Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 151-162).


XII


M. Marcenat, assis à son bureau, se souleva pour saluer sa visiteuse et lui désigner un siège. Puis il tria quelques lettres qu’il garda dépliées sous sa main. Mlle Gerfaux présuma qu’il voulait lui en donner connaissance. Cependant, l’avocat ne se pressait pas de parler. Et son air absorbé, son hésitation visible semblèrent de mauvais augure à la jeune fille. Évidemment, les nouvelles reçues n’étaient pas encourageantes.

Enfin, comme à regret, en espaçant chaque parole, M. Marcenat déclara :

— Eh bien ! mademoiselle, l’enquête a été favorable. Vous pouvez vous adresser avec confiance à l’établissement en question. Et dans les conditions où vous vous présenterez, certainement vous serez admise.

Estelle, agréablement surprise, s’épanouit. Et sa joie s’exhala en remerciements confus. M. Marcenat, au lieu de sympathiser avec cette satisfaction, s’assombrit plutôt.

— Ne vous faites pas trop d’illusions, observa-t-il, en hochant la tête. La destinée que vous cherchez est remplie de risques et fertile en déceptions. Vous les représentez-vous bien nettement ? Courir de poste en poste, dépenser votre courage, le meilleur de votre vitalité physique et mentale pour des inconnus, qui vous oublieront volontiers, dès qu’ils n’auront plus besoin de vous ! Le malade, une fois guéri, devient si facilement ingrat !

Les beaux yeux nuancés se brouillèrent d’une fumée. Mais, avec la constance de ceux qui ont déjà résisté aux chocs de la vie, Estelle répliqua :

— Je ne m’abuse nullement, monsieur. Mais partout et en tout, il y a tant de choses dures qu’il faut accepter !

À cette réponse résignée, un frémissement presque insaisissable agita le visage basané. Les yeux perdus dans le vide, et balançant un crayon au bout de ses doigts distraits, M. Marcenat reprit :

— Peut-être pourrait-on vous éviter ces fluctuations pénibles et ces avatars fatigants. Écoutez-moi.

Un enrouement couvrit sa voix soudain. Et la pause fut si longue ensuite qu’Estelle se demanda si la suite du discours viendrait jamais. Elle n’apercevait plus de son interlocuteur que la tempe large, striée de quelques rides, et le profil fuyant, estompé de la barbe foncée. Ce silence gênant prit fin.

— Écoutez-moi ! redit M. Marcenat.

La voix de si beau métal, célèbre au Palais, qui retentissait avec une si haute fierté pour réclamer justice, se réduisait, en ce moment, à un murmure voilé, inégal, coupé de réticences :

— Écoutez, mademoiselle ! Je vous sais patiente, vaillante, dévouée… Je crois que vous trouveriez dans la profession que vous choisissez l’occasion d’exercer vos meilleures qualités. Je vous ai dit quelques-unes des craintes que cet état m’inspire pour vous. Et j’ai pensé… alors… à vous proposer une autre mission… certes aussi difficile… exigeant même, de votre part, un plus complet sacrifice… mais comportant certaines compensations, tant morales que matérielles…

Il respira, profondément et difficilement, comme si le souffle lui manquait. Ces préambules embarrassés intriguaient vivement Estelle. Elle attendait, sans oser une question ou un geste, concentrée dans l’attention.

— Un de mes amis, poursuivait l’avocat, — un homme habitué à une intense activité cérébrale, — se voit, jeune encore, menacé de cécité. Il est seul, ou à peu près… Nul autour de lui ne saurait lui fournir le secours qu’il souhaite. Il désirerait s’attacher une personne intelligente, droite, bonne, à qui il pût se fier absolument, et qui devienne, pour ainsi dire, son œil et sa main. Ainsi, par ce moyen, resterait-il en relation avec les choses qui furent l’essentiel intérêt de sa vie… Une femme seule possède assez de délicatesse, d’intuition, d’ingénieuse sollicitude pour remplir pareil office… Et j’ai pensé à vous.

— À moi ?

Il se retourna vers la jeune fille et l’aperçut, penchée en avant sur sa chaise, ouvrant de grands yeux stupéfaits. Alors posément, ainsi face à face, il affirma :

— Oui, à vous, mademoiselle Gerfaux. Je ne connais que vous, susceptible d’un tel dévouement. Mais ce dévouement doit se continuer sans tergiversations possibles. Il faut que l’infirme dont vous prendrez la charge compte sur vous en toute sécurité. Et il exigera que vous vous liiez à lui par le plus grave des contrats… D’ailleurs, entre une femme très jeune et un homme à peine mûrissant, le mariage seul peut assurer la dignité de l’existence commune.

Mariage ! Le mot énorme, si bas qu’il fût prononcé, éclata avec le fracas d’un explosif. Estelle, éperdue, changea de couleur, et bégaya :

— Me marier ? Non ! je me trompe. J’ai mal compris.

M. Marcenat inclina la tête, et expliqua, cette fois, avec le ton précis et naturel d’un homme d’affaires :

— C’est bien un mariage qui vous est offert… Je vous ai avertie d’un sacrifice absolu de votre liberté. Mon ami — ce point doit être considéré — jouit d’une fortune honorable, bien qu’amoindrie ces dernières années. Et naturellement, il prendra les dispositions nécessaires pour vous assurer l’avenir, s’il disparaissait.

La jeune fille serra son front dans sa main gantée, les yeux clos, essayant de s’isoler, d’écouter en elle-même l’écho des paroles prodigieuses. Jetée en pleine irréalité, elle se sentait aussi incapable de réflexion que si elle eût roulé sur la pente d’une montagne à pic. Dans ce tumulte intime, une curiosité inquiète se faisait jour, dominant bientôt toutes les autres sensations… Qui donc était en jeu ?… Quel était l’homme à qui on prétendait la lier par un engagement indissoluble ?

Quand elle écarta la main, dans un geste indécis, son premier regard révélait son anxiété secrète. Elle balbutia, l’air transi et effrayé :

— Je ne sais quoi vous répondre… Et puis… avant tout… il faudrait que je connusse le… la personne dont il s’agit.

La physionomie de M. Marcenat s’éteignit, comme si le crépuscule obscurcissait soudain la pièce claire.

— C’est juste, dit-il simplement.

Avec des mouvements las, presque automatiques, il tourna une clé, ouvrit un tiroir de sa table, y prit une enveloppe fermée, qu’il tendit à Mlle Gerfaux, sans la regarder.

— Vous trouverez là les explications indispensables. Brûlez ensuite ce papier… Et quelle que soit votre réponse, ne la faites pas trop attendre.

La lettre tremblait imperceptiblement au bout des doigts qui l’offraient. Si troublée que fût Estelle, elle le remarqua. Un éclair illumina son esprit en désordre. Elle supposait tout à coup quel nom était inscrit, sous ce pli cacheté…

Aussitôt, la jeune fille s’épouvanta de sa téméraire conjecture, et la repoussa comme une aberration fantasque :

— C’est fou. Je délire…

Elle eut peur, en cet instant où elle ne se gouvernait plus, de céder à un transport inconsidéré, ou de laisser échapper des propos imprudents. La crainte de trahir ce déséquilibre intérieur la main tenait raide et immobile, tandis que des émotions véhémentes la bouleversaient jusqu’au fond de l’âme. Elle n’eut plus d’autre pensée que d’échapper à cette contrainte, plus d’autre souci que de trouver des formules correctes et évasives pour achever l’entretien.

M. Marcenat, glacé lui-même, la laissa s’éloigner sans la retenir. Tout ce qui devait être dit, ce jour-là, avait été dit.

La grille franchie, seule entre les grands murs de la rue, la jeune fille ne put résister davantage à la tentation qui l’aiguillonnait. Elle déchira fébrilement l’enveloppe et en sortit une feuille de papier où cette ligne seule était tracée : « L’homme dont je vous ai parlé s’appelle Vincent Marcenat. »

Elle vit osciller les choses environnantes, comme si une convulsion ébranlait le ciel et la terre. Sur ce sol, qui semblait se dérober sous ses pas, Estelle prit follement sa course jusqu’à la cathédrale, voisine heureusement. Elle entra dans Saint-Pierre, avec la hâte des pourchassés qui, jadis, atteignaient un lieu sacré de refuge. Et tombant à genoux dans un coin de l’église, elle ne sut mieux faire que de fondre en larmes.

Se pouvait-il ?… Celui qu’elle avait toujours placé au-dessus de la vulgaire humanité, qui lui était sans cesse apparu souverainement juste, délicatement bienfaisant, à l’approche d’une calamité redoutée, s’adressait à elle, simple fille, et requérait son secours !

Elle eût hésité, peut-être même reculé avec une répugnance et une révolte instinctives, si cette proposition eût concerné un inconnu. Mais, dès qu’il s’agissait de Vincent Marcenat, le dévouement le plus strict ne lui paraissait plus une servitude ou une sujétion.

Elle le connaissait bien. De sa petite place obscure, elle avait observé les souffrances misérables de ce grand cœur. Et elle s’estimait heureuse et privilégiée qu’en cette alarme, plus effrayante qu’un risque de mort, un tel homme réclamât son aide.

Pas un instant, Estelle ne songea à mettre en balance de l’honneur qui lui était dévolu le sacrifice qu’elle allait accomplir, — l’holocauste de sa jeunesse, l’aliénation de son indépendance… — Qu’était sa pauvre vie pour l’évaluer si haut et si cher ?

N’avait-elle pas dit adieu aux espérances qui font palpiter les cœurs vierges ? L’amour n’avait traversé sa route que pour la bafouer et la meurtrir. Elle ne désirait plus le revoir. Il lui faisait peur. Les roses symboliques, pour jamais, étaient mortes.

Et voilà qu’à cette existence profondément désenchantée, s’offraient, tout d’un coup, une direction droite et sûre, un sens magnanime. Comment ne pas admirer le miracle ?

Mais, à considérer la grandeur et la noblesse de la mission qui lui serait ainsi conférée, la jeune fille s’effraya. Serait-elle capable de s’en acquitter dignement ? Elle déplora de ne pouvoir apporter à une si belle tâche des forces intactes, un courage plus joyeux… Elle sentit amèrement combien la brisure sentimentale lui avait enlevé d’énergies vivaces.

Et une crainte se précisa, profonde et poignante. L’homme qui la choisissait ignorait l’épreuve qu’elle avait traversée. S’il espérait obtenir d’elle — mieux que de la vigilance et de la sollicitude — le don entier de son cœur ?

Estelle Gerfaux se replia sur elle-même, en frissonnant comme si un vent glacial l’enveloppait soudain. Le front caché dans ses mains jointes, elle restait prostrée, anéantie, insensible.

La rumeur harmonieuse des cloches, animant l’église vide, tira la jeune fille de cette léthargie apparente. Elle se releva. L’angélus de midi ! Quoi, déjà !… Aussitôt, elle se signait et sortait vivement, ressaisie par des préoccupations d’ordre réaliste. Il lui fallait bien se rappeler l’heure du déjeuner, et Adrien, qui l’attendait au logis, et fulminait, sans doute, contre son retard.

Elle trouva son frère, en effet, installé seul à table, servi par la femme de ménage, et d’assez méchante humeur.

— La couturière n’en finissait pas aujourd’hui…

La figure renfrognée du musicien se dérida. Les essayages n’étaient-ils pas un préambule obligé aux rites nuptiaux ?

Cette journée parut à Estelle interminable et harassante. Elle dut passer l’après-midi, en compagnie des dames Françon, à étudier des combinaisons d’ameublement et à courir les magasins. Le soir, elle dînait avec son frère, chez la mère de Monique, et la soirée se prolongea — trop brève encore au gré des fiancés. Tout ce temps, il lui fallut faire un effort considérable pour tenir sa partie dans la conversation, appliquer son attention à des choses indifférentes, et se dégager des idées où elle eût voulu s’absorber.

Seule enfin avec elle-même, dans la paix nocturne, libre d’examiner les perplexités obsédantes qui la poursuivaient, Estelle les aperçut si impérieuses, si pressantes, qu’elle en fut accablée.

Quand elle s’éveilla, au matin, d’un très tardif et très fiévreux sommeil, elle eut quelque peine à reprendre nettement conscience. Elle redévida le fil de ses souvenirs et de ses réflexions, rappela chacune des paroles qui avaient été proférées, et, longuement, anxieusement, médita.

Mais, à travers cette méditation, elle entendait sans cesse cette recommandation instante, où avait tremblé une prière :

— Quelle que soit votre réponse, ne la faites pas attendre !

Elle s’imagina le malaise de M. Marcenat après sa confession. Puisqu’il plaçait sur elle, Estelle Gerfaux, un si grand espoir, c’était dans l’angoisse qu’il passait ces heures d’incertitude ! Cette idée la remplit de pitié et de confusion. Elle eut remords des tourments dont elle se savait la cause, et fut impatiente de les abréger.

Comme elle plaçait son chapeau, debout devant la glace, sa propre image l’agita d’une impression bizarre. Il lui sembla n’avoir jamais vu, auparavant, ce visage, clair de jeunesse entre les ondes foncées des riches bandeaux, ce col flexible, ces épaules tombantes. Son regard suivit les contours de l’ovale allongé, de la bouche souple et expressive, scruta les prunelles profondes aux reflets de ciel, d’eau et de nuages.

Estelle était de ces femmes, plus nombreuses qu’on ne l’admet, qui, parfaitement simples, malhabiles à se mettre en valeur, connaissent à peine leur propre grâce. Cependant, à cette minute, un sentiment bien féminin l’humilia. Il lui fut pénible de penser que ces charmes extérieurs, si faibles qu’elle les estimât, avaient été impuissants à retenir l’amour, et comptaient pour rien dans le choix qui se fixait sur elle.

Vanité des vanités ! Fugaces apparences !… Qu’était-ce que tout cela ?… Pourtant ?… Elle soupira, quitta brusquement le miroir, et s’en alla, tête basse.