Eusèbe Sénécal & Cie (p. 186-213).

X

AU FORT

Madeleine était restée longtemps écrasée sous le flot d’idées, de souvenirs réveillés, de conjectures, que le long entretien qu’elle venait d’avoir avec l’abbé Michaudin, avait fait naître dans son esprit.

— Il a raison, ça ne se brise pas l’amour, pensa-t-elle.

Et tantôt consolée, tantôt gonflée de soupirs douloureux, selon les alternatives de joie amenée par les bons conseils du curé, et d’angoisse, presque de remords, à la pensée de son père et de Gabriel, elle quitta l’humble église de son village.

Il était cinq heures, un commencement d’obscurité rendait les choses incertaines et les embrouillait. Madeleine, toujours enveloppée dans l’épais manteau qui la couvrait complètement et la rendait méconnaissable, marchait lentement. Soudain elle aperçut les pierres tombales du cimetière qui se dessinaient devant elle, toutes blanches, immobiles, tristes, et parmi, dans un coin, se découpant sur le mur gris de l’église, un humble petit mausolée jonché de fleurs et de feuilles sèches, entassées là comme par une sollicitude de mère pour protéger contre la neige et les froids de l’hiver menaçant le cher mort qui y dormait.

Elle s’arrêta.

Son regard attendri parut répondre à un témoin invisible caché sous la pierre, et comme doucement attirée par lui, elle alla s’agenouiller un instant au milieu des feuilles mortes. Elle fit une courte prière qui sembla plutôt un dialogue muet, puis elle se releva bientôt, un rayon de douce résignation au front, et reprit sa route.

La maison de son père était située du côté gauche de l’église ; après un moment d’hésitation à l’encoignure du chemin qui y conduisait, elle prit à droite.

Dès cette minute, sa détermination fut fermement prise. Elle irait au Fort, seule. Si c’était là s’humilier, elle s’humilierait ; mais une voix intérieure lui disait au contraire que c’était se grandir elle-même, que c’était mettre une auréole à son amour en lui enlevant tout ce qui pouvait plus tard devenir un sujet de reproche, que c’était aussi protéger sa propre dignité en allant exiger de celui qu’elle aimait de ne point combattre contre sa race.

Et à grands pas maintenant, le capuchon relevé par-dessus la tête pour n’être point reconnue, la voilà qui dépasse la petite auberge « La Huronne, » tourne à gauche et prend la route raboteuse et inégale, coupée d’ornières parallèles, qui mène au Fort, sur le bord du Bassin Chambly.

Dès avant son arrivée, elle entend déjà le cliquetis des armes que l’on astique, le grincement des baïonnettes ajustées aux canons des carabines, des bruits de talons qui résonnent en cadence sur le pavé des salles, des crosses de fusils échappées des mains des sentinelles distraites et retombant avec fracas, tout ce vacarme de guerre si épouvantable.

Mais rien ne l’arrête, Madeleine, jusqu’à ce qu’elle se trouve sous la massive porte d’entrée du Fort, en face d’un soldat en faction droit et rigide.

— Est-ce que je pourrais voir le capitaine Smith, lui demanda-t-elle ?

— Qui doit-on lui annoncer, répondit la sentinelle ?

— Quelqu’un qui désire vivement lui parler.

La sentinelle, sans bouger, héla un soldat qui passait et lui demanda d’avertir le capitaine Smith que quelqu’un voulait le voir immédiatement.

En attendant, Madeleine fouille de son regard curieux tout ce qui l’environne, les canons qui plongent leur grand œil noir dans l’entrebâillement des meurtrières, les tourelles percées de mâchicoulis juchées en sentinelles aux quatre coins du Fort, la porte, cette porte faite pour résister aux béliers et aux boulets, fixée dans l’épaisseur farouche des murailles au moyen de boulons et de poutrelles en fer.

Tout ça, vaguement entrevu, avait un aspect si affreux, si brutal, que Madeleine éprouva comme un sentiment de douce pitié pour ses compatriotes et de mépris dédaigneux pour leurs adversaires, en face de ce puissant assemblage de choses monstrueuses. Il lui vint à l’esprit la représentation d’un combat de loups et d’agneaux.

Bientôt, elle retint son souffle, le pas fier de Percival venait vers elle.

— Vous ici, s’exclama le capitaine avec un frisson dans la voix, la reconnaissant à peine sous son large manteau… Vous ici mademoiselle ?

— Moi ici, reprit Madeleine avec une solennelle émotion.

— Venez, ajouta-t-il, simplement.

Le capitaine, qui sentait battre son cœur plus fort qu’en face d’une bataille, l’entraîna au milieu du Fort, loin des oreilles, sur cette large place sans toit, sans plancher, où le terrain, si souvent battu des talons des soldats en exercice, avait pris la dureté de la pierre. Il y avait là, au centre de ce parallélogramme resserré entre les bastions du Fort, une citerne surmontée d’un poteau ; à côté du poteau, un vieux canon rouillé, entre ce canon et ce poteau, un banc rustique.

Ils s’assirent tous deux.

— Que venez-vous faire, Madeleine, demanda anxieusement Percival ?

— Je suis venue vous donner un ordre, peut-être plutôt vous demander une grâce, je ne sais…… je suivrai les sentiments de votre cœur.

Puis, sans arrêt, elle continua :

— Vous devez vous battre demain, n’est-ce pas ?

Percival resta interloqué et hésitant.

— Pourquoi me demandez-vous ça, Madeleine ?

— N’importe. Répondez-moi, je vous prie ; je n’ai qu’un moment. Devez-vous vous battre demain ?

— C’est possible… j’en ai peur. Les Canadiens sont en révolte ouverte, à Saint-Charles, et comme nous avons reçu ordre de nous y rendre… peut-être serons-nous forcés de combattre.

— Écoutez-moi, Percival, dit-elle avec un pénible chevrotement d’angoisse dans la voix, est-ce que j’occupe assez de place dans votre cœur pour que je me permette d’exprimer un désir ?

— En doutez-vous ? Ne vous ai-je pas assez évidemment prouvé tout mon dévouement, ma sympathie,… tout mon amour ? acheva-t-il tout bas.

Eh bien ! si tout cela est vrai… est vrai — et ses jambes se fléchissaient sous elle comme pour une génuflexion — ah ! mon Dieu… non… vous ne vous battrez pas… vous ne vous battrez pas.

— Que dites-vous ?

— Vous ne vous battrez pas, reprit gravement Madeleine… Elle se redressa, son regard brûlant fixé sur Percival. Mais vous ne savez donc pas jusqu’à quelle profondeur vous êtes entré dans ma vie, quelle force irrésistible m’a constamment poussée vers vous ?… J’ignorais alors ce qu’il y avait entre vous et moi, entre ma race et la vôtre ; je le sais aujourd’hui… J’ai voulu demander à Dieu le courage de vous oublier… je n’ai pas seulement pu ouvrir la bouche……

Elle s’affaissa, écrasée sous son émotion.

— M’oublier ?… Madeleine !… m’oublier ?…

— Oui, j’ai désiré vous oublier, vous arracher de mon cœur, vous, votre nom, votre souvenir ; mais la même irrésistible force m’a bientôt ressaisie et m’a poussée de plus en plus près de vous. Alors, j’ai foulé tout amour-propre à mes pieds et je suis venue, sans honte, vous crier mon amour et vous supplier en son nom de ne point vous battre demain.

— Ciel ! Que me demandez-vous, Madeleine ? Vous savez bien que mon devoir me défend de vous obéir, même de vous entendre.

— Mais puisqu’il faut que je vous aime… puisque mon cœur en est déchiré de cet amour, et Madeleine tendait ses mains comme dans une invocation suprême de prière,… si vous m’aimez aussi vous-même, ne sentez-vous pas un autre devoir, plus impératif que toutes les lois de la discipline et qui nous fait un point d’honneur, à vous, de ne pas verser le sang de mes compatriotes… à moi, de mourir, de mourir plutôt que d’accoler à mon amour la honte de trahir mon sang et ma race ? car, n’est-ce pas déjà une trahison que de vous aimer ?

— Madeleine !

— Ah ! je ne viens point vous dire de ne pas exposer votre vie en vous dérobant au danger ; — en aurais-je la pensée que je n’oserais jamais l’exprimer devant vous — mais ce que je demande, ce que je réclame à genoux pour moi, pour ma dignité, pour mon orgueil si vous le voulez, c’est que vous n’alliez pas tirer votre épée contre les miens… Je veux m’éviter à vos yeux jusqu’à l’ombre même d’un mépris possible,… car méprisé… l’amour que l’on offre tache et déshonore même celui qui en est l’objet.

— Mon Dieu ! Madeleine, que me proposez-vous ?… que faire ? J’en ai le vertige.

— Je ne sais, moi, je suis folle, j’ai la tête perdue, mais il me semble…

— Vous ne voulez pas que je faillisse à mon honneur de soldat, que je sois traître à mon…

— Traître… Sa phrase s’était figée sur ses lèvres… Traître, pas ce mot, Percival ; il me brûle… Non, je vous veux franc, je-vous veux loyal, je vous veux brave… mais je vous veux généreux, aussi.

Le capitaine réfléchit longuement.

— Franc, loyal, brave,… généreux,… se murmura-t-il… C’est bien, Madeleine, s’il y a moyen d’être tout ça, je vous obéirai.

— S’il y a moyen ?… Mais il faut qu’il y ait moyen… Je ne sais lequel, moi,… mais… Ah !… c’est que, voyez-vous, nous autres, femmes, nous ne connaissons pas sur terre d’obstacle invincible. Nous ne savons pas raisonner. Quand même conscientes de la tuerie, dès que notre amour nous commande, nous allons.

— Vous me voulez brave, Madeleine, vous me voulez loyal ; mon grade d’officier me le commande aussi ; car il me faut donner l’exemple à mes compagnons d’armes. Je ne suis pas simple soldat, moi, voyez-vous, c’est l’épée de capitaine que j’ai à manier, c’est le commandement que…

— Grand Dieu, c’est encore plus affreux, gémit Madeleine toute pâle, et elle avait saisi dans une crispation de noyée la main de Percival comme pour le retenir prisonnier à son côté et lui arracher son épée… Non, vous n’irez pas, vous ne pouvez pas aller ordonner le massacre des miens… Pour échapper à ce malheur, est-ce que votre cœur, Percival, ce cœur qui m’appartient, dites-vous, ne vous indiquera pas un moyen qui sera en même temps loyal pour vous et honorable pour moi ? Oh ! cherchez, cherchez bien.

— Je chercherai, dit Percival,

— Oh ! que vous êtes bon, murmura-t-elle, et toute convulsionnée de soupirs, elle tomba écrasée sur son banc.

— Maintenant, écoutez, Madeleine. Dans votre demande, je reconnais toute la franchise de votre âme, toute la délicatesse et la dignité de votre cœur ; ces sentiments si nobles m’ont ému et je vous ai écoutée comme j’aurais écouté ma mère. Oh ! elle seule pouvait se permettre de me parler comme vous m’avez parlé, sans provoquer de révolte de ma part ; car si je suis profondément entré dans votre vie, Madeleine, vous avez absorbé la mienne toute entière. Depuis que je vous ai vue le long de ma route, je n’ai regardé qu’un jalon : vous ; une fée, toujours la même, est venue constamment illuminer mes rêves endormis ou éveillés, marcher à mes côtés dans mes promenades, doubler le son de ma voix dans mes commandements militaires ; cette fée, c’était vous, toujours vous Madeleine, et de vous apercevoir tout à coup, près de moi, ici, dans le Fort, si j’en ai été ému, je n’en ai pas été surpris, depuis si longtemps que je vous vois, que je vous parle, que je vous interroge, que je ris et pleure avec vous. Et cependant, vous avez voulu m’oublier, Madeleine, dites-vous ? Plus de lendemain à cette vie, plus de rêves, plus de bonheur, plus rien qu’un nom, « Madeleine, » enfermé au plus profond de ma pensée, que je n’aurais jamais pu arracher, que je n’aurais même pu prononcer sans douleur et qui serait resté là comme une brûlure éternellement cuisante. Oh ! alors, comme mes calculs de demain auraient été, ce soir, bien différents. Comme je me serais battu joyeusement, follement, sans aigreur, sans colère vis-à-vis de mes adversaires, sans doute, mais bien déterminé à me faire tuer.

— Ne dites pas ça, Percival, je vous en supplie.

— Non, je ne le dis plus, Madeleine ; j’ai d’autres pensées en mon âme ; je veux maintenant un lendemain, un éternel lendemain, où le rêve s’évanouira pour faire place à la réalité ; où la fée sera remplacée par vous, par toi, Madeleine… Veux-tu qu’il existe ce lendemain, Madeleine ?… Dis, le veux-tu.

Madeleine se sentit bercée dans un délicieux engourdissement de sa pensée. Elle n’osait se ressaisir ; car il lui était revenu encore au fond de son cœur, déjà si souvent secoué par des ravissements semblables, quand elle échafaudait ses illusions et ses projets imaginaires, ce même je ne sais quoi d’inexorable — où se mêlait le regard navré de son père — qui l’avait toujours terrifiée et qui avait sans cesse brisé ses rêves commencés.

Elle, entendit de nouveau, comme de très loin cette fois, la voix tremblante de Percival qui répétait : Veux-tu, Madeleine ?

— Si je veux ?… Mon cœur, ma vie t’appartiennent. Je te les avais donnés bien avant que tu ne me les demandasses.

— Et si ton père, Madeleine…

— Garde-les, Percival… mon cœur, ma vie, garde-les… Je n’ai rien à reprendre de ce que mon amour t’a donné. Tout devait me détourner, m’éloigner de toi ; tout m’empêchait de penser même à ton nom, et cependant celui-ci s’est imprimé dans mon âme en lettres de feu ; je verserais en vain toutes mes larmes pour l’éteindre… Crois-tu que ça se rencontre deux fois et par hasard cet irrésistible besoin d’aimer ?… Oh ! oui, garde-les… garde-les bien Percival.

— Ah ! je comprends ce que je te demande. Quand j’eus sondé la profondeur de l’abîme qui nous séparait et qu’à cause de ton ignorance je te poussais à franchir inconsciemment, j’ai eu peur ; j’ai cherché à lutter, non pour moi, mais pour toi, et je n’ai pas pu ; il était trop tard, je t’aimais déjà comme je t’aime aujourd’hui.

— C’est bon, cela me suffit, répondit-elle, moi aussi je t’aime.

Et sur ses grands yeux, noyés d’amour, de larmes, de tristesse, de bonheur mêlés, elle sentit avec extase se poser les lèvres brûlantes de Percival.

L’Angelus tinta.

— Six heures… comme il fait sombre… Non, non, ne m’accompagnez pas s’il vous plaît, restez… je ne veux pas, non, restez.

— Elle fit quelques pas pour s’éloigner, puis hésitante un moment, le cœur gros, elle revint subitement vers Percival :

— Ah ! dis-moi encore que tu m’aimes ?

— Si je t’aime…

Cette fois Madeleine s’enfuit en grande hâte par l’unique porte du Fort et disparut bientôt.

 

Percival était de son côté resté tout rêveur, tout ému et de l’engagement solennel qu’ils venaient tous deux, Madeleine et lui, de sceller, et de cette promesse, — non moins solennelle, non moins grave pour sa conscience toute d’honneur et de loyauté — qu’il avait faite, de ne point se battre contre les « patriotes, » le lendemain.

Cette promesse le laissa débattre dans un dilemme et il se mit à errer comme un noctambule dans les corridors humides, les salles des officiers, autour des canons béants, sur les remparts, tandis que la petite cloche de l’église continuait, après l’angelus, à tinter tristement le glas quotidien de ce mois de novembre, en souvenir des morts.

— Franc, loyal, brave, généreux, murmura-t-il… Comment puis-je être tout ça vis-à-vis Madeleine et « les patriotes » sans manquer à l’honneur ? À moins que ce glas ne sonne pour moi demain ? Oui… en me faisant tuer tout simplement, sans me défendre… à la tête de mes soldats.

Mais en même temps, le lendemain, si beau, si suave qu’il avait rêvé, qu’il avait demandé, que devenait-il ?… Devait-il se condamner à ne plus l’espérer jamais et à briser du même coup le cœur de Madeleine, maintenant sa fiancée ! Et le dilemme où il se perdait devenait de plus en plus compliqué.

Un ami dans toutes les circonstances pénibles de sa vie militaire, l’avait toujours encouragé, soutenu de son bras et de sa sympathie constante, avait applaudi à ses succès, comme consolé dans ses revers, c’était Archie Lovell, le porte-drapeau du régiment.

Avant d’être porte-drapeau, Lovell avait été capitaine de la deuxième compagnie des Voltigeurs qui combattit si vaillamment à Châteauguay. Il s’en souvenait encore de ce combat glorieux où ils avaient lutté, un contre vingt ; tantôt couchés à plat ventre, tantôt derrière les buttes de terre, les troncs d’arbres, se faisant écraser plutôt que de reculer. Il en parlait : Ce pauvre Ferguson qu’il avait reçu dans ses bras, de Salaberry debout sur une souche, le grand Américain qui leur avait crié : rendez vous… Ah ! oui, guette, on va se rendre, là… S’il s’en souvenait… et il montrait son bras droit, ankylosé maintenant, qu’il avait alors rapporté de là, mutilé, fracassé.

On lui avait offert une pension de retraite à ce brave Archie ; il en avait été indigné et attristé.

— Comment ?… à cause de mon bras… plus bon pour manier l’épée… Des capitaines estropiés au combat, on n’en veut plus ; il faut maintenant des officiers qui mettent leur peau à l’abri, qui se conservent intacts et chics… c’est bon ; mais j’ai encore mes deux mains solides, allez ; qu’on me donne le drapeau, au moins !

Et on lui donna le drapeau, qu’il avait depuis lors, — un quart de siècle, — orgueilleusement gardé.

Rien de surprenant que cette nature de feu se soit sentie attirée par la fermeté, la loyauté du caractère de Percival. Il lui semblait que ce qu’il avait perdu, c’était lui qui le gagnait ; les succès qu’il avait manqués, c’était lui qui les aurait et il se consolait ainsi.

Percival était allé trouver son vieil ami pour lui faire connaître l’agitation de son âme et lui demander conseil, en même temps, sur la conduite à tenir.

La situation franchement, ouvertement définie, le vieux porte-drapeau toussa quelque peu, c’était sa manière d’indiquer son embarras, et ajouta simplement :

— C’est grave, Percival.

— Ai-je eu tort de faire cette promesse ?

— Celle-ci ne vaut qu’au tant que tu puisses rester brave et loyal, c’est-à-dire fidèle à ta conscience et à ton honneur, n’est-ce pas ? Alors, ton tort est moins grand. C’est ta bonté d’âme, Percival, qui t’a conduit dans ce réseau inextricable où tu te débats. En guerre, vois-tu, il ne faut plus avoir de sentiments en dehors de son devoir. Il faut être aveugle, il faut être sourd, et comme tu peux en juger, ce serait parfois bon d’être muet.

— Mais je ne suis ni aveugle, ni sourd, ni muet… J’ai vu Madeleine, je l’ai entendue, je lui ai parlé. Songes-tu que je pourrais avoir à me reprocher la mort de son père, le père de ma fiancée ! Imagines-tu bien cette tragique situation : deux êtres éperdus d’amour avec ce gouffre éternellement ouvert entre eux ? Tu n’as jamais aimé, toi, que la hampe de ton drapeau, et cependant, tu te ferais tuer gaiement, plutôt que de l’abandonner à l’ennemi plutôt que de t’en séparer.

— Ah ! pardine, oui,… je pense. Il n’y a que toi à qui je n’hésiterais pas à le confier.

— Que dois-je donc faire, alors ?

— Il n’y a qu’un moyen ; va auprès de mademoiselle Ribaud reprendre ta parole. C’est un grand et noble cœur, m’as-tu dit ? Elle ne voudrait ni d’un lâche ni d’un traître, et il faudrait presque que tu fusses l’un ou l’autre pour ne pas obéir à l’ordre du jour, demain.

— Certes, oui, reprit Percival, Madeleine a un grand et noble cœur ; si grand et si noble que ce serait le briser et qu’elle en mourrait… Moi-même, d’ailleurs,… et un soupir violent l’étouffa tout à coup.

Les deux officiers restèrent silencieux et songeurs, en face de ce problème qu’il leur fallait résoudre.

Après un temps, Lovell dit presqu’à voix basse et comme en lui-même :

— J’aurais bien une idée, moi, qui pourrait te tirer de là et qui me ferait beaucoup plaisir aussi, mais tu en rirais peut-être…

— Ah ! non, Lovell, dis ; je suis sûr que c’est la bonne, ton idée ; voyons, donne-la moi tout de suite.

— Pas tout haut, par exemple, reprit en riant Lovell ; … approche ton oreille… comme cela, si ça ne te va pas, ce sera comme si je ne t’avais rien dit. Et il lui murmura rapidement une phrase.

Percival le regarda avec des grands yeux étonnés, réfléchit un instant, puis il se précipita dans les bras de son ami.