Eusèbe Sénécal & Cie (p. 270-290).

XIV

RETOUR DES SOLDATS

Ran… ran… ran… rataplan,… Ran… ran… ran… rataplan…

C’était sourd, c’était loin, ce bruit de tambour.

Encore à l’extrémité du village, derrière les grands arbres, les hautes clôtures, les maisons éparses, les hangars, le pignon sur le chemin, les soldats n’étaient pas visibles.

Mais on entendait : Ran… ran… ran… rataplan…

Madeleine l’avait entendu aussi. Pour elle, ces roulements n’eurent rien de guerrier, rien d’effrayant. Ils lui rappelaient Percival, son capitaine Percival… son Percy.

Toutes ses larmes s’étaient séchées subitement ; plus d’idées noires, plus de désespérances navrées, plus de soupirs douloureux, plus rien ; rien dans son esprit, que son amour.

Et, sa plume jetée avec une traînée de gouttelettes d’encre, son cahier, le journal de son cœur, abandonné large ouvert à tous les regards, son fauteuil bousculé, elle s’élance au dehors.

Malgré le temps humide et froid, Madeleine ne s’aperçoit point qu’elle n’a qu’une légère mante aux épaules, que des escarpins aux pieds, qu’elle est presque tête nue ; mais elle va quand même, empressée, malgré le vent qui siffle et le brouillard qui englue le trottoir.

Elle ne voit rien autour d’elle ; rien ne résonne dans son oreille que ce ran… ran… ran… rataplan, qui lui arrive maintenant plus distinct de là-bas et lui fait oublier tout le reste.

Les maisons blanchies à la chaux, les arbres desséchés secoués en sifflant, les carrés d’ombre allongés sur les madriers par ce couchant hâtif et brumeux d’automne, défilent sans la distraire aucunement de son idée fixe. Elle va le revoir, Percival, son fiancé, celui à qui elle s’est si tendrement donnée, l’autre soir. Maintenant, surtout depuis que l’abbé Michaudin l’avait approuvée, encouragée, il lui semble qu’elle l’aime encore davantage et des mots isolés, des bouts de phrases suaves, qu’elle goûte, s’échappent de ses lèvres.

Ran… ran… ran… Elle se hâte, elle veut se choisir un bon endroit. Oui, là, sous l’orme, ça sera comme la première fois… le dix-sept mai…

Cependant, à côté d’elle, en avant, en arrière, c’est le même empressement effaré, des bruits de pas inégaux, des appels d’un côté de rue à l’autre, des voix qui se croisent.

Ah ! ce n’est pas une parade de fantaisie, cette fois, à laquelle va assister tout le peuple de Chambly, c’est à un retour de combat vrai.

Et quel combat. C’est déjà connu que les patriotes ont été vaincus, à Saint-Charles, par les soldats anglais. On en parle avec des jurons dans la voix, en attendant que le ran… ran… ran… se rapproche, qu’on les voit enfin, ces fiers soldats couverts de poudre… et de gloire aussi.

— Ils se sont battus bravement, paraît-il, dit quelqu’un auprès d’elle.

— Bravement,… ça n’est pas difficile quand on a des bons fusils, répondit une autre voix… Les vrais braves, ce sont les patriotes. Ils n’avaient pas d’autres armes que leur courage, eux, et cependant…

— Ah ! si les soldats ne les avaient pas ménagés, vous auriez vu…

Madeleine, maintenant immobile sous le même grand orme qui lui rappelle si bien sa première rencontre avec Percival, écoute.

Elle saisit cette bribe de conversation : « Si les soldats ne les avaient pas ménagés. » Elle s’imagine reconnaître là-dedans la générosité de Percival et il lui vient un soupir de reconnaissance. Ah ! oui, c’est qu’il lui a obéi, qu’il a voulu diminuer la distance qui les sépare. Comme ça la tente de leur apprendre, à tous ces ingrats qui piétinent nerveusement autour d’elle, de leur crier, dans un sentiment de bonheur et d’orgueil : « C’est le capitaine Smith, mon Percival, mon fiancé, qui les a protégés, nos patriotes ;… c’est parce qu’il m’aime, c’est parce que je l’aime. Vous allez le voir bientôt passer à cheval… vous allez voir comme il est beau, comme il est fier, et vous l’admirerez et vous l’aimerez autant que moi »…

Ran… ran… ran… rataplan…

Tout à coup il se fit une bousculade, une ondulation de dos, et tous les regards se perdirent dans la même direction. Dans une échappée de lumière entre les maisons, on distinguait les habits rouges, les baïonnettes luisantes des soldats qui s’avançaient en défilant lentement.

Bien des fois, les habitants de Chambly les avaient vus faire leurs marches et contre-marches dans les rues du village, sans en ressentir le moindre sentiment de curiosité. Les enfants seuls, éblouis par le scintillement des armes, s’arrêtaient pour les regarder passer.

Mais aujourd’hui, à ce lendemain de victoire, de victoire sur les siens, c’est par pelotons nombreux et émus que la population se masse à l’angle des chemins, le long des trottoirs, sur les balcons, aux portes, partout…

Ran… ran… ran… rataplan… Ce sont eux,… les voilà…

Madeleine se tient parmi la foule. Elle ne sent pas qu’elle grelotte de froid autant que d’émotion. Son regard ne cherche qu’un visage, son esprit ne s’attache qu’à un nom.

Ils défilent deux par deux, les soldats, lentement, silencieusement.

Madeleine ne les voit pas. Ses yeux se portent au-dessus d’eux. Elle cherche quelqu’un à cheval, quelqu’un de grand, quelqu’un de beau, avec des épaulettes dorées, un costume soutaché, des éperons, une belle épée au côté… quelqu’un qui s’appelle Percival et qu’elle nomme Percy, en elle-même…

— Mais où est-il donc ?…… C’est vrai, les capitaines… ils viennent après leurs soldats,… pense-t-elle…

Et Madeleine se glisse, nerveuse, indifférente à tout ce qui l’entoure, ne se souciant ni de la boue du chemin, ni des rangs pressés de la foule qu’elle bouscule ; elle s’approche, elle veut être tout près, pour qu’il la voie, pour qu’il la reconnaisse. Elle veut elle aussi l’envelopper d’un long regard de remerciement, — il a été si généreux, son Percival, il l’a si bien écoutée, — elle veut lui prouver qu’elle l’aime toujours, toujours…

— Ah !… les officiers, se dit-elle, en se dressant tout émue sur la pointe des pieds… le capitaine… Percival !… oh ! le voilà… et elle se prépare…

 

Mais livide, sans un souffle, secouée d’un spasme affreux, Madeleine était tombée foudroyée.

 

Ce n’était pas lui…

 

— Madeleine ! fit aussitôt une voix étranglée à côté d’elle… Madeleine !… Et celui qui venait de l’appeler ainsi la soulevait dans ses bras, cherchait, par des caresses et des paroles douces, à la tirer de son inconscience.

— Madeleine ! reprit-il, parle-moi.

Et comme elle ne donnait aucune réponse, aucun signe de vie même, il enleva sa longue redingote râpée et l’étendit sur elle.

Puis tout bas :

— Tu ne veux donc pas répondre à ton vieux François, Madeleine ?… Il t’aime bien, va…

Celle-ci parut faire un effort pour articuler un mot, mais elle ne le put. Alors François se pencha sur elle, l’entoura de ses bras, et, la soutenant comme un enfant, il l’apporta, toujours enveloppée de sa redingote, jusqu’à la maison de son père.

En apercevant sa fille méconnaissable, comme morte, entre les mains de François, le docteur Ribaud n’eut qu’un cri de stupeur et d’émotion douloureuse :

— Qu’est-ce qu’il y a, François ?… Que s’est il passé ?…

Celui-ci n’osa point répondre.

Mais dis donc, grand Dieu !… reprit-il tout effaré, qu’est-il arrivé à Madeleine ?

— Elle assistait au retour des soldats, vous savez… et il acheva sa phrase dans un geste de pitié.

Le docteur fit à son tour un mouvement d’épaule qui traduisait toute son angoisse et les deux hommes oppressés, consternés, se regardèrent longuement, sans rien se dire.

Il venait de se faire entre eux une communication mystérieuse plus clairement exprimée par leurs yeux que par n’importe quel dialogue.

François avait doucement déposé Madeleine sur un large divan ; il avait enlevé la redingote dont il l’avait couverte, et maintenant, discrètement, avec une expression de figure qui voulait dire : « Puisque nous avons tué l’autre, il faut au moins sauver celle-ci, » il se retira dans un coin de la chambre.

Le docteur parut comprendre cette muette conversation. Oh ! oui sauvons-la, se murmura-t-il. Et subitement revenu du choc terrible — si gros de conséquences entrevues, si chargé de dangers menaçants pour Madeleine — qui le terrifiait en sa qualité de père, il sentit se réveiller tout son dévouement et tout son zèle de médecin.

Il s’approcha de Madeleine, lui prit le pouls, l’écouta respirer… Ah ! que son pouls et sa respiration étaient rapides… Il courut précipitamment chercher un flacon d’éther, une cuiller, prépara une potion qu’il essaya de faire pénétrer entre les dents serrées de son enfant ; ce fut inutilement ; elle en absorba à peine quelques gouttes. Le docteur Ribaud eut un froncement de sourcil qui indiquait sa mortelle inquiétude.

C’était sa Madeleine adorée qui était là devant lui, les cheveux épars, l’œil atone, la figure convulsée, sans un mot, sans un signe qui répondit aux caresses dont il l’enveloppait.

— Aide-moi, François, dit-il, un sanglot prêt à éclater dans la voix. Soutiens ses épaules, nous allons la transporter dans sa chambre.

Et ils l’enlevèrent tous deux, à travers le corridor, le long escalier, les portes violemment ouvertes du pied, jusque sur son lit.

Auprès d’elle, de docteur Ribaud s’était écrasé dans un fauteuil, de nouveau abattu sous le malheur subit qui le frappait. Il avait mal prévu, mal calculé la violence du coup qu’il avait lui-même préparé et un flot de sentiments contradictoires le jeta dans un chaos où, pêle-mêle, luttaient cependant encore et son amour de père et sa tendresse et son orgueil et sa fierté.

D’un mouvement de tête il mit fin à ces pensées ; il avait autre chose à faire que de songer ; il lui fallait réveiller Madeleine, la rappeler à la vie, lui redonner son sourire et sa lucidité d’esprit.

Il se pencha sur elle, toucha ses tempes déjà enfiévrées, palpa son front brûlant et tout bas à son oreille, tendrement, comme pour lui annoncer quelque chose d’heureux : Hé ! Madeleine, écoute-moi… ouvre les yeux, Madeleine… parle-moi ?…

Oh ! elle était loin de pouvoir parler, la pauvre ; mais sa figure, ses traits détendus maintenant, ses lèvres pâles, minces, collées aux dents, cette fissure nacrée des paupières, en répondirent long à l’œil exercé de son père. Non, pas cette réponse-là. Il ne veut pas la lire mais l’entendre la réponse de Madeleine, et il se reprend à l’interroger, à la secouer légèrement ; il lui fait respirer des solutions à odeur âcre, lui met des compresses glacées sur la tête, puis il lui parle encore :

— C’est ton père, Madeleine !… tu m’entends bien, n’est-ce pas ?… ton père…

Celle-ci eut un long soupir saccadé, quelque chose du râle et du hoquet, et elle se retourna sur son lit. Le docteur ne voulut point laisser éteindre l’éclair qui avait probablement traversé le cerveau de son enfant ; il répéta :

— Madeleine !… Madeleine !…

Cette fois, elle ouvrit deux yeux, deux grands yeux qui se fixèrent un instant sans expression dans le vide… et sa paupière glissa de nouveau sur ce regard, sans vie.

Alors en levant la tête, le pauvre docteur aperçut, à travers le scintillement de deux larmes qui lui tremblaient aux cils, François, plus pâle que sa barbe de neige, figé dans un abattement qui reprochait et demandait grâce à la fois.

— Attends, dit-il sans regarder, je vais te dépêcher la femme de chambre… je cours préparer une médication, moi, et il s’éloigna.

Pourquoi était-il, en réalité, si soudainement sorti de la chambre de sa fille, le docteur Ribaud ? C’est qu’il avait eu peur. Peur du regard cave et si triste de son enfant, peur aussi du regard complice de François constamment fixé sur lui. Il étouffait et il s’était sauvé. Maintenant assis dans son cabinet, il essuyait les perles de sueur qui l’inondaient, respirait plus à l’aise, comme allégé, en attendant que son instinct de père le ramenât auprès du lit de Madeleine. Ça ne tarda pas beaucoup. Un pas rapide qu’il entendit au-dessus de sa tête réveilla ses inquiétudes. Il écouta. L’angoisse comme la peur grossit tout et les légers craquements imprimés au plafond réveillèrent dans son esprit toutes ses alarmes.

Et, l’oreille tendue, à pas sourds, il remonta auprès de Madeleine. Hélas ! si rien ne s’était aggravé chez elle pendant les quelques minutes qu’il s’était absenté, rien aussi ne s’était amélioré. Elle conservait sa même respiration rapide et sifflante, sa même expression consternée de figure, sa même inconscience.

Le docteur Ribaud tenta de nouveau de la tirer de sa torpeur. Il répéta ses appels, reprit des accents suppliants, renouvela ses caressantes tendresses, en inventa d’autres ; ce fut inutilement.

— Mon Dieu ! dit-il, tout tremblant ; et, incapable de supporter la vue de ce spectacle qui lui saignait le cœur et le laissait sans force, il redescendit.

Dès qu’il fut disparu, François essaya à son tour :

— Madeleine ! Madeleine ! Tu sais bien, les soldats… ils sont revenus… Ils sont bien bons, va… Le capitaine… le capitaine… il est revenu, lui aussi… Percival… écoute bien… Percival

Madeleine se retourna sur sa couche en soupirant.

— Je l’aime bien… moi aussi… le capitaine Smith… Percival… continua-t-il.

Un sourire lugubre voltigea sur les lèvres de Madeleine et pendant une seconde elle ouvrit les yeux. Ce nom avait traversé son cerveau.

— Tu entends… Percival… le capitaine Percival……

Elle eut comme un frémissement de lèvres imperceptible ; puis, d’une manière incohérente, elle marmotta : Non… non… il ne s’est pas battu… je vais le dire à mon père… non… pas de sang…

— Veux-tu le voir, Percival ? reprit François d’une voix rauque et suffoquée, réponds-moi… tu te rappelles, maintenant…

— Ah ! c’est vous, mon père… Hâtons-nous, c’est le roulement des tambours…

— Écoute donc, Madeleine ; … pense… comprends… le roulement des tambours, ce sont les soldats qui… reviennent……

— Oui… oui… courons-y… Vous allez voir s’il est… beau…

— C’est Percival qui est beau, hein ? Madeleine.

— …Percival… Percival… et elle se souleva du coude sur son lit… Percival… reprit-elle au bout d’un moment…

— Oui, Percival… continua François ; souviens-toi…

Elle roula un regard égaré autour de sa chambre, plissa son front comme pour en faire jaillir une idée, puis, fixant tout à coup François assis à son côté :

— Oh ! mon Dieu !… cria-t-elle avec un gémissement de douleur, et elle retomba lourdement.