Eusèbe Sénécal & Cie (p. 255-269).

XIII

JOURNAL DE MADELEINE

25 novembre, 37.

Il me semble que, depuis deux jours, je n’ai pas vécu, je n’ai pas respiré ; tous mes pas et démarches, quand je les énumère, me paraissent faits sans que j’en aie conscience. J’obéis sans cesse à un mobile qui me mène, me ramène, me conduit ici et là, machinalement.

Tout me semble factice, artificiel autour de moi ; je crois marcher, je crois courir, et je suis assise calme et tranquille ; d’autres fois je me sens oppressée, malade, asphyxiée, avec des véritables spasmes qui m’étranglent ; je fais un effort suprême pour y échapper et je reste toute surprise en me voyant seule dans mon boudoir sans la moindre gêne respiratoire.

Je mène une existence de rêve, où tout se noie dans une brume qui m’encercle et me fait perdre toute notion de la réalité.

Ce n’est que dans un violent effort de volonté, où je me tiens l’esprit tendu, concentré sur un seul point, que je puis momentanément chasser ces chimères, ces désolantes angoisses et faire un retour sur ma vie.

Ah ! ma vie… Ah ! ma pauvre vie.

Si je pouvais, d’un trait, en rayer les jours sombres et terribles qui viennent de passer et dont la trace, je le sens, ne disparaîtra jamais. Si je pouvais détourner ces autres jours encore plus sombres, encore plus terribles qui se préparent, que je vois venir, que je compte d’avance, toujours de plus en plus tristes, de plus en plus sans soleil.

Fiancés, nous le sommes, je sens encore, sur mes paupières, la flamme brûlante du baiser de Percival — mais que signifie pour moi, pour nous, ce mot si joyeux : fiancés. C’est-à-dire, le nœud qui enchaîne nos cœurs, sans les unir cependant ; la coupe sans les lèvres ; le rêve, sans la réalité ; le flacon sans l’ivresse ; un amour fantôme. Car une union entre nous n’est pas possible. Non, vraiment, quand j’énumère les obstacles qui se dressent sur notre chemin, je n’entrevois pas les moyens de les vaincre. Il y aura toujours une voix, un souvenir, une plainte, quelque chose d’inexorable enfin, qu’il ne sera jamais possible, il me semble, de faire taire.

Mais qu’importe, si ce qui m’arrive est plus fort que ma volonté, ma conscience est restée droite ; et je ne veux à l’avenir faillir à aucun des devoirs qu’on m’imposera pourvu qu’on me laisse mon amour, seulement mon amour.

Y a-t-il toujours ainsi des compensations ? Après le bonheur, le malheur ; après la joie, la douleur ; après les sourires, les larmes. Et si la compensation est complète, qu’elles seront donc lugubres, les heures qui correspondront à celles si heureuses, si suaves, si complètement sereines que j’ai, jusqu’à ces derniers jours, vécues.

J’avais pourtant fait de beaux rêves…

Quand, à force de me raidir contre tout ce qui m’environne, de me débattre contre le cauchemar qui m’obsède, il me vient quelques idées nettes, je ne fais que tomber dans d’autres angoisses.

Tout est calme, d’un calme effrayant, aujourd’hui, autour de moi. Je n’entends pas même voler une mouche, et, cependant, à travers les murs, de très loin, je m’imagine à chaque minute surprendre des coups de fusil, des coups de canon, qui me font sursauter.

Non, ce n’est pas absolument affaire d’imagination. On se bat aujourd’hui quelque part. C’est vrai que les coups de feu résonnent, que les balles sifflent, que le sang coule.

Comment suis-je donc faite pour que cette chose monstrueuse : la guerre, n’étouffe pas entièrement les sentiments de folle passion de mon cœur ? Ou plutôt, comment l’amour est-il constitué qu’il résiste à tout autre sentiment ? Car, dans tout le désordre de mes idées, une chose reste encore nette, mon amour.

Et quand j’entends éclater à mon oreille ces imaginaires coups de fusil, mon cœur bat plus vite et plus fort à chaque détonation ; j’en subis comme un choc qui me secoue, comme si j’étais atteinte par les balles moi-même.

« Franc, loyal, brave, généreux, si je puis être tout ça, m’a-t-il dit, je vous obéirai. »

Et, comme j’insistais, il a ajouté : Je trouverai le moyen.

J’ai peur, maintenant, de ce moyen. Il me semble qu’en disant ça, il me faisait le sacrifice de sa vie. Mon Dieu, en lui demandant de ne point se battre, de ne point se défendre, après tout, est-ce que ce n’était pas, vraiment, lui demander de se faire tuer ?

De cette manière, il restait à ses yeux : franc, loyal, brave, généreux…

D’ailleurs, l’abîme qui est entre nous nous sépare-t-il moins que la mort ? N’y ai-je pas songé moi-même à mourir ? N’est-ce pas à celui qui échappera aux jours sombres qui se préparent que la Providence accordera la meilleure grâce ?

Mais non, il vivra ; je lui ai donné mon cœur et ma vie, il les a acceptés, il n’a pas le droit de me les remettre si tôt.

Ah ! qu’il m’en a coûté, ce matin, de résister à la curiosité de voir défiler les troupes, de le regarder, lui… Peut-être c’eut été la dernière fois… la dernière fois…

Non, je ne veux plus penser à ça…

26 novembre, 37.

Un rayon de soleil vient de traverser mon âme.

Qu’il nous faut donc peu de choses, à nous femmes, pour remonter notre courage. Faites pour la souffrance, nous nous rattachons avec tant d’abandon à la moindre consolation, que le plus léger motif de joie nous fait oublier nos larmes et nos tristesses et nous relèvent aussitôt.

Rien que d’avoir vu mon père reprendre son ancien sourire, son même air joyeux et dégagé, il me semble qu’un coin du ciel vient de s’ouvrir pour moi.

Toute la maisonnée s’en est d’ailleurs ressentie de cette bonne gaieté. C’est comme si tout le monde, mis au cornant des idées noires qui me poursuivent depuis quelques jours, voulait répandre une traînée de tendresses et de charmes autour de moi.

Jusqu’à mon pauvre vieux François qui invente des folies, des naïvetés d’enfant pour me faire rire. Oh ! je ne demande pas mieux. Rire, c’est si bon.

Et puis, papa m’a parlé de tant de choses aujourd’hui : de sa course pitoyable à Boucherville, de l’abbé Michaudin, d’une promenade à Québec qu’il projette en ma compagnie ; il a même parlé des soldats anglais, pour lesquels il a eu un mot de sincère louange :

— Il y a sans doute parmi eux de tristes soldats, m’a-t-il dit, mais, en somme, ce sont des braves.

Ce témoignage m’a fortement surprise, moins par la louange mitigée qu’il renferme qu’à cause de l’heure où mon père m’a fait cette étonnante déclaration.

Lui a-t-on parlé de la rencontre d’hier entre les patriotes et les soldats ? _A-t-il su qui avait gagné la victoire ? Était-ce réellement pour reconnaître la bravoure des Anglais ?… Voilà autant de choses qui m’intriguent et dont j’ai vainement cherché à trouver la solution dans son regard placide et tendre.

Mais chacune de ses paroles, chacun de ses sourires, dont je conserve l’empreinte dans mon esprit, se traduisent immédiatement en autant de rayons d’espoir qui viennent réconforter mon cœur.

Espérer ?… Vraiment, est-ce que je suis sincère en écrivant ce mot, ou ne me fais-je pas illusion tout simplement ?

J’en ai tant subi, depuis quelque temps, de ces renversements brusques qui m’ont ballottée déjà de la plus heureuse griserie à la déception la plus amère, que je n’ose plus ni croire ni espérer.

À quoi bon, d’ailleurs ? Y a-t-il un lendemain arrangeable à mon existence ?…

Qu’importe, tant que mon amour me restera, je combattrai, je m’y cramponnerai, et ce sera encore ma consolation, la seule que je puisse désirer peut-être, que de pouvoir aimer mon amour.


27 novembre, 37.

En effet, quatre heures, c’est le temps que mon vieil ami, l’abbé Michaudin, consacre au souvenir de ses ouailles défuntes ; autrement, je l’aurais bien retenu plus longtemps avec moi, mon brave curé.

Il est le seul avec qui je ne me gêne pas pour parler franchement de mon amour. Il m’écoute d’une manière si sympathique. Je le laisse lire jusqu’au plus profond de ma pensée, sans rien cacher, sans rien voiler ; je lui raconte tout… tout.

N’est-il pas le seul aussi qui m’ait dit ; « Aime-le, Madeleine, aime-le. » Et son timbre de voix, pour me le dire, et son regard, et son geste, tout renaît vivant et réel, à chaque instant, dans mon esprit.

Aujourd’hui, il y avait la même exquise bonté dans ses conseils, dans ses recommandations paternelles : Sois forte, sois courageuse, Madeleine, plus il y a loin de la coupe aux lèvres, plus la liqueur en est douce.

Alors, je lui ai raconté mon entrevue avec Percival, l’engagement qu’il avait pris envers moi.

— Ah ! oui, Madeleine, c’est trop beau, trop généreux, ce dévouement mutuel, Dieu le bénira… m’a-t-il répondu.

Moi, je lui aurais sauté au cou, tant ces paroles m’enivraient de joie

— Espère, a-t-il repris, sois confiante, le temps triomphe de tout, applanit tout ; aucun baume ne lui est égal pour panser les blessures. Rien ne lui résiste… Et qui sait,… mon rôle aussi, à moi, n’est peut-être pas terminé…

— Non, mon bon curé, il n’est pas terminé, lui ai-je répondu… Vous voulez que j’espère, j’espère ; vous m’avez tracé un chemin que vous voulez me voir suivre… je le suis ; vous m’avez tendu la main,… alors, soutenez-moi, je vous prie.

— Je te soutiendrai, Madeleine…

C’est alors que la petite cloche de l’église est venue, à mon regret, interrompre les sympathiques encouragements de mon curé.

À l’entendre me parler ainsi, je me sentais, petit à petit, revenir à la vie. Je le jugeais mon complice et il me semblait qu’il roulait de ses mains des pans de rocher, des blocs de terre énormes qui comblaient peu à peu le gouffre que je vois toujours béant entre Percival et moi.

Que ça m’a donc fait du bien, après les tristes journées que je viens de passer.

Je n’entrevoyais point d’espoir possible et voilà que tout à coup mon amour me ressaisit plus violemment que jamais et me met sous les yeux une route toute nouvelle parée de fleurs et de verdure.

Oh ! bon abbé Michaudin, c’est vous qui les répandez et les arrosez, ces fleurs !

Jamais la

 

— Qu’est-ce ?…… qu’entends-je ?…… des roulements de tambour…… Mon Dieu ! oui…… c’est le retour des soldats…… Percival…… Oh ! je cours……