Eusèbe Sénécal & Cie (p. 19-36).

II

UN DUEL

Gabriel avait vingt ans.

À cet âge, on ne voit encore qu’à travers le prisme magique de la jeunesse et tout ce qui frappe le regard en prend les éclatantes couleurs, roses ou vertes, rouges ou bleues, jamais sombres.

Rien n’est encore venu ternir les rêves ; de l’absinthe on n’a point goûté l’amertume, et les larmes qui nous sont parfois tombées des yeux ont plus souvent été des larmes de joie que des larmes de douleur.

Avec l’idée de sa rencontre du lendemain, Gabriel analysa, pendant cette dernière nuit, ce qu’avaient été pour lui ses vingt ans de vie. Il énuméra les tristesses et les sourires qu’ils lui avaient apportés, et, appuyé sur sa fenêtre sous le grand œil de la lune qui le regardait, il constata qu’il avait souri plus souvent qu’il n’avait pleuré.

Il se sentit par instant, des frissons d’épouvante à la pensée que tout ce qu’il avait aimé pouvait s’anéantir dans un clin d’œil. C’était si bon de vivre.

Non, ce n’était point de la lâcheté pourtant ; son honneur lui avait tracé un chemin dont il ne désirait pas s’écarter et ce n’était pas pour se dérober non plus à la pénible tâche qu’il avait entreprise, qu’il songea longtemps… longtemps.

Que dirait son père ? Avait-il le droit de le faire souffrir si horriblement ? Et sa petite sœur… sa pauvre petite Madeleine…

Il pleura.

Il pleura jusqu’à ce qu’il se fit une torpeur dans son cerveau, et, brisé de fatigues, d’émotions, de sentiments divers, il s’endormit.

Son sommeil ne fut pas long, mais il s’éveilla cependant allégé et plus dispos. Il était déjà six heures. Il se fit une toilette sérieuse, regarda froidement ses pistolets et se dit : allons.

Tout à coup, la pensée de son père le ressaisit plus violente que jamais.

De s’en aller comme ça, sans un mot d’adieu, sans un encouragement, il eut peur. Il trouva que c’était cruel pour son père, plus cruel pour lui-même et il oscilla entre ces deux angoisses : celle de lui planter en plein cœur, sans préparation aucune, ces mots : « je vais me battre, » ou celle de ne pouvoir garder de lui au moins une parole qu’il se répéterait le long de la route et qui, lui semblait-il, l’aurait fortifié pour le combat.

Si, en dehors, pour le monde, Gabriel était un homme, au sein de ce foyer heureux, il était encore un enfant et il eut peur de reculer.

Il écouta, rien ne bougeait dans la maison, et, entrebâillant la porte de la chambre de son père, doucement, dans la crainte de l’éveiller, il voulut aller au moins déposer un baiser d’adieu sur son front.

En dépit de ses précautions, le contact de ses lèvres glacées tira subitement son père de son sommeil et, avant qu’il pût s’échapper, il entendit un appel douloureux d’angoisse :

— Que fais-tu Gabriel ?… Que se passe-t-il ?… Tu ne réponds rien… tu m’épouvantes.

— Je venais vous embrasser tout simplement, mon père, et je ne voulais pas vous éveiller.

— Tu me trompes, Gabriel… Rien qu’à voir ta pâleur, l’agitation de toute ta personne, je sens qu’il se passe quelque chose de grave… Mon Dieu, qu’y a-t-il ?… Je vais apprendre un malheur… Tu n’as rien fait de déshonorant, n’est-ce pas ?

— Calmez-vous, mon père ; tant que votre exemple lui restera, votre fils ne fera jamais rien dont vous ayez à rougir.

— Pourquoi, alors, cette sortie matinale et mystérieuse ?… Et puis tes lèvres étaient si froides en m’embrassant… Mais, tu pleures… tu souffres… voyons, dis-moi tout, va… N’aurais-tu plus confiance en ton père ?… S’il faut te protéger, compte sur mon bras, s’il faut te pardonner, compte sur mon cœur.

— Père, on m’a insulté, hier soir, chez Latreille.

— On t’a insulté, toi,… qui ?

— Les soldats anglais du Fort, le lieutenant Henshaw en tête. J’ai provoqué ce dernier en duel… Ton fils a ton sang et ta haine, vois-tu.

— Les gredins… Et tu vas te battre. Ah ! je comprends maintenant ;… malheureux !… une rencontre.

Le vieux docteur était devenu livide en envisageant les conséquences possibles de cette démarche.

— Ai-je eu tort, dites ? Ils ont sali toutes nos gloires, bavé sur nos compatriotes, ridiculisé notre courage ; ils ont dit, les lâches, que nos prêtres se vendaient… que…

— Et toi, qu’as-tu répondu ?

— Moi, je n’ai rien répondu… J’ai simplement souffleté Henshaw, le chef de la bande, après lui avoir savonné le museau dans le contenu de son verre… Vous l’auriez fait, vous aussi, père, n’est-ce pas ?

— Oui, mille tonnerres ! reprit le docteur, subitement fier… C’était un adieu que tu venais me faire alors ?… Car, as-tu songé que tu peux être tué ?

— Je le sais.

— Tu n’as pas peur de mourir ?

— Non, j’ai seulement peur de ne plus vous revoir.

— Avec quelle arme te bats-tu ? Quels sont tes témoins ?

— Gaston et Jules. C’est pour huit heures sur l’Île Verte. L’on se bat au pistolet.

— Au pistolet ?… Viens prier, dit simplement le vieux docteur en entraînant son fils devant le portrait de sa mère où ils se jetèrent à genoux tous deux.

— Tu as peur de me quitter, dis-tu ; si tu me perds, prie pour retrouver celle-là. — Maintenant, va à l’honneur… Ils ont tué mon père, peut-être épargneront-ils mon fils.

Gabriel avait réglé son affaire pour ne point donner l’éveil à la maison paternelle et il avait été convenu dans ce but qu’il irait lui-même rejoindre ses témoins.

Le vieux docteur Ribaud, dans un sentiment d’angoisse indéfinissable, le regarda disparaître à un tournant de la route et il resta longuement, le regard cloué. Puis tout à coup, saisi d’une idée subite :

— Comment,… il va se battre,… sans médecin… s’il était blessé, murmura-t-il,… j’irai moi aussi.

Il enroula fiévreusement quelques instruments dans sa trousse et il partit, non à la poursuite de Gabriel, mais dans la direction du presbytère de la paroisse.

Le docteur Ribaud n’avait pas senti la transition de son enfant à l’âge d’homme. Pour lui, c’était toujours Gabriel, le petit Gabriel qu’il avait bercé dans ses bras, qu’il avait instruit, qu’il avait couvé de sa protection constante et dont il avait fait un gentilhomme et un chrétien.

Un père, c’est plus qu’un homme.

L’homme s’occupe du présent ; le père regarde l’avenir. C’est dans un intérêt humanitaire que le père de Gabriel s’était dit : Sans médecin, s’il était blessé ; c’est dans une pensée terrible et profonde vers l’avenir qu’il ajouta : Sans prêtre… s’il était tué.

Et il était accouru chez son vieil ami, l’abbé Michaudin.

— Viens, dit-il, en l’attirant brusquement dans sa précipitation, hors la porte,… hâte-toi.

Il venait de voir déjà loin, sur la nappe d’eau, — unique dans l’univers par sa beauté sereine, — qui forme le bassin Chambly, deux chaloupes qui se suivaient en creusant parallèlement leur sillon calme et tranquille vers l’Île Verte.

— Où m’amènes-tu, interrogea l’abbé !

— Qu’importe,… il y a peut-être une âme à sauver.

— Et tu parais t’intéresser beaucoup au sort de cette âme, je le sens — tu fais pitié à voir… Est-on malade chez toi ?

— Grand Dieu ! si je m’y intéresse… C’est là-bas qu’il faut aller, dit-il, en pointant son doigt.

Le bon abbé, sans ajouter un mot se laissa conduire par le docteur qui le poussa dans une chaloupe. Il lui semblait qu’il devenait somnambule. Ribaud empoigna nerveusement les rames dont il battit l’onde vigoureusement. — Il avait aperçu deux groupes, à la marche solennelle et recueillie, qui s’enfonçaient confusément sous les arbres de l’île.

Ces deux groupes, c’étaient, l’un, Gabriel Ribaud, Gaston de Gros bois, Arthur Lemieux, l’autre, le lieutenant Henshaw, le porte-drapeau Archie Lovell, le capitaine Percival Smith.

Ils allaient, race contre race, orgueil contre orgueil, tirer, un contre un, le premier coup de feu dont l’écho grossi et multiplié devait retentir quelques années plus tard… cent contre cent, cette fois.

Il n’y avait pas un souffle dans l’air ; seules les grives et les linottes continuaient leurs notes gaies et rompaient le silence majestueux qui enveloppait toute la scène.

Les préparatifs furent bientôt faits.

L’honneur les avait amenés là pour se battre, pour se tuer peut-être, pas pour autre chose. Mais quand ces deux jeunes gens se virent face à face, le pistolet au poing, prêts à risquer leur vie, quel sérieux retour dans le plus profond de leur âme ne durent-ils pas faire ?

Est-ce que Henshaw, loin, à mille lieues des siens, ne revit point alors, dans un éclair, son foyer, son home, ses compagnons de là-bas, des arbres sur la colline un coin vert de prairie, une mèche blonde d’amoureuse ?…

Quant à Gabriel, tout lui tourbillonna dans la tête, non sous le coup de la peur, sans doute, mais une espèce de vertige lui déroula à l’esprit tout le tableau si heureux de sa jeunesse et il se sentit une incontrôlable comme une torturante envie de crier, d’appeler son père, sa mère… sa petite Madeleine.

— Êtes-vous prêts, messieurs ?

C’était la voix pleine de gravité de Gaston.

Le lieutenant Henshaw acquiesça de la tête ; Gabriel répondit fermement : oui.

Gaston reprit, comptant lentement comme en cadence :

— Un… deux… trois… feu.

Les deux pistolets s’abaissèrent terribles et l’on entendit que comme une seule détonation. La fumée, n’était pas encore disparue que l’un des combattants était tombé, Gabriel Ribaud.

Mais, en même temps, à dix pas, un cri farouche et étranglé avait retenti ; c’était le docteur lui-même, qui, en arrivant, venait de voir son fils s’abattre et qui se ruait à son secours. L’abbé Michaudin le suivait.

— Gabriel, soupira-t-il, comme pour l’éveiller, et lui soulevant la tête de ses mains… Gabriel !

— Mon père, murmura doucement celui-ci, en remuant à peine ses lèvres où le sang bouillonnait déjà.

Le bon vieux docteur comprit, à ce symptôme, toute l’impuissance de son art, et se tournant, pâle et défait, vers son vieil ami :

— À toi, Michaudin, c’est à toi de le guérir, sauve-le.

L’abbé, aussi consterné, aussi défait, étendit solennellement le bras et fit un geste de pardon au nom du Christ sur la tête de Gabriel.

Une minute après, Gabriel expirait.

L’affolement désespéré du docteur fut navrant.

— Les gredins, hurlait-il, sans cesse… les gredins… Ils ont tué mon père, ils ont tué mon fils… et, ramassant le pistolet qui gisait encore par terre, tombé de la main défaillante de Gabriel, il le brandit menaçant au-dessus de sa tête tout en promenant autour de lui un regard chargé de vengeance. Et cette phrase commencée, ainsi achevée dans un geste de provocation voulait dire : mais il reste encore moi à tuer, et il aurait voulu s’élancer sur un ennemi qu’il voyait, qu’il poursuivait.

L’abbé s’interposa une parole de paix sur les lèvres.

— C’est vrai, dit le docteur, pardonne-moi, et il se laissa choir anéanti à côté de son fils.

Ne voyant rien, ne distinguant rien autour de lui, absolument perdu, il se sentit un instant enveloppé dans un nuage de brume. Tout ce drame poignant, accompli dans un clin-d’œil, se continuait dans son cerveau et l’étourdissait.

Bientôt il se fit un réveil.

Quel tableau lui apparut ! Et dans ce tableau, quelle leçon vint le frapper !

D’un côté, son fils, un filet de sang aux lèvres, étendu, mort ; à genoux auprès de lui, son ami Michaudin ; lui-même, abattu et suffoquant ; de l’autre, les officiers anglais, solennels dans leur uniforme, immobiles, graves, une expression de pitié sur la figure. Ici, lui et les siens, couchés ou écrasés ; là, en face, eux, debouts et vainqueurs.

Il lut toute son histoire dans ce contraste et un sentiment mêlé d’orgueil, de douleur révoltée, l’envahit et le releva.

Il venait de voir en même temps s’échapper une larme de l’œil d’un des témoins, le capitaine Smith, et cette larme, jaillie sous le coup de cette douce compassion qui sommeille toujours dans un recoin quelconque du cœur humain, l’avait plutôt offensé :

— Non, pas de pitié, s’il vous plaît,… cessez vos simagrées hypocrites… j’ai assez de larmes pour pleurer seul la mort de mon fils et j’ai assez de cœur pour le venger.

Puis, comme tout à fait affolé, il se penche sur le corps inanimé de Gabriel, l’enveloppe de chaudes étreintes, lui soupire des mots caressants, le nomme, l’appelle : Gabriel !… mon Gabriel !

Hélas ! celui-ci ne lui répond point.

— Michaudin !… Michaudin !… cria-t-il, comme dans un appel désespéré au secours, et, au milieu d’un sanglot affreux, déchirant, il se précipita comme un enfant dans les bras ouverts de son ami.

Le lendemain, il ne fut bruit que d’un pénible accident de chasse arrivé à Gabriel, et les véritables détails de l’affaire ne se firent jour que vaguement, confusément, quelques années plus tard, alors que l’herbe était déjà poussée sur sa fosse, dans le petit cimetière de Chambly.