Eusèbe Sénécal & Cie (p. 234-254).

XII

DEUX PATRIOTES (Suite)

— Pardon, monsieur Ribaud, vous vous trompez, c’est mon fusil que vous tenez là, dit François.

— Tu as raison… Prends-le.

Et le docteur en tira un autre de dessous le siège du cabriolet. Cette fois, c’était bien le sien ; un bon vieux mousquet français ; — ancien système, il est vrai, — mais au maniement duquel il était depuis longtemps habitué.

— Maintenant, traversons.

Un canot se trouvait justement sur la grève, amarré à une perche fichée en terre. Il n’y avait pas de rames.

François ne fut pas embarrassé pour si peu. — Des rames, on s’en fait, murmura-t-il, et de sa crosse de fusil comme d’un aviron il dirigea rapidement le canot vers Saint-Charles.

En débarquant, le docteur et lui entendirent comme l’écho d’une fusillade au loin et, étonnés, ils prêtèrent attentivement l’oreille.

— Serions-nous en retard, dit le docteur ? Il me semble que les coups viennent du côté de Saint-Charles… Est-ce que la bataille est déjà commencée entre les patriotes et les soldats ?… Montons, nous entendrons et nous verrons mieux du haut de l’élévation.

— Est-ce que le régiment des habits rouges pouvait passer par un autre chemin pour se rendre à Saint-Charles ? reprit François.

— Non ; à moins d’allonger considérablement leur trajet.

— Eh bien ! il n’a pas passé ici. Voyez, aucune piste, aucune trace de roues, aucun piétinement quelconque sur la terre gelée.

Et les deux hommes, anxieux et troublés, écoutèrent de nouveau.

Cette fois, le son arriva très distinctement et ils entendirent, au bout d’un moment, un craquement sourd et prolongé. Ils se regardèrent. C’est qu’ils avaient compris.

Ce qui donnait ainsi l’illusion de coups de fusil, c’étaient les vigoureux et nombreux coups de hache des patriotes qui préparaient leurs retranchements et dont le son se répercutait très loin dans la sonorité inoubliable de cette après-midi si sereine. Ces craquements sourds qu’ils entendaient, c’étaient les arbres de M. Débartz qui s’abattaient et s’entassaient les uns contre les autres, en manière de rempart.

Ceci reconnu, le docteur Ribaud examina leur propre position.

C’était vrai qu’il était superbe, ce poste, surplombant presque le chemin du roi, et d’où l’on pouvait tout voir sans être vu. À l’abri, derrière une rangée d’érables, massifs à défier les boulets, il s’y choisit un endroit qui leur permit de commander, du canon de leurs fusils, toute la montée de la route, et d’où ils pourraient, au moment voulu, se dérober secrètement pour rejoindre leur canot.

Puis, ayant promené lentement son regard profond sur la plaine immense qui se déroulait à ses pieds, il s’assit, le dos à un arbre.

Il attendait.

Quand on songe à ces besoins répétés de lutte, de provocation, de révolte qui se sont emparés, à différents intervalles, des populations sauvages, françaises, anglaises, américaines, tour à tour maîtresses de la région où se jouent les scènes de notre roman, on se demande s’il ne souffle point là un vent tout spécial de liberté.

Ce Richelieu, dont le docteur Ribaud regarde, pensif, rouler les flots, cette montagne qui se dresse devant lui, élevée en autel au-dessus de la plaine, ces ravins profonds, ces forêts immenses et superbes, n’ont-ils pas été les conseillers, — souvent les complices, — des actions éclatantes, des traits d’audace, de ces soifs de patriotisme et de dévouement que l’histoire a notées, depuis trois siècles, chez les habitants de cette région ?

Tout d’abord, dans la sauvagerie lointaine, ce sont les Hurons, les Algonquins, les Agniers, les Iroquois qui subissent ce besoin de gloire et de supériorité. Ils s’écorchent, ils se scalpent, ils se torturent, suivant les hasards malheureux de la défaite.

Cette rivière, ils l’ont battue de leurs pagaies, sillonnée en tous sens de leurs pirogues. Le jour, la nuit, sous le soleil, sous la lune, dans le calme morne des bois qui bordent les rives, ils ont élevé leurs wigwams, vociféré leurs cris de guerre plus affreux que les hurlements des bêtes fauves.

C’est à en ressentir le frisson en se rappelant ces souvenirs horribles et farouches.

Plus tard, ce sont d’autres scènes. Cette fois, c’est la lutte de la civilisation contre la barbarie. Blancs contre sauvages. La lumière contre les ténèbres. C’est à cette époque, sous M. de Tracy, qu’on construisit les forts de Sorel, de Chambly, de Saint-Jean, sentinelles inébranlables, toujours en éveil, toujours prêtes, qui opposaient leurs lourds bastions aux flèches maintenant inoffensives des sauvages.

Mais le tableau change. C’est bientôt canons contre canons. Les roulements des tambours, les éclats des fusillades, le fracas de la mitraille, ont remplacé complètement les cris de guerre des sauvages. C’est devenu Anglais contre Français, et les embuscades ont fait place à la stratégie. Ceux-ci veulent conserver, ceux-là veulent conquérir.

Les forts, peuplés par les soldats français de Vaudreuil, de Bougainville, de Bourlamaque, résistent aux miliciens anglais de Webb, Mercer, Abercromby, Amherst, qui ébauchent les premiers succès qui doivent leur gagner bientôt tout le pays.

Mais, auparavant, on lutte, on se bat, on s’acharne jusqu’au bout à la victoire qui s’éloigne toujours de plus en plus. Et quand le désastre final des Plaines d’Abraham eut tout perdu, ces mêmes vaillants lutteurs du Richelieu se raidissent encore contre le sort et se cramponnent quand même à un espoir impossible.

Puis vient l’invasion américaine.

La haine du vaincu contre le vainqueur se réveille. Si le traité de 1763 avait livré le sol, il n’avait pas livré la population. Celle-ci acclame donc comme des sauveurs les insurgés américains qui venaient, de leurs appels, ressusciter chez elle d’anciens rêves de gloire et de liberté. Aussi, les habitants de Chambly et des environs s’unirent-ils à eux pour s’emparer des forts et chasser les soldats anglais. Mais le même vent d’indépendance ne soufflait pas pareillement par tout le pays, et les Américains, repoussés de Québec, durent évacuer les fortifications dont ils s’étaient emparés.

Puis c’est la révolte de 1837, encore partie des bords du Richelieu. Là, qu’une trompette ou qu’une voix fasse entendre un appel à la liberté, le pouls bat plus vite chez les habitants de la région, leurs prunelles lancent des éclairs, une impulsion irrésistible les entraîne, les uns saisissent leurs fusils, les autres leurs fourches, et vous entendez aussitôt une réponse formidable : Nous voilà.

C’est ainsi qu’ils se ruèrent, avec tout leur instinct de patriotes, vers un idéal alors insaisissable : l’indépendance. Ils échouèrent.

Mais quand la semence jetée aura atteint la maturité, quand il y aura deux vallées de Richelieu dans la province, quand il aura poussé ailleurs une population comme celle qui se trouve là, cette fois, les paysans ne prendront point des fourches ; ils n’échoueront point.

Le docteur Ribaud, emporté dans l’espace, discute ainsi certaines pages de l’histoire, et en même temps, sa pensée, envolée au-dessus de la terre, parcourt les siècles passés et se plonge dans les profondeurs infinies de l’avenir.

Tout à coup, un retour rapide de son esprit le fit frissonner. Ah ! soupira-t-il en revenant à la réalité. Puis, un moment après :

— Tu te placeras là, François, et moi, ici. Entre-nous, à terre, les munitions.

François épaula son arme, pour se faire l’œil un peu et juger s’il pouvait viser commodément. Il poussa un cri :

— Les voilà !… les voilà !…

En effet, à travers les arbres, on distinguait une longue file d’habits rouges qui s’avançait lentement à une distance assez rapprochée. Véritable chapelet de coquelicots qui ondulait sans bruit le long de la rivière, selon les courbes du chemin.

Le père François fit jouer la gâchette de son fusil à plusieurs reprises. Elle fonctionnait bien.

— Nous allons les laisser avancer aussi près que possible et dès que nous aurons reconnu le capitaine : pan ! pan ! dit-il.

Le docteur ne répondit point.

Il regardait attentivement le mouvement des soldats, son arme déjà sous la main.

— Attendons jusqu’à ce qu’ils soient rendus au pied de la côte, reprît François. Il est impossible qu’ils nous voient et nous…

Une détonation retentit à côté de lui qui le fit sursauter. Le docteur, sans l’écouter, venait de tirer son fusil en l’air.

— Que faites-vous ?… continua-t-il. Ils ont entendu et vont se tenir sur leurs gardes maintenant.

— C’est ce que je veux, répondit simplement le docteur Ribaud… Nous sommes des patriotes, non des assassins. Maintenant qu’ils sont avertis, plus de grâce ; qu’ils se défendent ou qu’ils attaquent.

— Ce que j’avais projeté était plus sûr, ce que vous venez de faire est plus beau, répliqua François ; c’est vous qui avez raison.

— Ne forlignons, jamais, François.

Ce coup de feu inattendu avait arrêté la marche des soldats. On les vit un instant piétiner sur place avec un cliquetis et des scintillements d’armes dont ne furent aucunement effrayés nos patriotes maintenant à plat ventre derrière les troncs d’arbres qu’ils avaient choisis, le canon de leurs fusils passé à travers les racines.

Bientôt ils entendirent un commandement militaire qui devait être l’ordre d’avancer, car toute la colonne se mit lentement en marche. En même temps, un homme, son épée à la main, parti de l’arrière, était venu bravement se mettre à la tête du détachement au galop de son cheval.

Cet homme, c’était le capitaine. Inconsciemment, le docteur Ribaud sentit sa main se crisper sur la crosse de son mousquet, et François mâchonna quelque chose entre ses dents.

La colonne continua d’avancer.

Le capitaine, sans arrêter, se retourna sur son cheval et commença à donner un nouveau commandement à ses soldats.

— Feu, dit le docteur, et deux détonations retentirent.

Quand le bruit eut cessé, nos deux patriotes entendirent la fin du commandement. Leur double coup de feu n’avait pas dérangé le capitaine qui, sans sourciller, continuait à donner ses ordres.

— C’est un brave, fit le docteur, et ils rechargèrent à la hâte leurs fusils.

Si leur double détonation n’avait eu aucun résultat, elle avait indiqué aux soldats leur position exacte et ceux-ci répondirent par une décharge générale qui vint crépiter tout autour d’eux, dans les feuilles sèches, sur les branches et l’écorce des arbres.

Mais, protégés comme ils étaient, ils ne pouvaient être atteints que par miracle. Aussi, se mirent-ils à leur tour à tirer hardiment, visant tout le détachement quand la fumée devenait trop épaisse, le commandant seul, quand ils pouvaient l’apercevoir.

Les soldats étaient maintenant immobiles. Deux des leurs étaient déjà tombés mortellement blessés, deux autres légèrement atteints et cependant les balles continuaient à siffler à leurs oreilles.

Indignés, sans doute, de se voir ainsi tenus en échec, ils se remirent à cribler de projectiles le point de la côte d’où les deux patriotes ripostaient si courageusement. Puis, tout à coup, sous le commandement du capitaine, toujours à cheval en avant d’eux, ils reprirent leur marche.

La position devenait sérieuse, car la disproportion exagérée des combattants était presque compensée par l’avantage exceptionnel qu’avaient le docteur Ribaud et François de commander toute la montée, tout en se tenant absolument à l’abri.

— Allons, François, visons bien, dit le docteur Ribaud. Ensemble.

Tout s’était abattu cette fois, cheval et capitaine et nos deux patriotes poussèrent un soupir de soulagement en les voyant écrasés au milieu du chemin. Mais leur joie ne dura qu’une seconde, car, à la seconde suivante, le capitaine était déjà relevé, tout droit, brandissant encore son épée à la tête de ses soldats. Son cheval seul avait été atteint et en tombant l’avait entraîné dans sa chute. Maintenant à pied, il n’en était pas moins reconnaissable à ses galons dorés, son plumet blanc, son épée luisante… Et d’ailleurs, comme un homme qui se moque des balles, il se tenait toujours crânement en avant de sa compagnie, bien en évidence.

— Décidément, c’est un brave, répéta le docteur Ribaud.

— Trop brave, ajouta François. Il nous nargue. Ce n’est pas de la bravoure, c’est de l’insolence,

De voir le cheval de leur capitaine tué sous lui, là, devant eux, les soldats, un instant stupéfiés, se sentirent pris de colère. Il était impossible que deux hommes pussent leur tenir tête plus longtemps… et, dans un branle-bas général, sous les commandements rauques des officiers, tirant tout en marchant, ils entreprirent d’escalader au pas de charge la montée qui conduisait au sommet de la côte, et d’en déloger leurs adversaires coûte que coûte.

— Ne tire plus, cria le docteur Ribaud à François… attends… Ne gaspillons pas nos balles.

François, qui, ne risquant toujours qu’une prunelle à travers les racines énormes qui le protégeaient, tirait comme un enragé, cessa immédiatement son feu.

— C’est vrai, dit-il, il faut en garder au moins une pour le capitaine.

Et tous deux, haletants, sans s’occuper des projectiles qui pleuvaient autour d’eux, guettaient à travers la fumée une éclaircie qui mit le commandant en lumière. Ah ! ils pouvaient tirer à leur aise, encore et encore, les habits rouges, que leur importait.

À mi-chemin, la montée offre un raidillon très accusé. À cet endroit, soit pour respirer, soit pour mieux voir, la compagnie toute entière fit comme une halte d’une seconde, pas plus. Ce fut encore trop long. À un flamboiement d’épée qui brilla rapide comme l’éclair, deux détonations avaient instantanément répondu et un grand corps, son épée encore au poing, tout luisant de ses épaulettes dorées, de ses éperons, était tombé foudroyé.

Cette fois le capitaine était bien mort. Tous les soldats effarés se groupèrent autour de lui en poussant des vociférations affreuses. Ce fut un tumulte épouvantable.

Le docteur et François, tous deux debout maintenant, considéraient froidement le spectacle ; ils voulaient être absolument convaincus que le capitaine ne se relèverait pas. Il ne se releva pas.

Le docteur prit son fusil et dit :

— L’honneur est vengé. Nous n’avons plus rien à faire ici, François.

Et en même temps, son regard, chargé de défis menaçants, fixé sur les trois cents habits rouges immobiles, massés en paquets au milieu du chemin, ajoutait : si seulement nous le voulions, vous coucheriez là, vous savez…

Puis lentement, fièrement, en pleine lumière, il ramassa sa poire à poudre, les balles qui lui restaient, et, sans se hâter, sans même regarder en arrière, il se mit à descendre en silence le petit sentier qui allait à la rivière.

Sans dire un mot, il s’embarqua dans le canot. François se remit à avironner avec la crosse de son fusil et quand ils débarquèrent tous deux, la rivière traversée, ils purent distinguer parfaitement à leurs pas rythmés quatre soldats qui portaient un brancard. Dessus, il y avait quelque chose de rouge.

Et le docteur Ribaud passa la main sur son front comme pour en chasser une pensée affreuse.