Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 174-186).


XIV


Adrien, le soir de ce jour, la dernière leçon terminée, s’asseyait à son bureau pour y transcrire une idée musicale. Son stylographe resta en suspens au-dessus de la page rayée de portées. Estelle, des deux mains appuyée à la table, se penchait vers lui :

— Je voudrais te parler, frère.

Il prévit des questions d’économie domestique, aboutissant à une demande de subsides, et grommela, impatient :

— Fais vite, ma grande. J’ai à travailler.

— C’est que… le motif qui me presse est important… pour moi… du moins… Il s’agit d’un mariage.

L’artiste se redressa, surpris.

— Un mariage, vraiment ?… Tiens ! tiens ! Voilà de l’imprévu !

— Oh ! bien imprévu, en effet… C’est M. Marcenat qui m’a adressé cette proposition… et je l’ai acceptée…

— M. Marcenat ?… Et de quelle part ?

— Mais… de la sienne… fit Estelle, avec un demi-sourire.

Adrien bondit sur son siège et lâcha l’onoto qui roula sur le papier en traçant des zigzags noirs.

— M. Marcenat, pas possible ?

Il regardait sa sœur avec autant d’émerveillement que si elle eût été promue reine de Saba. Le charme fin, la tendre grâce de cette figure, trop familière à ses yeux pour qu’il la connût bien, le frappèrent tout à coup. Il se rappela, en même temps, l’émotion déjà lointaine d’un autre aveu, les espérances d’Estelle brisées en leur fleur. Et sa nature sensitive fut violemment touchée. S’élançant vers la jeune fille, il lui prit la tête à deux mains :

— Ah ! petite sœur, quelle revanche !… M. Marcenat s’était donc épris de toi… sans en rien laisser soupçonner ?

La physionomie transparente d’Estelle se figea en une immobilité subite. Deux plis aux coins des lèvres, elle répondit, en baissant lentement les paupières :

— Non, ne t’égare pas dans le romanesque, mon ami. Ce n’est point par fantaisie ou sentiment que M. Marcenat m’a choisie… mais pour des raisons très graves. Et il me donne par là une preuve éminente de confiance et d’estime.

Brièvement, elle précisa les circonstances. Adrien s’impressionna en apprenant les mélancoliques auspices planant sur cette union, qui lui semblait d’abord si brillante. Il crut de son devoir fraternel d’exprimer quelques objections. Mais Estelle les écarta en bloc, avec fermeté.

— Mon parti est pris. Je ne pense pas trouver jamais à faire de ma vie un meilleur emploi. Avec toi seul, je m’expliquerai ainsi… Je ne veux pas subir la fatigue d’exposer les vrais mobiles de ma décision à des indifférents, et le remords de livrer les combats intimes d’un homme que je respecte aux commentaires du public. Quoi qu’il arrive, sois-en certain, je trouverai dans ce qu’on nommerait communément un « sacrifice » des satisfactions de conscience très profondes. Connais-tu quelqu’un qui mérite davantage que M. Marcenat ?

— Tu prêches un convaincu. Et ce serait une gloire extravagante de m’allier à M. Marcenat sans les craintes qui te concernent, ma petite Estelle. Oh ! je sais, mieux que personne, qu’il y a en toi l’étoffe d’une sœur de charité ! Mais tu as raison de réserver pour nous seuls ces considérations délicates. Le vulgaire ne comprendrait pas… Ce qui sera enrageant, c’est que, ignorant la belle part que tu apportes, on t’accusera de faire un marché…

— Si la vérité était connue, on me jugerait encore plus bassement intéressée, répliqua Estelle, qui avait pu observer de près, chez les Busset, les procédés de la médisance et de la critique diffamatoires. Plaçons-nous au-dessus de ces mesquineries, va ! Sans quoi, l’on ne ferait jamais rien qui dépasse le jugement des sots et des malveillants.

Cette tranquille philosophie convainquit Adrien.

— Tu as raison. Et puis, malgré tout, j’ai de l’espoir pour toi et pour lui. C’est tout de même 18 diantrement flatteur de te voir choisir par un pareil homme !… M. Marcenat ! articula-t-il, écoutant chaque syllabe, M. Marcenat va devenir mon frère devant Dieu et devant les hommes ! Est-ce vraisemblable ?

— À qui le demandes-tu ? murmura Estelle, les yeux vagues et la voix lointaine. Peut-être ai-je rêvé tout cela ?

Mais il fallut bien se rendre à l’évidence lorsque, le dimanche suivant, M. Marcenat se montra au seuil du petit logis. Le prodige entrait dans la réalité habituelle.

Cependant, à cette entrevue et aux suivantes, ni Vincent Marcenat, ni Estelle ne retrouvaient plus la minute émouvante où leurs âmes s’étaient senties toutes proches. L’extérieur de la vie se glissait entre eux avec les mille exigences des formalités légales ou protocolaires et les règlements des questions pratiques. Et tandis que se supputaient dates et chiffres, la poésie, tant soit peu élégiaque, dont la jeune fille avait paré cette union, s’abaissait jusqu’au prosaïsme le plus plat.

Heureusement, Monique et quelques autres surent trouver ces paroles de sympathie vraie et chaude, dont le souvenir demeure et fortifie.

— Vous acceptez une bien belle œuvre, ma chère fille, dit le curé de Lusignan, vieil ami du conseiller général, instruit des premiers. Que Dieu vous garde tous deux !

Et Monique, serrant sa sœur de demain sur son cœur de jeune amoureuse, murmura, ses jolis yeux brouillés d’eau :

— Comme je vous comprends ! C’est si bon, n’est-ce pas ? de donner du bonheur !

Mlle Gaby, elle, à la première annonce du grand projet, se rebiffa :

— M. Marcenat ! Ah ! ben non… Un monsieur si sérieux ! Jamais je n’oserai le traiter comme un beau-frère !

Le fait est qu’on se figurait difficilement l’avocat endurant les niches et les espiègleries dont l’aimable jeune personne gratifiait Adrien Gerfaux.

Mais l’orgueil de participer à un mystère d’importance brida la langue de Mlle Gaby. Et ses idées virèrent subitement, quand, la veille des noces de Monique, elle vit arriver, à l’adresse de la mariée, une ravissante étoile de brillants, tandis qu’elle-même recevait un charmant collier de turquoises, dans un écrin de velours blanc si coquet que la fillette déplora de ne pouvoir l’exhiber aussi !

Dès lors, elle fut conquise, et accepta l’espoir d’une alliance avec le généreux donateur.

Il arriva enfin, ce mardi de Quasimodo qui, depuis une si longue suite de mois, hypnotisait la pensée d’Adrien et de Monique ! Un clair soleil dorait le ciel d’avril ; les oiseaux tapageaient autour des nids, du haut en bas des tours de Saint-Pierre. Les orgues remplissaient de leurs rumeurs l’intérieur de l’église, pendant que la harpe, les violons et les violoncelles mêlaient leurs accords caressants. Au-dessus de tous ces bruits d’allégresse, composant la symphonie du bonheur, l’artiste entendait s’élever le chant triomphal de son amour :

Magnificat ! Béni soit Celui qui m’envoie un de ses anges !

Et dans le défilé de la sortie, quand il sentit contre le sien le cher petit bras tremblant, et, à chaque pas, le frôlement de la robe blanche, alors une telle montée d’orgueil souleva Adrien qu’il fit le chemin sans toucher, pour ainsi dire, les dalles. Et l’inégalité légère de sa démarche fut à peine sensible.

Estelle, derrière les jeunes époux, s’avançait au bras d’un ami d’Adrien, avec un visage hermétique et une inconscience de somnambule. Dans le rayonnement de cette félicité, elle se repliait, prise de malaise, et ne percevait plus d’autre sensation que l’enserrement du cercle d’or où pesait une émeraude, passé à son doigt quelques jours auparavant.

L’anneau, caché sous son gant, lui rappelait la promesse qui engageait son avenir. Cette promesse, elle ne la regrettait pas. Mais il faudrait, d’un bond, gagner le but. L’énergie s’use aux difficultés préliminaires. Et les moindres incidents agitaient la jeune fille d’inquiètes prévisions.

À la table de noces, environnée d’une guirlande de visages épanouis, Estelle se représentait ce que serait son propre mariage, si différent de cette fête cordiale. Au lieu du tendre émoi, de l’effervescente espérance des jeunes mariés d’aujourd’hui, quelles réticences graves, quelles anxieuses arrière-pensées, chez l’un et l’autre des époux ! Et, à la place de l’excellente Mme Françon, inondée de larmes affectueuses, il faudrait, hélas, envisager la méfiante et altière Mme Dalyre, si la sœur de M. Marcenat condescendait à sanctionner, par sa présence, une union qu’elle devait honnir.

La jeune fille frissonnait, à cette imagination, comme une enfant menacée de la fée Carabosse. Mme Dalyre la terrifiait. Et elle redoutait surtout les chagrins et les contrariétés qui résulteraient, pour M. Marcenat, d’un conflit avec sa sœur unique.

Le conseiller général, pour éviter les conjectures trop prématurées, s’était abstenu de figurer dans le cortège nuptial. Il avait assisté à la messe en simple invité. Vers le soir, il reparut, alors qu’un petit concert s’organisait pour clore la réunion.

Il venait de passer ces trois derniers jours aux Sables-d’Olonne. S’était-il ouvert à sa sœur ? Estelle, timide encore avec celui qu’elle s’étonnait d’appeler son fiancé, n’osa l’interroger sur ce point délicat. Cependant Vincent Marcenat lui-même parlait de Mme Dalyre, en termes affectueux et contristés. Il l’avait trouvée en fâcheux état. La veuve laissait, en effet, sa maison de La Chaume à son fils aîné, pour s’aménager dans une villa neuve, fort coquette, du Remblai. Mais la construction était à peine achevée, et écoutant le conseil de son frère, Mme Dalyre viendrait se reposer quelque temps, à Poitiers, dans son pied-à-terre de la rue du Puygarreau.

Estelle crut comprendre le sous-entendu de cette information. Vincent Marcenat ajoutait, d’un air particulièrement satisfait :

— Ma sœur arrive lundi prochain. Se sentant vraiment affaiblie, elle va réaliser son idée de s’adjoindre une aide. La personne dont vous m’avez parlé pourra se présenter. Je l’ai recommandée, selon votre désir.

Il semblait enchanté d’avoir mené à bien cette petite négociation et de placer, près de sa sœur, une amie de sa fiancée. Estelle Gerfaux, dès le lendemain, s’en fut avertir obligeamment Caroline.

— Si Mme Dalyre arrive lundi, j’irai la voir le lendemain. Il faut battre le fer tandis qu’il est chaud ! répliqua Mlle Laguépie, dogmatique et péremptoire. Je savais bien que votre intervention me serait propice ! Je ne m’étais pas trompée, hein ?

— M. Marcenat nous a toujours montré beaucoup de bienveillance, fit Estelle, évasivement. Cependant, Mme Dalyre ne connaissant guère que mon frère, il est inutile de lui parler de moi. Mon nom ne serait d’aucun effet sur elle.

— Comme il vous plaira. C’est à vous, néanmoins, que je dois cette introduction. Et je m’en souviendrai. Tout de suite après ma visite, j’irai vous en apprendre le résultat.

L’après-midi du mardi suivant, en effet, malgré sa répugnance à pénétrer dans le logis conjugal d’Adrien Gerfaux, la fière petite demoiselle arriva, de grand deuil revêtue, mais la mine triomphante. Tout marchait à souhait. Mme Dalyre, froide comme une banquise d’abord, s’était peu à peu humanisée. Il lui avait bien fallu reconnaître que Mlle Laguépie, ayant vécu à Paris et en Angleterre, possédant des talents variés, une instruction supérieure, une éducation brillante, sortait tout à fait du commun.

Bref, Caroline entrait en fonctions au bout de cette quinzaine.

Les conditions étaient assez honnêtes, quoique Mme Dalyre — en bonne bourgeoise provinciale — parût tenir fort à l’argent. Mais Mlle Laguépie aurait la haute main sur les domestiques, ce qui lui permettrait d’assurer ses goûts d’autorité et de domination. Elle se rengorgeait, ravie, et entraînée aux expansions, elle chuchota, en détirant ses gants sur ses doigts un peu crochus :

— Mme Dalyre m’a laissé entrevoir qu’elle cherchait à s’assurer une auxiliaire, parce que, ses charges et ses occupations pouvant devenir plus lourdes encore, elle craignait de ne plus suffire à la tâche. J’ai deviné qu’elle compte aller habiter avec son frère. Ne serait-ce pas le meilleur parti, pour eux deux ?

Les yeux lui étincelaient de plaisir à l’idée de gouverner, quelque jour, cet important train de maison, et peut-être — qui sait ? — de prendre en ses rets le veuf placé à sa portée. Transportée d’espérance, Caroline s’en alla, sautillant sous son voile pendant et son mantelet de crêpe. Mais comme elle atteignait le palier, son allure frétillante se raidit soudain. La femme exécrée, promue récemment Mme Adrien Gerfaux, escaladait en courant l’escalier. Caroline lança un coup d’œil vipérin à l’innocente Monique, et sans réclamer, cette fois, de présentation, s’éloigna en hâte.

— Cette dame paraît bien irritée, remarqua la jeune femme surprise. Que lui avez-vous donc fait, ma chère Estelle ?

Mais Estelle n’avait pas pris garde à cette petite scène. Des vantardises de Caroline, un seul détail lui restait dans l’esprit. Quoi ! Mme Dalyre comptait faire maison commune avec son frère ! Elle ignorait donc encore ?…

Évidemment, M. Marcenat redoutait, pour sa sœur, le contre-coup de son aveu. Elle était son aînée de dix ans, et d’une santé précaire, exigeant des précautions. Il prévoyait qu’il devait la heurter et la froisser, en ses préjugés ou en ses sentiments. Les inquiétudes d’Estelle redoublèrent.

À la première visite de M. Marcenat, la jeune fille, quoiqu’il lui en coûtât d’aborder ce sujet, s’aventura à confesser sa gêne et son souci. Doucement, il l’interrompit, une rougeur subite sous sa peau bistrée :

— Tranquillisez-vous… Tout a été dit hier… J’avais dissimulé jusqu’ici, à ma sœur, l’affliction qui me menace. Je la lui ai révélée, en lui apprenant aussi à quelle décision cette épreuve m’a conduit, et la place que vous acceptez d’occuper près de moi…

Elle attendit, impatiente et anxieuse, la suite. Mais M. Marcenat, arrêtant là son récit, concluait simplement :

— Ma sœur m’aime. Elle vous affectionnera aussi quand elle vous connaîtra bien. Laissons-lui un peu le temps de s’habituer à cette expectative inattendue. Et je suis certain qu’elle vous fera excellent accueil.