Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 304-318).


XXVII


Un bruit à peine perceptible attira le regard d’Estelle dans un angle opposé de la clairière. Quelqu’un était là, arrêté au débouché d’une allée. Elle se précipita.

— Vous enfin !

M. Marcenat s’avança vers sa femme, en observant la silhouette d’homme qui tournait l’avenue.

— Vous voilà donc ! redisait Estelle avec un allégement indicible. Je désespérais !

Joyeusement impatiente, elle s’emparait du bras de son mari pour le conduire vers le banc. Dans le bonheur de le retrouver, elle oubliait le reste des choses. Mais lorsqu’il eut pris place près d’elle, elle s’inquiéta de le voir absorbé et silencieux.

— Qu’est-il arrivé ? Vous me revenez tout sombre ?

Vincent eut un hochement de tête, puis regardant toujours, à son insu, du côté où l’homme s’en était allé, il prononça avec effort les mots lentement réfléchis :

— C’est vrai. Quelque chose m’attriste et me préoccupe en secret, depuis un peu de temps… Un remords, oui, un remords… J’ai mal agi à votre égard, Estelle…

— À mon égard ? s’exclama-t-elle, consternée.

— Oui… Moi, qui me suis gardé, toute ma vie, de l’égoïsme, j’ai conscience d’y avoir cédé au moins une fois, et dans une circonstance qui rendait mon erreur plus funeste. Menacé par le malheur, j’ai désiré m’assurer votre dévouement. Mais exiger de vous le sacrifice de votre liberté fut un acte arbitraire et abusif. Je ne devais pas attirer dans ma destinée mélancolique votre jeunesse qui eût pu s’épanouir dans une vie plus heureuse.

— Plus heureuse ! se récria Estelle, dans une révolte qui la fit frémir tout entière. Plus heureuse ! Mais je m’estime heureuse plus que personne au monde ! Je croyais mon bonheur parfait, puisque je pensais que vous le partagiez. Et vous ne sentiez pas cette félicité dans sa plénitude, vous, ô Vincent !

Sa voix se déchira dans un sanglot. M. Marcenat reçut en plein cœur cette protestation véhémente. Mais, dur à lui-même, il se roidit pour aller jusqu’au bout de l’aveu qu’il s’imposait.

— Je ne parle pas pour moi, Estelle. Vous m’avez comblé. Et votre présence me donne encore plus de joie que la lumière. Votre délicatesse et votre grâce n’ont jamais laissé paraître, en se dépensant pour moi, l’effort et la lassitude. Mais il est, pour une femme, d’autres bonheurs que le dévouement. Et sans mon intervention, vous eussiez pu trouver celui qui s’appelle « amour ».

Encore une fois, ses yeux cherchèrent l’allée où la silhouette fuyarde s’était perdue. Alors Estelle, anxieusement attentive, comprit tout à coup. Son mari avait aperçu Renaud Jonchère, et il savait quelle place cet homme tenait dans son passé. Elle saisit entre les siennes les mains de M. Marcenat, et l’attirant, l’obligea à la regarder au fond des yeux.

— Vincent, soyons braves… Pourquoi nous torturez-vous ainsi ? D’où vous viennent ces défiances de vous-même et ces doutes de moi ? On a essayé, n’est-ce pas ? de vous chagriner, comme on a tenté, moi, de me troubler en envoyant ici, à l’improviste, celui qui fut mon fiancé… Voici le billet qui a été remis à M. Jonchère sur la plage… et qui l’amena en cet endroit où vous deviez me rejoindre.

Surmontant son dégoût, Estelle divulgua ce qu’elle soupçonnait de la haine et de la jalousie de Caroline. Celle-ci, ce matin même, avait pu entendre les époux prendre rendez-vous en se quittant. Et seule de l’entourage actuel, elle savait le mariage projeté jadis entre la sœur et l’ami d’Adrien Gerfaux.

M. Marcenat, rapprochant de ce récit ses propres déductions, fut vite édifié. La physionomie pointue de Mlle Laguépie lui était toujours demeurée antipathique. Il n’eut pas de peine à s’expliquer l’envie dont la bilieuse personne poursuivait Estelle. Le même esprit et la même main avaient évidemment combiné et lancé la lettre diffamante d’autrefois et le billet d’aujourd’hui.

Mais il tut cette conviction, trop passionnément intéressé à écouter pour interrompre d’une seule parole. Estelle suivait, sans se contraindre, l’élan de sincérité qui l’emportait. L’âme, soulevée par l’émotion, ramenait au jour les secrets longtemps enfouis.

— Rien ne doit plus rester nébuleux entre nous.

Et pressée d’en finir, elle rejetait, d’un coup, les pénibles souvenirs, racontait le bref enchantement, la rupture brutale, la désespérance, la longue léthargie de son cœur ensuite.

— Je ne croyais pas possible d’oublier, de me réveiller jamais à la vie. Quand vous m’avez appelée à vous, franchement je vous l’avouai… Et voilà que cet homme a pu me parler aujourd’hui sans que rien vibrât en moi. Le passé me laisse indifférente, parce que le présent m’absorbe toute, Oh ! Vincent, l’ignorez-vous ?…

Il adorait, en une muette contemplation, le doux visage frémissant, les yeux grands ouverts à son regard, d’où jaillissaient des flammes et des larmes. Ces larmes, il se pencha pour les recueillir. Mais Estelle résista au mouvement qui l’attirait. Il lui fallait parler encore, vider son cœur.

— Qu’était-ce que cet amour ? reprit-elle, brisée de soupirs haletants. Une surprise de l’heure, du printemps, une flambée de jeunesse ! Je loue Dieu qu’il n’ait pas eu de lendemain. Mais sans doute était-il nécessaire que je subisse ce déboire pour mieux apprendre la valeur du lot royal qui m’allait être adjugé. Car, dès ce temps-là, — avant même, — un autre sentiment me gouvernait, possédait sur moi un ascendant suprême ! Il existait un homme qui m’inspirait une confiance exclusive, fanatique, et dont l’approbation excitait mes meilleures énergies. Et celui-là, qui représentait pour moi le beau et le bien incarnés, a daigné me juger digne de devenir sa femme !…

Cette fois, elle céda à l’enveloppement des bras impérieux. Son front tomba sur la poitrine oppressée où le cœur de Vincent Marcenat battait un carillon triomphal.

— Chérie ! Je ne méritais pas !… Je n’étais qu’un misérable égoïste de t’enfermer ainsi dans mon malheur comme en une geôle, mon cher petit oiseau ! Pourtant, peut-être sans que je m’en fusse douté, y avait-il des raisons plus subtiles à mon choix… ces raisons que le cœur seul connaît… Ne serait-ce point que je t’aimais déjà, Estelle ?

— Et moi, fit-elle très bas, sous les baisers qui buvaient ses pleurs, du meilleur de moi, je t’ai toujours aimé… Ta pensée me donnait le désir d’être bonne et juste. Et le bonheur de me trouver près de toi, toujours plus proche, est, chaque jour, devenu plus grand et plus fort… Tiens, cherches-en la preuve.

D’une glissade souple, elle s’échappa à l’étreinte, ramassa à leurs pieds le carnet resté gisant sur la mousse.

— Prends-le… Je l’ai commencé peu après notre mariage. Ce ne sont que des notes de lecture, que j’enregistrais parce qu’elles traduisaient des états de mon âme que je n’aurais su exprimer. Ainsi, tu te rendras compte du travail graduel de ma pensée. Mais…

Elle leva le doigt vers le soleil, au zénith du ciel incandescent.

— Mais voici le plein midi. C’est pourquoi nous ne voyons plus personne.

— Nous en plaindrons-nous ? fit tendrement Vincent, embrassant sa femme une dernière fois avant de quitter la place.

Estelle, toute rose, se dégageait et se levait.

— Rentrons. Caroline Laguépie doit déjà supposer des causes fantastiques à notre retard, imaginer une scène de mélodrame et de carnage dont nul de nous, peut-être, ne reviendra intact.

— Courons la détromper, dit M. Marcenat, saisissant le bras d’Estelle. Et laissez-moi le soin de faire justice, ajouta-t-il, grave, les sourcils froncés. Les traîtres ne méritent ni ménagement, ni compassion.

De l’extrémité de la clairière, il se retourna vers le banc vermoulu :

— Que ne puis-je l’acheter à la municipalité des Sables ? Je le transporterais à la Borde, sous le saule de la fontaine, en souvenir du moment mémorable où nous avons enfin vaincu notre timidité… et vu clair, l’un et l’autre, en nous-mêmes…

Étroitement enlacés, les regards confondus, ils descendirent l’allée sans ombre entre les pins, brûlants comme des torches flambantes. Devant le Casino, M. et Mme Marcenat trouvèrent une Victoria vide, abritée d’un pavillon de toile. La légère voiture les amena prestement devant la porte des Algues.

Vincent sauta le premier sur le trottoir, offrit la main à Estelle. Ce fut en ce geste qui les unissait que Mlle Caroline eut le saisissement d’apercevoir les deux époux, se souriant.

La jeune femme, cependant, tandis que son mari payait le cocher, remarqua dans la lisière d’ombre, au coin de la ruelle, près de la maison, une petite ombre rôdeuse. Carmen, inquiète de ses dix sous, attendait, aux abords de la villa, le moment de palper son salaire.

— Une petite fille… ce fut une petite fille qui servit de messagère. Serait-ce celle-là ?

M. Marcenat, averti à voix basse, se dirigea vers l’enfant.

— Petite, es-tu assez sérieuse pour qu’on te confie des commissions ?

— Mais oui, certifia la gamine, aguichée par l’espoir d’une nouvelle pièce.

— Mlle Caroline, — tu sais — la demoiselle des Algues, t’en donne quelquefois, n’est-ce pas ?

— Sûr… Ce matin, encore…

— Ah ! oui, sur la plage. Un billet à remettre. T’es-tu acquittée de ce message ?

— Mais oui, dit la fillette en se rengorgeant. Je l’ai remis au monsieur, comme elle m’a dit.

— Eh bien ! Mlle Caroline assure que tu as compris les choses tout de travers.

— Si l’on peut dire, se récria Carmen, dont le sang vif de Sablaise ne fit qu’un tour. J’ai dit comme elle m’a dit, mot à mot : Vous êtes M. Jonchère, que j’y ai dit. — Oui, qu’y m’a dit. — Et j’y ai donné le papier. Et je me suis ensauvée après.

— Alors, viens avec moi, tu t’en expliqueras avec elle, tout de suite.

Les dix sous en péril ! Carmen ne barguigna pas. Et ses petits pieds poudreux, lestement, gravirent le perron. En voyant l’enfant passer près de M. Marcenat, Caroline pensa s’effondrer. Quoi ! ce diable d’homme avait déjà éventé la ruse !

Elle n’eut pas le temps de s’enfuir. La femme de chambre introduisait M. Marcenat dans le bureau où se tenait la demoiselle de compagnie. Mlle Laguépie recula, sous le regard qui l’écrasait, jusqu’à la cloison contre laquelle elle s’aplatit. Le mari d’Estelle désigna Carmen, restée dans l’embrasure.

— Cela suffit, n’est-ce pas ? dit-il avec une ironie méprisante.

Puis, jetant une pièce blanche à l’enfant, il ferma la porte, et continua, glacial et impératif :

— On ne pense pas à tout. C’est le cas de le répéter. Vous vous êtes vendue. Il est inutile, presque, d’ajouter que vous devez quitter cette maison sans délai. Je vous laisse le soin de chercher un prétexte afin que Mme Dalyre ne soit pas troublée par ces laides histoires… Vous m’épargnerez, naturellement, le déplaisir de vous revoir, à table ou ailleurs. Ne discutez pas, sinon vous m’obligeriez à de graves représailles.

Verte de rage et de terreur, la vipère essaya d’abord de tenir la tête haute sous l’outrage, et de payer d’audace. Mais le sifflement expira sur ses lèvres. Elle dut baisser les yeux, égarée, devant celui qui se faisait son juge, et se replia, tassée sous le poids de la honte et de la crainte, pendant que planait un accablant silence.

M. Marcenat la fustigea d’un dernier coup d’œil cinglant, puis lui tourna le dos et sortit. De la porte, il lui montra le dehors, d’un signe éloquent.

— Vous m’avez entendu… Sans retard !…

La place de Caroline demeura vide au déjeuner. « Une indisposition soudaine », annonça Mme Dalyre d’un ton de sympathie. Et ce lui fut une occasion d’entonner les louanges de sa surintendante, si ponctuelle à ses devoirs, si débrouillarde en toutes choses, et de genre si comme il faut. M. et Mme Marcenat subirent avec patience ce panégyrique. Une heure après, un nouveau communiqué bouleversait la veuve. Mlle Laguépie, reconnaissant les symptômes d’un malaise très grave, dont elle avait souffert jadis, voulait partir, sans retard, se remettre entre les mains du docteur de Paris qui l’avait tirée du même danger, autrefois.

Mme Dalyre se répandit en doléances. Mais, comme à tous les malades imaginaires, la vue des souffrances d’autrui lui était insupportable. Elle approuva que Caroline eût la discrétion de s’éloigner, si elle se sentait sérieusement atteinte. Mais quelle pouvait être cette étrange affection qui éclatait de façon si foudroyante ?

— Serait-elle sujette à des crises d’épilepsie, quelque temps calmées, et en pressent-elle le retour ? La cuisinière a remarqué, ce matin, qu’elle avait de l’écume aux lèvres.

M. Marcenat se détourna pour cacher un sourire. Edmée, toujours gémissante, se lamentait :

— Mais que vais-je devenir, moi, avec ce surcroît d’embarras, à la veille de la fête et du retour de mon fils ?

— Je serai heureuse de vous aider, ma sœur, dit Estelle. Disposez de moi.

Mme Dalyre fit quelques façons. Finalement, elle accepta le secours qui s’offrait. M. Marcenat, du coin où il fumait rêveusement, observa, avec satisfaction, les deux femmes, rapprochées d’un air de bonne entente, et discutant ces graves questions d’ordre pratique qui intéressent le bien-être et l’harmonie élégante de l’existence. Et il se félicita d’avoir expulsé l’ombre néfaste du cercle de famille.

Les stores abaissés filtraient une lumière égale et somnolente. L’heure de la sieste assoupissait la rue et la maison. Étendu sur un fauteuil du hall, Vincent tenait ouvert, dans le creux de ses mains, le petit cahier, confident d’Estelle. Et ces extraits éloquents, s’adaptant aux impressions journalières de la jeune femme, lui révélaient ce qu’il avait — si souvent et si passionnément — souhaité de connaître. Avec une émotion intense, il refaisait le chemin montant, parcouru, pas à pas, par l’âme bien-aimée.

À la première page, le cœur encore endolori s’encourageait au pardon et à l’oubli, avec ces vers de la Nuit d’octobre :

      C’est une dure loi, mais une loi suprême,
      Vieille comme le monde et la fatalité,
      Qu’il nous faut du malheur recevoir le baptême
      Et qu’à ce triste prix tout doit être acheté.

Bientôt la sérénité renaissante s’affirmait par cette réflexion optimiste empruntée à Renan : « Il n’y a rien de doux comme le retour de la joie, qui suit le renoncement à la joie. » (Venise. Juillet.)

Des pages entières, ensuite, consacrées à l’éloge de l’amitié : Montaigne, La Bruyère, Faguet, prenant tour à tour la parole pour célébrer le plus doux et le plus durable des sentiments humains, et le dernier de ces penseurs donnant cette conclusion : « Le bon mariage repose sur le talent de l’amitié. »

Mais un mot nouveau apparaissait, la feuille tournée, avec une maxime de La Rochefoucauld : « S’il y a un amour pur et exempt du mélange de nos autres passions, c’est celui qui est caché au fond du cœur et que nous ignorons nous-mêmes. »

Le mot lumineux ne cessait plus de rayonner ! Il éclatait à chaque ligne de ces versets de l’Imitation, appropriés à un sens profane en restant sublimes : « L’amour aspire à s’élever… Celui qui aime court, vole, il est dans la joie… L’amour ne regarde pas aux dons, mais il s’élève au-dessus de tous les dons jusqu’à celui qui donne. »

« Ainsi en est-il de moi qui ai tant reçu, » ajoutait Estelle. Et à la suite, elle avait transcrit ce beau vers de Musset :

      Vivre à deux, et donner son cœur à tout moment…

« Oui, c’est le bonheur, tel que je le possède… »

Cette page fervente était datée de la maison de santé, peu de jours après l’opération. Un brouillard passa devant les yeux du lecteur. Il tournait la dernière page, écrite récemment : un fragment de poésie, d’une sentimentalité féminine, délicate et affinée :

      Ah ! ce soir, nos destins sont échangés. Ce soir,
      Parmi l’ombre secrète où notre âme s’élance,
      Et si douces que soient nos voix dans le silence,
      Nous renonçons aux mots de ferveur et d’espoir.

Car notre cœur n’est plus désormais solitaire ;
Nous n’aurons plus besoin, pour nous être compris,
D’entendre une voix chère aux accents attendris ;
Nous nous aimons si bien que nous pouvons nous taire…

Une forme légère s’approchait de lui, à pas veloutés. Vincent enveloppa, d’un regard ébloui, la svelte et douce apparition. Puis il tendit les mains vers les bras frais, tombant sur la robe vaporeuse. Dans les yeux aux nuances d’aurore, il lut, encore plus clairement que dans le petit livre, des choses ineffables.

Les doigts enlacés, ils demeurèrent perdus en leur contemplation. Et ils sentaient tous deux qu’elle était enfin venue, l’heure du solennel silence !


FIN