Eusèbe Sénécal & Cie (p. 214-233).

XI

DEUX « PATRIOTES »

Lors de la réunion nocturne tenue à l’auberge « La Huronne », entre les chefs « patriotes » et Marchessault, au cri de Vive la liberté ! poussé par ce dernier au moment du départ, en signe d’adieu, seul le docteur Ribaud, perdu dans la trame d’un plan qui l’absorbait tout entier, n’avait pas répondu.

Il n’était pas patriote à la manière des autres, le docteur Ribaud. Car s’il voulait, lui, défendre ce qu’il considérait être l’honneur de sa race, venger sa nationalité, conserver la liberté des siens, lutter pour les principes de justice et ces droits sacrés que les gouvernements d’alors émiettaient sans scrupule, un à un, sous la dent des francophobes, il voulait encore venger son foyer désert, son père mort, et étouffer, ah ! étouffer surtout l’amour fatal qui avait germé dans le cœur de sa Madeleine chérie.

Famille et foyer, c’était un pour lui.

Et, revenant de l’assemblée, sous le coup d’une agitation agréable, comme dans l’attente d’un joyeux événement, il sentait ses vieilles jambes rajeunies, souples à sauter le chemin d’un seul bond.

Il rentra chez lui, déposa sa canne dans un coin, écouta un instant ; rien ne remuait, excepté peut-être le père François, qui, dans sa petite chambre d’à côté, poussait un tiroir, faisait craquer un meuble ; c’était tout.

Ah ! cette idée caressée, amoureusement dorlotée dans son esprit, comme il lui sourit, comme il lui parle. Il lui vient peut-être momentanément quelques pensées sombres qui lui mettent un pli au front, à certains souvenirs tout à coup réveillés, mais il les écarte bientôt, les éloigne d’un raisonnement intime qu’on voit presque voltiger sur toute sa figure.

— « Puis, Gabriel sera si content, il me semble. »

À ces mots qu’il murmure, sa détermination renaît, plus ferme, plus accentuée, inébranlable. Plus de plis songeurs, plus de coins de bouche attristés, et le docteur, dans son bureau, portes closes, se met à manipuler des objets lourds et luisants, fait fondre, au-dessus de sa lampe à alcool, quelque chose dans un creuset, pulvérise une matière noirâtre dans son mortier, lime, ajuste…

Ce qu’il fait ainsi, à la nuit, le docteur Ribaud, ce qu’il prépare, ce n’est pas une drogue, ce n’est pas une opération chirurgicale non plus. L’histoire de cette époque héroïque nous l’apprend. Il fourbit ses armes, fond des balles, avive sa pierre à fusil, met en ordre tout son matériel de combat ; et quel matériel ! Ce sont là tous les préparatifs que firent les « patriotes, » ces pauvres grands cœurs, volontairement, sans calcul, sous le souffle seul de l’héroïsme et d’un dévouement sublime, pour lutter contre les canons rayés, les baïonnettes luisantes, les gibernes gonflées… pour les vaincre aussi parfois.

Peut-on imaginer ce qu’il leur fallût de courage, de résolution inébranlable, pour n’être point saisis d’un abattement sans retour dans une pareille situation.

Il était minuit quand le vieux docteur eut complété ses préparatifs, frotté son fusil au chamois, en eut poli la mire, fait jouer la gâchette, compté ses balles… quarante-quatre…

Mais quel est donc ce bruit.

— Es-tu malade, François, que tu ne dors pas encore ?

— Non pas, monsieur… je… je… brosse mon veston… savez bien…

— C’est bon, François. Je te croyais malade… bonsoir.

Et il rentra dans sa chambre.

Le lendemain, le vingt-cinq novembre, il faisait un temps sec et froid. Toute la boue, détrempée par les pluies d’automne s’était solidement congelée pendant la nuit. Les chemins paraissaient pavés de pierres, tant le roulement des voitures, à travers les ornières, les enfoncements gardés des sabots, les mottes de terre durcies, était retentissant par ce matin encore inoublié.

Le docteur Ribaud se leva de bonne heure ; il jeta un regard à travers le frimas des vitres, parut content, puis commanda son déjeuner.

Il fut presque gai ce petit déjeuner. En face de Madeleine, comme pour la dérouter, lui enlever jusqu’au soupçon de ce qui se passait autour d’elle, de ce qu’il préparait lui-même, il parla tout à fait détaché, d’un livre à lire, de la mère Nicolle si malade, du temps qu’il faisait. Enfin, il allait être débarrassé de ces chemins informes qui lui démolissaient les vertèbres, oh ! la bonne gelée. Puis il la lutina légèrement sur cette date du vingt-cinq : La fête des vieilles filles, tu sais…

Et Madeleine se trouva elle-même dégagée, rieuse.

Tout à coup, on reconnut au loin des roulements de tambours, des piétinements sonores sur la terre gelée, des bruits de ferrailles, des fracas de commandements, qui parurent d’abord se rapprocher peu à peu, se faire plus distincts, puis s’éloigner de nouveau petit à petit pour s’éteindre tout à fait.

Ni le père ni la fille ne firent mine d’entendre ; sans la moindre curiosité de regarder aux fenêtres ; mais à la dérobée leurs regards s’étaient mutuellement recherchés et fuis aussitôt.

— Allons, encore une parade militaire, fit le docteur.

— En effet, il m’a semblé reconnaître les tambours, répondit Madeleine.

— Quand j’étais volontaire, moi, ah ! il y a bien de ça quarante ans presque, on ne faisait de ces parades publiques qu’aux jours de revue, devant le colonel ou le général.

— Est-ce votre ancien fusil de soldat, père, que vous avez encore dans votre bureau ?

— Oui, Madeleine, un bon vieux mousquet à qui mon pauvre père en a fait cracher des balles aux Angl… Tu ne m’attendras point à midi, Madeleine ; j’ai une longue course à faire à Boucherville…… cette pauvre mère Nicolle qui est si malade. Où est François ?

— Me voilà, monsieur, répondit aussitôt François, en encadrant dans la porte sa bonne vieille tête honnête et dévouée. À la charrette ou au cabriolet ?

— Mais t’ai-je dit d’atteler, François ?

— Non, monsieur, pas encore… c’est que je me suis imaginé ça…

— Tu t’es imaginé juste… Attelle au cabriolet, mon bon François.

Pendant que celui-ci était à harnacher Carillon, le docteur se glissa furtivement par la porte de service, jeta un regard aux fenêtres de la maison, déposa son fusil sous le siège de la voiture et rentra.

— Bonjour, Madeleine, dit-il, au revoir, et pour ajouter cet « au revoir » si tendre, si gonflé de toutes les caresses dont son cœur était capable, où il mettait un baume particulier, il lui sembla qu’il tirait son souffle du plus profond de sa poitrine, avec l’oppression de commettre une lâcheté.

— Au revoir, père, répondit Madeleine ; emmitoufflez-vous bien, il fait si froid… hâtez-vous de revenir aussi, et avec une câlinerie de petite fille, elle l’embrassa gentiment au front.

Le docteur Ribaud s’arracha avec effort à cette douce étreinte. Cette candeur confiante, quand il la comparait à ce qu’il allait faire, lui causait un chagrin véritable. Pauvre Madeleine, si elle avait soupçonné.

Carillon piaffait déjà comme sous une repoussée de jeunesse et stimulé par le froid vif il fila allègrement sous la conduite de François.

À une vingtaine d’arpents de Chambly, le chemin qu’ils suivaient bifurque : un côté mène à Boucherville, l’autre à Belœil.

Ils prirent celui de Belœil contrairement à ce que le docteur avait dit à Madeleine.

Depuis qu’ils étaient en route, pas un mot n’avait été échangé entre eux, moins à cause de la distance de serviteur à maître qu’à cause des pensées qui les obsédaient tous deux.

Tout à coup l’éclat d’une fusillade, de l’autre côté de la rivière Richelieu, vis-à-vis la Pointe Olivier, les tira de leurs rêveries.

À travers un faisceau d’arbres, ils purent distinguer les soldats anglais disséminés le long du chemin ; devant eux, on ne voyait qu’un léger nuage de fumée. C’étaient les patriotes qui mettaient à exécution le plan d’escarmouches qu’ils avaient réglé la veille.

Ces coups de feu éclatants, ces petits flocons bleuâtres qui dansaient là-bas au-dessus des bouquets d’arbustes, cette file d’habits rouges, les reflets des baïonnettes, tout ça accentué par le calme et la limpidité de ce matin de novembre, leur fit, au docteur et à François, passer sur la peau un frisson d’enthousiasme.

Carillon lui-même subit une impression particulière, car il s’arrêta net, une oreille en l’air, au beau milieu du chemin.

Le docteur et François ne remuaient point ; ils écoutaient et regardaient, sans l’idée d’avancer. C’est qu’il se passait quelque chose de grand, quelque chose de tragique aussi ; car, aux premiers coups de fusil tirés par les patriotes avait bientôt répondu le feu plus nourri des soldats anglais.

— Ah ! il leur faudra presque du canon pour passer là… C’est Viger et Leduc qui les guettent, et, un contre cent, c’est une proportion qui leur va à ces gaillards, se murmura en lui-même le docteur Ribaud.

Et il refit dans son esprit toute la scène : Viger et Leduc à plat-ventre derrière un tronc d’arbre, leurs munitions à côté d’eux ; en face, de l’autre côté du ravin, devant le pont démoli, un détachement de soldats qui hésite, tâtonne, cherche à se garer des balles invisibles qui le déciment et ne réussit à riposter que contre des ennemis qui paraissent imaginaires.

— Allons, François, c’est une jolie musique, mais nous avons autre chose à faire…

— Elle m’amuse beaucoup, cette musique, répondit-il.

— Oui, elle t’amuse ?… mais c’est plus joli de loin que de près, je t’assure, mon François.

— Cependant, ça me ferait bien plaisir de la leur faire recommencer.

— Toi, François ?

— Moi-même, monsieur, et si vous vouliez…

— Que ferais-tu ?

— Vous me laisseriez vous suivre… Vous savez que j’ai encore bon œil.

— Me suivre ?…

— Oh ! je sais bien que vous n’allez pas à Boucherville… Les médecins n’ont pas besoin d’arme pour tuer leurs patients… D’ailleurs, entendez-vous ce bruit métallique dans la voiture ?… c’est votre fusil et le mien qui s’entrechoquent.

Le docteur Ribaud resta tout stupéfait.

— Serais-tu patriote, François ?

— Oui, et un bon. Pour être serviteur on n’en aime pas moins sa liberté et celle de son pays. Cette nuit, pendant que vous fondiez vos balles, je fondais les miennes ; pendant que vous fourbissiez vos armes, je fourbissais les miennes et je pensais à vous demander de me permettre de combattre à côté de vous,… jusqu’à la fin votre dévoué serviteur.

— François, tu es admirable… Donne-moi ta main c’est un pacte que nous faisons. Puisque tu aimes la musique des soldats, nous allons la leur faire répéter à ton intention. Je connais un point magnifique, vis-à-vis l’Île aux Cerfs, au sommet d’une élévation ; nous nous embusquerons là.

— Oh ! comme je vous remercie.

— Combien as-tu de balles ?

— Soixante-et-trois.

— Très bien… Au pas dont nous allons, nous aurons une avance d’une demi-heure à une heure sur l’arrivée des soldats, à moins que Viger et Leduc ne cèdent plus tôt, ce dont je douterais fort.

— Une demi-heure, ça suffit, d’ailleurs, pour ce que nous avons à préparer de retranchement… Pourvu que nous ayons immédiatement sous la main une chaloupe, un canot, un radeau quelconque pour traverser la rivière, nous serons au poste.

Le docteur Ribaud n’écoutait plus.

Bientôt, relevant son regard profond sur François :

— Écoute, François ; j’ai une autre idée dans la tête que tu n’as point, toi. Tu désires te battre avec ton courage et ton patriotisme, moi je veux me battre avec ma haine et mon patriotisme : ma haine de père, mon patriotisme de citoyen. Il y a, parmi les habits rouges que nous allons ajuster, un homme que je guette depuis longtemps et que je veux tuer. Et je sens bien que c’est la Providence elle-même qui me procure aujourd’hui l’occasion de le faire disparaître sans manquer à la loyauté ou à l’honneur… Il faut qu’il disparaisse, il le faut… Tu as soixante-et-trois balles, j’en ai quarante-quatre ; une seule pourrait suffire, peut-être ; qu’importe, tant que cet homme sera debout, — faudrait-il lutter, corps à, corps, contre tout le détachement, à coups de crosse même, si nous n’avions plus de balles, — pas un de nous deux ne doit reculer. Tu entends bien ?

— J’entends bien, monsieur.

— Si l’un tombe, l’autre prendra ses balles… tu entends toujours bien ?…

— J’entends toujours bien.

— C’est bon. Dès que je l’apercevrai, je te le montrerai.

— Il doit être facile à reconnaître.

— Tu crois, François ?

— Oui ; est-ce qu’il ne sera pas à cheval ? avec une épée…

— Tu le connais ?…

— Je suppose, simplement.

— Non. Tu le connais, toi aussi, François…

Puis, après un instant, il reprit :

— Que dira Madeleine ?

— Ah ! ce sera un rude coup, monsieur.

— Hésiterais-tu, François ?… Dis, puisque tu connais tout… Hésiterais-tu ?

— J’hésiterais peut-être, mais je ne reculerais pas.

Le dialogue cessa tout à fait.

Un autre ordre d’idées avait envahi le docteur. Maintenant, le portrait de sa Madeleine, de sa Madeleine si douce, si aimable, si confiante, si bonne, s’était fixé profondément dans sa pensée. Et de se représenter qu’il allait froidement, après un long calcul, la faire souffrir, lui torturer le cœur, il en eut l’esprit tout consterné.

Il se débattit longtemps dans cette angoisse, ballotté entre sa tendresse pour sa fille et ce qu’il considérait être sa dignité de père et son honneur de patriote. Cependant, tout en subissant la lutte que se livraient ces divers sentiments dans son cœur, il allait toujours, comme machinalement entraîné. Tout à coup, il aperçut, en face de lui, l’Île aux Cerfs flottant comme une corbeille sur les eaux calmes du Richelieu, et, se dessinant en relief au-dessus de la rive opposée, du côté de Saint-Charles, cette élévation raide de terrain, bordée de gros érables, au pied de laquelle venait déboucher le chemin public, et que Marchessault avait si fortement recommandée comme un point unique pour tenir les soldats anglais en échec.

Il lui sembla qu’il y était déjà, le fusil au poing, guettant l’ennemi. Et les pensées tristes, — le remords presque, — qui l’avaient assiégé depuis une heure, s’évanouirent subitement pour faire place à son enthousiasme habituel.

— C’est ici, François, arrête.