Les Ravageurs/XLVIII
XLVIII
LES PUCERONS (Suite)
Émile. — Et les pucerons ?
Paul. — L’histoire du derviche nous y mène tout droit. Pour s’accroître en nombre, les pucerons ont des moyens rapides qu’on ne retrouve plus chez les autres insectes. Au lieu de pondre des œufs, trop lents à se développer, ils pondent des pucerons vivants, qui tous, absolument tous, dans une quinzaine de jours, ont pris leur croissance et se mettent à pondre une nouvelle génération. Cela se répétant toute la belle saison, c’est-à-dire pendant la moitié de l’année, le nombre de générations issues l’une de l’autre pendant cet intervalle de temps est au moins d’une dizaine. Admettons qu’un puceron en produise cinquante, quantité moyenne reconnue par l’observation. Chacun des cinquante pucerons issus du premier en produit cinquante autres, ce qui fait en tout deux mille cinq cents. Chacun de ces deux mille cinq cents en produit cinquante, en tout cent vingt-cinq mille. Chacun de ceux-ci en produit encore cinquante, ce qui donne dix millions deux cent cinquante mille pour la quatrième génération. Et ainsi de suite en multipliant toujours par cinquante pendant neuf fois.
C’est encore ici le calcul du grain de blé du derviche, qui s’accroît avec une étourdissante rapidité à mesure que l’on multiplie par deux. Pour la famille du puceron, l’accroissement est bien plus rapide encore, car la multiplication se fait par cinquante. Il est vrai que le calcul s’arrête au dixième terme, au lieu d’aller jusqu’au soixante-quatrième. N’importe : le résultat vous saisit de stupeur : il est égal, en nombre rond, à quatre-vingt-dix-sept mille milliards. Devinez ce que couvriraient tous ces pucerons serrés l’un contre l’autre comme ils le sont sur les rameaux du rosier, c’est-à-dire occupant chacun environ un millimètre carré de surface ?
Émile. — Peut-être l’étendue de notre jardin.
Paul. — Notre jardin n’est rien, ni dix jardins pareils, ni cent, ni mille, pour la descendance d’un seul puceron à la dixième génération. Il faudrait le cinquième de l’étendue de la France, dont la superficie totale est de cinquante millions d’hectares.
Louis. — Voilà ce qui s’appelle une famille prospère.
Jules. — En six mois, un puceron couvrirait de sa descendance cette énorme étendue ?
Paul. — Oui, mon ami, si rien n’y mettait obstacle, si chaque puceron venait à bien et procréait en paix ses cinquante successeurs. Mais sur le rosier le plus paisible en apparence, c’est une extermination de tous les instants. Qu’un oisillon, à peine sorti du nid, vienne à découvrir un point hanté par les pucerons, et, rien que pour s’ouvrir l’appétit, il en engloutira des centaines. Et si, bien autrement rapace, un ver expressément créé et mis au monde pour vous manger vivants se met de la partie, ah ! mes pauvres pucerons, que Dieu, le bon Dieu des petites bêtes vous protège, car votre race est bien en péril !
Ce mangeur est d’un vert tendre, avec une raie blanche sur le dos. Il est effilé en avant, renflé en arrière. Quand il se ramasse sur lui-même, il prend, la forme d’une larme. Il s’établit au milieu du stupide troupeau de pucerons. De sa bouche pointue, il en saisit un, le plus gros, le plus dodu : il le suce et rejette la peau, trop dure pour lui. Sa tête pointue s’abaisse encore, un second puceron est saisi, soulevé de la feuille et sucé. Vient le tour d’un autre, puis d’un autre, d’un dixième, d’un vingtième. L’imbécile troupeau, dont les rangs s’éclaircissent, n’a pas même l’air de s’apercevoir de ce qui se passe. Le puceron happé gigote entre les crocs du ver ; les autres, comme si de rien n’était, continuent paisiblement à sucer la sève de la feuille. Ils mangent en attendant d’être mangés. Le ver est repu. Il s’accroupit sur le troupeau pour digérer à l’aise. Mais la digestion est bientôt faite, et déjà le ver goulu couve de l’œil ceux qu’il croquera tantôt. Après une quinzaine de jours d’un festin continu, après avoir brouté pour ainsi dire des troupeaux entiers de pucerons, le ver se change en une élégante mouche bariolée de jaune et de noir appelée syrphe.
Est-ce tout ? Oh ! que non. — Voici maintenant la coccinelle, la bête à bon Dieu. Elle est ronde, rouge, avec sept points noirs. Elle est bien gentille, la petite coccinelle ; elle a l’air bien innocent. Qui dirait que c’est encore un dévorant, faisant ventre des pucerons ? Surveillez-la de près sur les rosiers, et vous assisterez à ses féroces bombances. Sa larve couleur d’ardoise, hérissée de poils épineux et parée de taches jaunes, a les mêmes appétits.
Est-ce tout ? Oh ! que non. — J’oubliais l’hémerobe, élégante petite demoiselle dont les ailes semblent faites d’une fine gaze verte et dont les yeux reluisent comme de l’or. Sur une feuille, elle dresse une gerbe de fils blancs dont chacun porte un œuf à l’extrémité. On dirait un faisceau de très fines épingles implantées sur la feuille comme sur une pelote. Quand vous la rencontrez, respectez cette gracieuse aigrette, car il doit en éclore des larves qui font aux pucerons une guerre acharnée. Ces larves ont le corps aplati, velu, ridé et terminé en avant par deux crochets creux qui servent à saisir et à sucer les pucerons. On en trouve qui se couvrent le dos d’un vêtement grossier composé des dépouilles des victimes sucées. On les appelle lions des pucerons avec juste raison, car une seule larve d’hémerobe peut en deux ou trois jours nettoyer de ses poux un rameau de rosier.
Louis. — Ces larves mangent-elles les pucerons des autres plantes ?
Paul. — Elles les mangent tous indifféremment.
Jules. — Et les fourmis ? On en voit partout où se trouvent des pucerons.
Paul. — Les fourmis ne font aucun mal aux pucerons ; au contraire, elles les caressent pour en obtenir une espèce de liqueur sucrée dont elles sont très friandes. Les pucerons sont en quelque sorte les vaches des fourmis. Ils ont sur le dos, à la partie postérieure, deux poils courts et creux, deux tubes d’où l’on voit avec un peu d’attention s’échapper de temps en temps une toute petite gouttelette limpide. Au milieu du troupeau, sur le troupeau même quand le bétail est trop serré, les fourmis affairées vont et viennent, guettant la délicieuse gouttelette. Celle qui l’aperçoit accourt, la boit, la savoure et semble dire en relevant sa petite tête : « Oh ! que c’est bon ! Oh ! que c’est bon ! » Puis elle continue sa tournée pour découvrir une nouvelle gorgée du délicieux liquide. Mais les pucerons sont avares de leur liqueur sucrée, ils ne sont pas toujours disposés à la laisser couler de leurs tubes. Alors la fourmi, comme une laitière qui se dispose à traire sa vache, prodigue au puceron ses plus engageantes caresses. Avec ses antennes, si délicates et si flexibles, elle lui tape amicalement sur le ventre, elle chatouille les tubes à lait. Presque toujours la fourmi réussit. Le puceron se laisse convaincre ; une goutte se montre, aussitôt lapée. Oh ! que c’est bon ! Oh ! que c’est bon ! Et tant que la petite panse n’est pas pleine, la fourmi va sur d’autres pucerons essayer ses caresses.
Jules. — Il y a des pucerons avec des ailes, et d’autres sans ailes.
Paul. — Les pucerons sans ailes pondent tous des jeunes vivants. Vers la fin de la belle saison, la dernière génération acquiert des ailes et pond des œufs qui passent l’hiver, tandis que tous les pucerons périssent. Au printemps, ces œufs éclosent, et le même ordre de choses recommence.
Pour nous venir en aide contre l’envahissement si rapide des pucerons, nous avons les oiseaux, les coccinelles, les syrphes, les hémerobes et bien d’autres mangeurs encore ; mais c’est loin de suffire : il faut nous-mêmes nous préoccuper des moyens de les détruire. On les écrase, comme le fait Jules, si les plantes infestées sont basses et peu nombreuses. Mais s’il faut opérer plus en grand, on a recours tantôt à l’aspersion avec des liquides corrosifs, amers, odorants, tantôt à la fumigation, tantôt à l’insufflation de poudres insecticides. Les principaux liquides employés en aspersion sont l’eau de savon, l’eau de chaux, l’eau salée, les décoctions d’absinthe, de tabac, de feuilles de noyer, de suie, d’aloès. On les lance sur le feuillage avec une petite pompe foulante terminée par une fine pomme d’arrosoir. Les fumigations se font en brûlant, sous l’arbre préalablement couvert d’une toile, du tabac placé sur un réchaud que l’on active avec un soufflet. Les poudres insecticides les plus efficaces sont les poussières des manufactures de tabac, les poudres d’absinthe, de pyrèthre, d’armoise. On les répand sur les plantes au moyen d’un crible, ou mieux avec le soufflet employé pour soufrer la vigne.
Un puceron appelé puceron lanigère, c’est-à-dire porte-laine, à cause de l’espèce de toison blanche dont il est couvert, ravage les pommiers. Il vit sur l’écorce. Pour le détruire, on flambe les branches infestées avec des torches de paille enflammées. Cette opération, appelée coulinage, se fait en mars, avant l’apparition des feuilles.