Eusèbe Sénécal & Cie (p. 37-58).

III

BAL CHEZ LE SEIGNEUR
DE ROUVILLE

C’était l’été et c’était Saint-Hilaire ; été, saison incomparable dans notre province où le zéphyr souffle en caresses constantes : Saint-Hilaire, coin de pays magique, embaumé des lilas et des pommiers en fleurs, où le pied n’écrase que des œillets et des marguerites.

Coin de pays jeté par Dieu dans cet encadrement fantastique que forment, d’un côté, le Richelieu jaseur, de l’autre… ah ! de l’autre, sa montagne, toujours verte, toujours belle, toujours parfumée.

Et comme couronnement à cette magie ; des choses, un lac, perché à six cents pieds au creux de collines nombreuses, où il s’enchâsse comme une émeraude, et dont il réverbère les longues silhouettes en clocher des cèdres résineux.

C’est au milieu de ce décor féerique, sans cesse léché des caresses amoureuses et plaintives du Richelieu, en face de la montagne Saint-Hilaire, que le seigneur de Rouville, dans son âme d’artiste, avait fait élever son château. — C’était une construction gothique, large et majestueuse, dont l’ensemble se développait au-dessus des pelouses vertes, des réseaux des allées sablées, des haies d’arbustes et des murailles revêtues de lierre qui longeaient la route en lacet conduisant au perron lui-même.

À voir la correction irréprochable de l’agencement des salles, la disposition de l’ameublement, le fouillis des statues et des in-quarto immenses à dos de cuir incrustés de chiffres d’or, — éparpillés aujourd’hui, je ne sais comment, et que l’on retrouve dans différents foyers, convertis en jouets aux mains des enfants, — on sentait le tempérament de son propriétaire.

Car c’était un caractère original que celui du seigneur de Rouville. Le souvenir des fêtes qu’il donnait à cette époque n’est pas disparu.

Il cherchait par ce moyen à pacifier ses compatriotes, à masquer, sous les parfums répandus des bals, l’odeur de poudre qui fusait dans l’air, et il conservait ainsi sa popularité et des relations amicales dans les deux camps.

Ses fêtes pouvaient apaiser certaines aigreurs peut-être entre concitoyens, parfois aussi elles les envenimaient. Car dans la liste des invités, c’était un coudoiement de noms français et anglais et le seigneur de Rouville, avec son cœur français et ses aspirations de bureaucrate, servait de point de réunion ou plutôt de contact entre les deux races qui se surveillaient déjà avec défiance à cette heure-là, le regard louche.

On retrouvait là, le colonel Weir, les commandants Campbell, Cooper, les capitaines Curran, Smith, tous officiers de l’armée en état de service à Chambly et à Sorel. Les Blake, les Patton, les Price, les Yule frôlaient dans le tourbillonnement des danses ou aux abords des buffets les de Martigny, Cardinal, Franchère, de Grosbois, de Labruère, Viger, Ribaud, de Boucherville, Allard, etc.

Il s’échangeait là, entre quelques-uns de ces hommes, des poignées de mains il y avait du broiement. Des mots terribles et gros de sous-entendus s’échappaient dans la conversation, toujours sur un ton très correct de politesse et de gentilhommerie, il est vrai, mais qui causaient des blessures longtemps inoubliées.

C’est dans une de ces réunions là que l’on retrouve Madeleine Ribaud ; réunions demi-mondaines, demi politiques où les jeunes dansaient, où les vieux discouraient sur les affaires du pays, où s’ébauchaient les mariages dans les salons, où s’ourdissaient aussi les plans de campagne dans les boudoirs.

Ce n’était plus la petite Madeleine dont nous avons déjà parlé. C’était maintenant une ravissante jeune fille grande et belle que les regards émerveillés suivaient instinctivement au passage, tant il y avait de majesté, de grâce naïve en même temps dans toute sa personne.

Il planait quelque chose de mystérieux, d’ailleurs, quelque chose d’inexprimé à son endroit, et, dans le frôlement des invités, un sentiment d’indéfinissable sympathie l’accueillait partout et s’attachait à elle.

Pourquoi ? Je l’ignore.

Peut-être, était-ce dû à sa qualité d’orpheline, à l’accident qui lui avait enlevé son frère et qui avait soulevé tant de suppositions. Peut-être aussi aux attaches, aux soins jaloux, à la garde constante et sublime qui l’avait doublement faite la fille de son père. Et puis qui sait ? le docteur Ribaud était d’origine française, le nom de son père était inscrit sur les monuments qu’on élève aux héros morts pour leur pays ; tout ça réuni pourrait expliquer probablement cette sympathie générale.

Et ce fut le même sentiment d’admiration qui accueillit Madeleine à son entrée au bras de Gaston de Grosbois.

— Vous me paraissez toute rêveuse, Madeleine ?

— Moi, rêveuse ? Allons, nous avons assez de la réalité sans recourir aux rêves, il me semble. Mais, pourquoi me dites-vous ça, Gaston ?

— Mais tout simplement parce qu’à votre âge, on ne doit penser qu’à rire ; il sera bien temps, allez, plus tard, d’envisager les décevantes perspectives de la vie… Pourquoi passez-vous dans le bal le regard perdu, pourquoi dansez-vous comme sous le coup d’un ennui pénible ? car, c’est vrai que vous avez l’air toute chose ce soir, Madeleine.

— Vous êtes bon physionomiste, cousin, savez-vous ; … vous êtes plus sérieux et plus perspicace que vous ne le paraissez.

— Non,… seulement, j’ai vécu, j’ai vieilli, voyez-vous ; j’ai sondé plusieurs cœurs de femmes, ils sont tous pareils, au même accord, et tous les orchestres et fanfares du monde ne sauraient faire assez de bruit pour en étouffer chez elles les premiers battements d’amour… et il bat fort, votre petit cœur, ce soir, Madeleine.

— Vous êtes singulier, Gaston, et vous dites des choses… reprit-elle en riant.

— C’est bon, riez, j’aime mieux ça, mais je lis quand même à livre ouvert… Voyons, acceptez mon bras ;… écoutez quel gentil motif de valse,… ça vous donne une démangette aux talons… Et ils tourbillonnèrent tous les deux parmi les couples enlacés, sous les candélabres flamboyants de la grande salle du château de Rouville.

Elle dansa longtemps, Madeleine, comme pour s’étourdir et chasser de son esprit une idée obsédante. Est-ce que Gaston aurait diagnostiqué juste ? Y aurait-il du vrai dans son badinage inoffensif ?

Elle se laissa tomber tout à coup, épuisée, des perles de sueur aux tempes, dans un large fauteuil.

À côté, une dame âgée, qu’elle salua gentiment d’un joli sourire, soutenait, avec un jeune homme en uniforme, une conversation jugée sérieuse au pli songeur qu’elle lui mettait au front. Alors, cessant brusquement le dialogue, la dame se tourna vers Madeleine :

— Mademoiselle Ribaud, permettez-moi de vous présenter monsieur le capitaine Percival Smith.

Le capitaine se leva gracieux et fit un salut profondément respectueux à la jeune fille.

— Je n’avais pas eu l’honneur de vous être présenté, ajouta-t-il, mais j’ai tant entendu parler de vous, de monsieur le docteur votre père, qu’il me semble que je vous connais depuis longtemps.

— J’en suis agréablement flattée, monsieur, reprit Madeleine.

— Oui, vous êtes une vieille connaissance,… voyons… depuis… oui, cela devait être en mai, vous rappelez-vous ? — non, vous ne vous rappelez pas, suis-je stupide ! — une parade militaire que nous avons faite par les rues du village ?… Vous étiez là-bas, sur un bout de trottoir, sous un grand orme… Pour commander ma compagnie, je me suis trouvé placé presque à côté de vous… oui, c’était le 17 mai…

— Comme vous avez bonne mémoire… mais je me souviens aussi moi. Vous avez dit comme ça à vos soldats — je ne le répète point, vous ririez trop — mais vous avez fait une grosse voix, j’ai eu peur, savez-vous ?… et votre compagnie docile, a tourné à gauche sous votre commandement ; puis vous l’avez suivie et en vous éloignant vous vous êtes retourné deux fois, vous, vous seul, et vous avez regardé quelqu’un.

— Ou quelqu’une.

— Peut-être…

Madeleine avait pris une expression de joie soudaine sous le long regard doux et bon de Percival, et Gaston n’aurait déjà pas pu la lutiner sur la rêverie ennuyée qu’il avait remarquée il y a un moment chez elle. Car chez ces femmes si vite abattues aussi vite relevées, dont le cœur vibre à la moindre émotion, il s’établit un courant instantané entre leur état d’âme et leur physionomie.

Et l’on n’aurait plus reconnu la Madeleine de tout à l’heure en la voyant reprendre, enjouée, une petite moue gamine au coin des lèvres :

— C’est bien charmant, ce que vous me dites là ;… je suppose bien également que vous n’avez entendu que de bons propos sur le compte de mon père et sur le mien, aussi, n’est-ce pas ?

— Ah ! sans doute… je n’aurais pas permis qu’il en fut autrement, d’ailleurs.

— Vraiment !

— Mais oui… En doutez-vous ?

— Je ne sais, moi… Dans tous les cas c’est très aimable de votre part.

— Pas autant que de la vôtre, néanmoins, car savez-vous qu’il me semble que le bal me paraît plus gai, l’orchestre plus entraînant depuis que le hasard vous a mise à côté de moi… Est-ce que vous répandez toujours ainsi le bonheur en gerbes autour de vous, mademoiselle ? Je le trouvais terne tantôt ce bal, je m’y sentais maussade et comme vous l’avez tout à coup ensoleillé.

— C’est singulier, j’éprouvais la même sensation ; j’y étais pareillement ennuyée ; maintenant……

Elle s’arrêta subitement.

Et tous deux, gênés, mal à l’aise, restèrent longtemps sans trouver un mot à ajouter, pas le moindre petit mot.

Les femmes ont mieux que les hommes le talent de cacher le fond de leur âme et Madeleine dans un effort, se composant une figure indifférente, reprit au bout d’un instant, comme ça, en l’air :

— Vous l’aimez votre métier de soldat, n’est-ce pas ?… Ce doit être si gai vos courses à cheval, vos parades, votre tir à la cible…

— Oui, beaucoup, mademoiselle. — Ah ! mais ce n’est pas pour sa gaieté, cependant, que je l’aime. Croyez-vous que ce soit vraiment gai de se sentir perdus comme nous le sommes, loin des nôtres, parmi une population où souvent nos noms anglais deviennent un épouvantail.

— Vos noms,… comment ?

— Ça ne vous fait pas peur, à vous, parce que je m’appelle Percival Smith, et vous comprendrez un jour, trop tôt peut-être, combien je dois vous en remercier,… mais pourtant d’autres… Oh ! non, ce ne sont point les parades, les exercices qu’il faut aimer, mademoiselle, c’est le devoir… c’est son pays…

Une voix fit écho dans le boudoir de droite qui fit tressaillir Madeleine ; elle répétait :

— C’est le devoir avant tout c’est son pays qu’il faut aimer.

Quelqu’un reprit :

— Aimer son pays ?… Croyez-vous que ce soit véritablement aimer son pays et sa race et sa famille et son foyer, que d’aider un mouvement qui ruinera son pays, qui affaiblira sa race, tuera sa famille, brûlera son foyer ?

— Il y a de ces nécessités, parfois.

— Et vous croyez que c’est du patriotisme ?

La voix monta :

— De patriotisme, s’il vous plaît, n’en parlez point. Il y a deux noblesses, avec blason et sans blason ; il y a aussi deux patriotismes, avec le pouvoir et sans le pouvoir, avec le gouvernement, et sans le gouvernement… J’aime mieux le dernier, moi.

Il se fit un silence. Puis la même voix continua :

— Des aplatissements, des écrasements de dos, ça peut assouplir les muscles, mais ça disloque les organes.

— Je tiens, cependant, docteur, qu’avec « ces quatre-vingt-douze résolutions » on nous mène droit à une échauffourée, à un désastre.

— On ne mènera que ceux qui veulent avancer, pas ceux qui reculent, monsieur de la Broquerie.

Celui-ci répondit :

— Tout le mouvement est déjà percé, troué, branlant sur trois pattes. Croyez-moi : la division, les rivalités n’ont jamais rien édifié de solide… Les plus lancés dans l’insurrection se sont déjà dérobés ; voyez Cuvillier, Quesnel, Bédard et d’autres encore… Moi, si je croyais au mouvement, j’en serais.

— Quel âge avez-vous ?

— Quarante ans.

— Moi, j’en ai soixante et deux. Je touche d’un bout à l’indépendance américaine ; je compte bien atteindre l’indépendance canadienne de l’autre ; ce n’est pas trop pour une vie. On n’y croyait pas alors non plus au succès ; mais Lafayette y a cru, Rochambeau y a cru ; s’ils avaient Washington, nous avons Papineau,… et voyez la différence, on se battait là, de la même race, de la même langue, de la même foi, tandis que nous…

— Il y a des Canadiens pourtant qui…

— Ah ! non, par exemple, interrompit la voix, sonore du docteur Ribaud, pas ce blasphème, je vous prie… Dieu ferait éclater leurs fusils dans leurs mains… Il y aura bien assez des soldats anglais avec leurs habits rouges, allez…

Percival avait tenté, à différentes reprises, de renouer son entretien avec Madeleine, mais le dialogue du boudoir voisin coupait à tous les mots, en bribes de phrases distraites et sans suite, ses tentatives de conversation. Les voix s’enfonçaient malgré lui dans son esprit et y éparpillaient en désordre ses idées.

Avec sa connaissance des hommes et des choses du pays à cette époque, il avait tout de suite saisi la signification politique de la discussion. Madeleine, naïve et confiante, tenue en dehors de ces détails, était plutôt intriguée en elle-même par la voix de son père, et se demandait simplement ce qu’il disait.

Les deux interlocuteurs avaient cessé de parler. Au bout d’un instant, monsieur de la Broquerie ajouta gravement, avec un sous-entendu :

— Je comprends, pour vous c’est autre chose, et je vous admire ; … vous êtes blessé là, au cœur, et vous n’avez pas en médecine de remèdes à cette maladie-là…

Le vieux docteur soupira. L’autre reprit :

— Mais pour ceux qui sont atteints à la tête ou ne sont pas atteints du tout, il y a l’or, il y a les places, les honneurs,… vous verrez.

— C’est bien, nous verrons, acheva le docteur Ribaud, en se levant ; mouvement qui amena sa solide stature droite et majestueuse dans l’encadrement de la porte du salon, où, dans la pâleur gardée de l’émotion de la discussion, elle prit l’apparence d’une statue.

Il promena un regard chercheur sur les couples de danseurs qui ondulaient en cadence, et, apercevant sa fille, assise à côté de l’officier, il s’avança vers elle :

— Qu’est-ce que cela signifie ? Madeleine. Tu entends ces beaux accords et tu ne sautilles point un peu ? serais-tu déjà fatiguée ?

— Mais, mon père, je n’ai pas fait vœu de remplacer le mouvement perpétuel… Je converse avec monsieur le Capitaine Smith,… que je me fais un plaisir de vous présenter.

Le docteur le salua poliment en ajoutant une banalité quelconque, puis il reprit :

— Il me semble que j’aurais la fantaisie d’essayer mes vieilles jambes, et, si monsieur le permettait, je t’offrirais mon bras pour un tour de valse ; veux-tu accepter ?

— Comment, mon père, avec vous ? Ah ! que je suis contente. Vous voulez bien, monsieur Smith ?

Et tous deux, Madeleine, la figure rayonnante, fière de son père comme du plus beau cavalier, lui, également orgueilleux de sa fille, s’élancèrent légèrement comme deux jeunes amoureux heureux d’afficher leur amour et de le crier bien fort aux passants quelconques du chemin.

Ce fut un murmure presque religieux d’admiration sincère qui les accueillit et, un à un, les couples s’arrêtèrent pour les regarder, émus de la beauté de ce spectacle charmant : un père qui danse avec sa fille ; cheveux blancs et cheveux blonds.

Seul, Gaston, en voyant Madeleine s’éloigner de l’officier anglais au bras de son père, s’était murmuré : — je m’en doutais bien, moi.

Non, Gaston n’était pas seul, Percival Smith aussi avait dit :

— Je le savais !