Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 162-174).


XIII


Estelle était parvenue à la grille de l’hôtel Marcenat. Sa main effleurait la sonnette. Elle la retira avec précipitation, comme si ce bouton de cuivre l’eût brûlée… Cette porte, qui s’ouvrirait au premier appel, c’était l’entrée même de l’avenir… Une fois introduite là, c’en serait fait. Il ne lui faudrait plus que quelques minutes pour aborder l’explication suprême.

Un passant approchait. Mlle Gerfaux se remit en marche, descendit la rue jusqu’au quai, et suivit quelque temps le boulevard qui longe le Clain. Puis elle craignit la rencontre de quelque connaissance, revint sur ses pas, se retrouva derechef devant l’habitation de l’avocat. Et, non sans s’y être reprise à deux fois, elle fit enfin vibrer le timbre.

Le tintement se répercuta dans tous ses nerfs et les affola. Elle pensa s’enfuir encore, mais la porte tournait déjà sur ses gonds.

À grand’peine, Estelle conserva le maintien correct de rigueur. Elle formula, sans trop de balbutiement, la question de début, et la porte s’ouvrit toute grande : — Oui, M. Marcenat recevait, ce jour.

Elle marcha devant le valet de chambre, les jambes fléchissantes. À l’idée que chaque pas l’engageait un peu plus, elle se sentait comme soudée à la terre. À l’une des fenêtres d’angle, un rideau se plissa : la jeune fille eut l’intuition que quelqu’un, derrière cette guipure, épiait sa venue. Et cette surveillance mystérieuse acheva son désarroi.

Des ordres avaient dû être donnés à son sujet, car elle se vit introduire, cette fois, non dans l’antichambre publique, mais dans le grand salon. Estelle se blottit dans un coin de l’immense pièce, où les sièges nombreux, les guéridons dispersés entre les légers paravents semblaient assemblés en secrets conciliabules. Dans le vide et le silence du grand appartement silencieux, Mlle Gerfaux s’imagina percevoir les subtiles émanations des choses. Ces vases précieux, ces bergères d’Aubusson ou de lampas broché, ces lustres aux fleurs de cristal irisé, ces jardinières de Sèvres et ces bibelots de Saxe, éparpillés sur les consoles, n’échangeaient-ils pas, en leur langage occulte, de moqueuses réflexions sur l’intruse ? Aurait-elle vraiment l’audace, cette rustaude fagotée de laine grise, coiffée d’un chapeau de dix francs, d’occuper jamais la place de l’étincelante, de la fashionable maîtresse à qui ils devaient d’être groupés là ?… L’impertinente prétention !… Et le tic-tac de la belle pendule d’écaille, d’onyx et de bronze répétait nettement un ricanement de dédain.

Mais le cœur d’Estelle battait si fort que ses palpitations tumultueuses dominaient le rythme railleur de l’horloge. Un soubresaut plus lourd encore, au craquement de la serrure… L’inévitable avançait… Il ne pouvait plus être question de se dérober. M. Marcenat traversait le salon d’un pas rapide.

— Je n’osais compter sur vous déjà. Vous êtes bonne. Merci.

Elle s’était levée à son approche. Il lui saisit la main, et jeta sur elle un regard furtif et avide, sans oser une question. Mais une anxiété véhémente frissonnait dans chaque linéament de ses traits. Cependant Estelle Gerfaux, la gorge serrée, cherchait vainement à articuler une parole.

Un phénomène bizarre s’exerçait sur elle. L’atmosphère et l’aspect du lieu modifiaient curieusement ses dispositions mentales. Le luxe, l’élégance des choses de prix environnantes représentaient trop éloquemment la fortune de leur propriétaire. Un scrupule soudain fit flamber son front. Son empressement ne serait-il pas interprété comme une hâte cupide ? Leurs situations étaient si inégalés. Ne penserait-il pas qu’en apportant ce prompt consentement, elle avait surtout songé à profiter d’une occasion exceptionnelle et à conclure, sans délai, une affaire avantageuse ?

— Monsieur, bégaya-t-elle, cédant à cette alarme, monsieur, je vous en prie… avant tout… ne croyez pas… que ce soient la convoitise… et l’intérêt… qui me déterminent…

Il ne prit garde qu’à ce dernier mot et, tressaillant d’espoir, se pencha vers elle :

— Alors, vous acceptez ? J’ai bien compris, n’est-ce pas ?

Estelle ferma les yeux. Le sang quitta son visage, et entre ses lèvres, blanches et sèches, passa, comme un souffle, la réponse sans appel :

— Pouviez-vous en douter ?… Je suis confuse de l’honneur que vous me faites en me choisissant… Je redoute seulement de ne pas m’en trouver assez digne.

La phrase, débitée sans une inflexion, semblait conventionnelle, apprise par cœur. Elle se désola de son impuissance à exprimer ce qui était, en elle, si convaincu et si chaleureux. Mais M. Marcenat n’attendait, sans doute, rien au delà. Cette réplique formaliste et banale parut lui suffire. Il dit, la voix altérée d’émotion :

— C’est moi qui vous suis profondément redevable. Pardonnez-moi si je m’assure, d’une façon si draconienne, le bénéfice de votre dévouement. Je m’appliquerai à vous alléger votre tâche, pour qu’elle ne vous devienne pas trop pénible ni trop rebutante.

Cette humilité la remua profondément. Et dégelée enfin, elle laissa sortir du fond de son cœur ce qui l’étouffait.

— Ah ! monsieur, ce sera un bonheur pour moi, croyez-le bien, de vous devenir tant soit peu utile ! Je n’estime personne autant que vous. Et c’est pour cela que je crains de rester au-dessous de ce que vous attendez de moi.

Elle ne lui laissa pas le temps de parler et continua d’un jet, entraînée sur une pente irrésistible :

— Vous vous faites de moi une opinion trop haute et trop favorable. J’ai peur, je le répète, de ne pas satisfaire complètement à cette confiance. Et je crois loyal de vous dire la vérité, pour que vous me connaissiez mieux. Ma vie a subi… des traverses que vous ne soupçonnez pas… Un grand chagrin a passé sur moi, détruisant toutes les facultés d’illusion et d’enthousiasme de la jeunesse, et me laissant le cœur pour jamais refroidi… Il y a des sentiments qui n’éclosent qu’une fois… des joies qui ne se retrouvent plus, quand elles ont eu, pour suite, d’amers désenchantements.

Estelle Gerfaux s’arrêta, tremblant de la tête aux pieds, après cet effort presque héroïque. Épuisée, elle ajouta, d’une voix défaillante où s’effritaient, pour ainsi dire, les mots :

— Vous savez, maintenant… quelle pauvre âme, débilitée, amoindrie, je vous apporte… Ne lui demandez pas plus qu’elle ne peut donner… J’ai tenu à ce qu’aucun doute ne restât entre nous… Ma conscience sera plus à l’aise.

Elle n’avait pas le courage de l’envisager. Rien ne lui apprenait en quelle contenance il avait reçu son aveu. Un court silence s’établit. Puis elle entendit enfin un murmure bas et voilé, mais où vibrait un accent si pitoyable qu’elle en fut ranimée :

— Ma pauvre enfant !

À travers la brume qui troublait ses yeux, Estelle rencontra un regard sérieux et triste.

— Vous avez eu raison de suivre l’instinct de votre droiture, dit M. Marcenat. Je ne vous en apprécie que mieux. Je savais votre mérite, dans les épreuves où j’ai pu vous observer. J’ignorais que vous eussiez souffert plus intimement. Vous ne m’en êtes que plus sympathique.

La jeune fille écrasait son mouchoir sur ses lèvres pour réprimer des sanglots nerveux. M. Marcenat, aussi bas qu’elle-même avait parlé, reprenait dans un soupir, les yeux noircis au fond des orbites profondes :

— Comment ne vous plaindrais-je pas ? Je sais, mieux que personne, combien certains déboires vous vident le cœur, quand on est jeune et confiant… On ne se remet jamais bien de ces premières blessures… Le meilleur de soi en meurt.

Il s’écarta, ressaisi par de fiévreux souvenirs, et marcha quelques secondes, çà et là, entre les meubles, les bras croisés, la tête courbée. Estelle se laissait, elle aussi, fasciner par les vertigineux mirages surgis du passé. Les fantômes de leurs premières amours glissaient entre eux, ironiques et troublants.

M. Marcenat dompta enfin cet émoi et revint vers Mlle Gerfaux.

— Soyez tranquille ! prononça-t-il avec une douceur qui redoubla en elle l’envie des larmes. Je ne me reconnais point le droit d’exigences excessives, sachant trop en quelle misérable condition je serai prochainement réduit. C’est assez que vous ayez la générosité de m’accorder votre concours, votre aide intelligente. Dans la nuit, perpétuelle peut-être, où je vais tomber, ce sera un réconfort de vous sentir près de moi, comme une amie sûre… Car je ne me suis pas trompé, n’est-ce pas, en croyant à votre amitié ?

— Oh ! non, s’écria-t-elle, jetée en avant par la vivacité de son attestation.

Vincent Marcenat lui prit la main et l’éleva jusqu’à ses lèvres.

— Eh bien ! c’est à cette amitié seule que je m’adresse en vous appelant dans ma vie. De cela, soyez bien certaine.

Il mit un baiser sur les doigts gantés qu’il garda ensuite entre les siens, longuement. Les yeux rivés au parquet, M. Marcenat s’absorba dans une rêverie qui étendit sur son visage une expression triste et sévère. Sans doute, les éventualités mornes qu’il venait de prédire le suggestionnaient encore. Et il pensait à l’avenir austère où le guiderait cette main qu’il retenait, presque peureusement.

Estelle le pressentit, et chercha à rompre l’oppressant silence :

— Je vous en prie, apprenez-moi tout ce que vous craignez. Je désire tant le savoir ! Cette affection, qui menace votre vue, ne peut-on la combattre par un traitement, une opération ? Les chirurgiens font aujourd’hui des cures presque miraculeuses. Pourquoi n’admettez-vous pas la possibilité d’une bonne chance ?

— Parce qu’il serait encore plus terrible de me leurrer pour me buter ensuite à l’inéluctable, repartit M. Marcenat, aussi simplement qu’il eût complété un théorème mathématique.

Elle fut navrée de ce pessimisme. Alors, à contrecœur, il expliqua, pressé d’en finir avec le récit trop pénible :

— Aux premiers troubles observés, — diminution de vision, indécision des contours, — je consultai un de mes amis, oculiste établi à Tours. Il diagnostiqua un décollement de la rétine. C’est — vous le savez probablement — la cécité à échéance plus ou moins longue, le miroir, en un mot, dont l’étain se dégrade et qui perd ainsi le pouvoir de réfléchir les images. Vous supposez aisément l’effet produit sur moi par ce coup de massue… Je suivis avec soin les prescriptions destinées à enrayer le mal. Je restreignis mon activité : j’évitai les secousses des locomotions trop violentes. Ma vue diminuait toujours graduellement. Et je retardais de consulter à nouveau, avec l’appréhension d’un arrêt plus terrible. Enfin, le médecin que j’allai trouver, dans une autre ville, plus perspicace et plus expérimenté, reconnut la présence de la cataracte, trop opaque déjà pour qu’il pût étudier l’état du fond de l’œil. Ce mal est presque un phénomène, assure-t-il, à mon âge. Il veut y voir la conséquence d’un choc traumatique, peut-être d’une chute violente sur la tête, qui m’arriva dans une course en montagne, il y a quelques années. Quoi qu’il en soit, voici la situation actuelle : expectative, assez proche, d’une opération dont le résultat est des plus aléatoires. Car, le cristallin enlevé, que se découvrira-t-il derrière ?

Un frisson lui secoua brusquement les épaules. Il conclut rapidement :

— Vous le voyez, ma pauvre amie, les risques l’emportent de beaucoup sur les chances favorables. Inutile de m’abuser ! Je me suis fait d’ailleurs une loi, toute ma vie, d’envisager comme réalisables les pires des hasards à courir. Et bien m’en a pris de m’endurcir de la sorte.

Serrant plus fort la main de la jeune fille, M. Marcenat ajouta, la voix sombrée d’angoisse :

— Le pis de tout, maintenant, ce serait de vous voir changer d’avis et résilier votre promesse. Épargnez-moi ce désappointement, Estelle ! Je ne saurais le supporter.

— Oh ! ne craignez pas cela. Ne craignez pas cela ! Rien ne me fera changer !

Malgré l’énergie de l’affirmation, malgré la clarté loyale du regard levé vers le sien, il persistait dans son incrédulité tremblante.

— Avez-vous pris conseil de votre frère avant de venir ici ? Approuve-t-il votre résolution ?

Estelle redressa sa longue taille souple, avec cette dignité pleine de modestie et de pudeur qu’il aimait en elle.

— Adrien est mon meilleur ami. Et le premier, il recevra ma confidence, dès que vous le permettrez… Mais je ne dépends que de ma conscience. J’ai voulu venir vers vous de mon propre mouvement. Je n’avais point besoin de conseils étrangers pour sentir qu’il était bien de suivre l’impulsion qui me conduisait à vous.

Elle le vit fléchir, vaincu. Presque courbé en deux, il pressa son front contre la main qu’il tenait toujours prisonnière, la main, pieuse et attentive, qui se donnait à lui. À travers le gant de suède mince, Estelle percevait la brûlure de la tempe fiévreuse où battait tumultueusement l’artère. Et une grande pitié l’attendrit, devant cette détresse et ce muet abandon.

Cependant les contingences oubliées se rappelèrent à eux. Des voix s’élevaient dans le vestibule. M. Marcenat releva lentement la tête, l’air absent comme un homme qui s’éveille d’un long sommeil. Ses traits étaient gonflés et ses paupières rouges. Il prêta l’oreille au bruit venu jusqu’au salon.

— Des clients qui s’impatientent et me réclament. Je vais donner ordre de les renvoyer. J’ai audience à midi. Inutile qu’ils attendent.

L’avocat posa le doigt sur le timbre. Le domestique parut.

— Germain, dites-leur que je serai à leur disposition dans la soirée, ou demain matin. Des affaires imprévues me retiennent aujourd’hui.

— Bien, monsieur.

De la face glabre du vieux Germain, un quart de regard s’échappa vers la jeune personne, d’aspect comme il faut, qui se tenait debout, au milieu du salon. C’était cette plaideuse-là qui faisait tort aux autres, vraisemblablement, et apportait tant d’affaires imprévues.

La porte à moulures dorées se referma, prompte et discrète. M. Marcenat, après un temps, se retourna vers Mlle Gerfaux.

— Nous allons nous séparer pour aujourd’hui, ma… mon amie. Quand et comment nous reverrons-nous ? À vrai dire, je n’ai nullement songé encore au côté officiel de… de notre projet. Je n’osais aller aussi loin dans l’hypothèse et escompter, avec une si audacieuse confiance, votre consentement. Et maintenant je suis trop étourdi pour y réfléchir posément. Quoi qu’il en soit, révélez à votre frère notre commun accord. J’espère qu’il n’en sera pas mécontent. J’irai le visiter dimanche. Ensemble, nous réglerons les questions urgentes et positives.

À cet énoncé des matérialités inévitables, l’enthousiasme de sacrifice et de charité, qui excitait silencieusement Estelle Gerfaux, se refroidit par degrés. La jeune fille reprit le sens de ce qui, momentanément, s’était éclipsé. Elle revit le grand salon pompeux et, par la portière entr’ouverte, le boudoir modem-style aux meubles tarabiscotés et les rideaux de soie, et les saxes mignards, et les japoneries grimaçantes, et le portrait, qui, du plafond à la plinthe montrait Mme Marcenat, serrée dans une amazone, et appuyant sa tête rieuse sur l’encolure de son cheval.

Au milieu de ce décor hostile, Estelle évoqua, par surcroît, la figure dédaigneuse de Mme Dalyre, la toisant avec défiance. À cette imagination, une panique la révolutionna.

Et glacée jusqu’aux moelles, elle s’enfuit, après le bref adieu, comme un poltron qui se sauve de la bataille.