversion et par dédain pour Estelle. Caroline, naturellement, mettait tous ses soins à entretenir cette répulsion.

Elle connaissait maintenant à fond le caractère à la fois exigeant et faible de la veuve, et savait en profiter, sans qu’il y parût. « Flattez ! Flattez ! Il vous en reviendra toujours quelque chose ! » était la règle préférée de Mlle Laguépie. Et cette politique lui réussissait à merveille, dans son nouveau milieu.

Aux Sables-d’Olonne, la demoiselle de compagnie avait acquis une situation prépondérante, menant de haut la domesticité et les fournisseurs, s’imposant aux amis et à la famille de Mme Dalyre. Elle s’était même insinuée dans la confiance de la jeune belle-fille, un peu niaise et fort vaniteuse. Celle-ci prenait l’habitude de consulter cette personne intelligente et renseignée.

Mais tout ce travail patient se trouvait compromis si les deux belles-sœurs se rapprochaient. Caroline se verrait ramener à zéro. Et voilà que, fâcheusement, la bonne entente semblait s’établir. Mlle Laguépie, de son œil aigu, suivait chaque mouvement des deux dames, assises côte à côte, et éprouvait des crispations nerveuses à les voir s’incliner l’une vers l’autre, échanger des réflexions sous l’ombre des chapeaux qui se frôlaient.

Tout concourait à porter son irritation jusqu’à la souffrance. Chaque fois qu’arrivaient, à son oreille distraite, quelques mots de la plaidoirie adverse ou des conclusions du ministère public, c’était pour entendre honnir la faute dont elle avait été coupable. « Expédient misérable, qui eût révolté l’honnêteté de mon client, » attestait l’avocat du défendeur, tandis que l’avocat général, avec autant d’indignation que M. Marcenat, conspuait « cette vilenie qui encourt la réprobation publique et la vindicte des lois ».

Cependant Caroline demeurait là, sous ces outrages, comme enchaînée par un mauvais sort. Il lui fallait, jusqu’au bout, surveiller Mme Marcenat et Mme Dalyre.

Enfin, le président déclara que « la cause était mise en délibéré pour l’arrêt être rendu à l’audience du lendemain ». Et tous ceux qu’avait attirés l’affaire Huchon se dispersèrent.

Mlle Laguépie sortit avec le flot. Dans la salle des Pas-Perdus, elle vit de loin M. Marcenat, encadré par sa femme et par sa sœur, recevoir les congratulations de quelques amis, et des marques de respect de tous. Une fureur jalouse souleva l’âme fielleuse de Caroline. Elle injuria mentalement le trio. Charmant tableau de famille !

Allons, c’en était fait ! Il lui faudrait, dorénavant, subir l’odieux contact de ceux qu’elle appelait ses ennemis. Ah ! que du moins il lui fût épargné de les voir aux Sables, hôtes de la villa, auxquels elle devrait rendre des égards ! Cela dépasserait ses forces.

Mais le calice nauséabond qu’elle repoussait d’avance lui fut néanmoins annoncé. Mme Dalyre résolut d’attendre à Poitiers que son frère revînt d’Angers. Et elle informa sa demoiselle de compagnie qu’il serait urgent d’achever l’installation de certaines chambres du premier, en sa villa sablaise, M. et Mme Marcenat ayant promis d’y venir passer quelques semaines de l’été.