Ch. Delagrave (p. 263-266).

XLVII

LES PUCERONS

« Ah ! les affreuses bêtes, les vilains poux ! Je n’en verrai jamais la fin. Plus j’en écrase, plus il y en a. » — Qui disait cela ? Jules, levé dès la pointe du jour pour soigner les deux ou trois rosiers de son petit jardin. Les roses allaient bientôt s’épanouir ; les boutons gonflés montraient déjà par les fentes du calice la couleur rouge des pétales. Les fleurs promettaient d’être belles, mais elles étaient souillées par un pou dégoûtant, vert et ventru, qui recouvrait la queue des boutons et les pousses tendres d’une espèce d’écorce animale. Pour la troisième ou quatrième fois depuis quinze jours, Jules ratissait la couche de poux verts. L’extermination de la veille se connaissait à peine le lendemain ; c’était toujours à recommencer. L’oncle fut prié d’en expliquer la cause.

Paul. — Les poux verts du rosier se nomment pucerons. Une foule d’autres plantes en nourrissent, mais d’espèces différentes. Ceux du rosier et du chou sont verts, ceux du sureau, de la fève, du pavot, de l’ortie, du saule, du peuplier, sont noirs ; ceux du chêne et du chardon sont couleur du bronze ; ceux du laurier-rose et du noyer sont jaunes. Tous sont remarquables par la rapidité de leur multiplication.

Il suffirait de quelques mots empruntés à cette partie de l’arithmétique qu’on appelle théorie des progressions pour comprendre comment un seul puceron peut être en peu de temps la souche d’une prodigieuse famille ; mais vous n’êtes pas encore, ni l’un ni l’autre, assez avancés dans le calcul.

Jules. — J’en suis pourtant à la division.

Paul. — N’importe, votre esprit n’est pas suffisamment habitué à la valeur des nombres. Je préfère prendre un détour. Écoutez donc cette histoire.

Il y avait autrefois un roi des Indes qui s’ennuyait beaucoup. Pour le distraire, un derviche inventa le jeu d’échecs. Ce jeu vous est inconnu. Eh bien, sur un casier, dans le genre de celui du jeu de dames, deux adversaires rangent en corps de bataille, l’un blanc, l’autre noir, des pièces de diverses valeurs, pions, fous, cavaliers, tours, reine et roi. L’action s’engage. Les pions, simples fantassins, destinés à cueillir, comme toujours, la première part de gloire et de horions, escarmouchent d’abord entre eux. Le roi les regarde s’exterminer, retenu par sa grandeur loin de la mêlée. Maintenant la cavalerie donne, sabrant à tort et à travers ; les fous même guerroient avec un enthousiasme en rapport avec l’état de leur cervelle, et les tours ambulantes s’en vont de-ci, de-là, protéger les flancs de l’armée. La victoire se décide. Du côté du camp noir, la reine est prisonnière ; le roi a perdu ses tours ; un cavalier, un fou, font des prodiges de valeur pour lui ménager une fuite. Ils succombent. Le roi est cerné, la partie est perdue.

Ce jeu savant, image de la guerre, plut beaucoup au royal ennuyé, qui demanda au derviche quelle récompense il désirait pour son invention.

« Lumière des croyants, répondit l’inventeur, un pauvre derviche se contente de peu. Vous me donnerez un grain de blé pour la première case de l’échiquier, deux pour la seconde, quatre pour la troisième, huit pour la quatrième, et vous doublerez ainsi toujours le nombre de grains jusqu’à la dernière case, qui est la soixante-quatrième. Avec cela je serai satisfait. Mes pigeons bleus auront du grain pour quelques jours.

— Cet homme est fou, se dit le roi ; il aurait droit à de grandes richesses, et il me demande quelques poignées de blé. » Puis, se tournant vers son ministre : « Comptez dix bourses de mille sequins à cet homme et faites-lui donner un sac de blé. Il aura au centuple le grain qu’il me demande.

— Commandeur des croyants, reprit le derviche, gardez les bourses de sequins, inutiles à mes pigeons bleus, et donnez-moi le blé comme je le désire.

— C’est bien. Au lieu d’un sac, tu en auras cent.

— Ce n’est pas assez, Soleil de justice.

— Tu en auras mille.

— Ce n’est pas assez, Terreur des infidèles. Les cases de mon échiquier n’auraient pas toutes leur compte. »

Cependant les courtisans chuchotaient, étonnés des singulières prétentions du derviche, qui, dans le contenu de mille sacs, ne trouvait pas son grain de blé doublé soixante-quatre fois. Impatienté, le roi convoqua les savants pour faire, séance tenante, le calcul des grains de blé demandés. Le derviche sourit malicieusement dans sa barbe, et se retira avec modestie à l’écart en attendant la fin du calcul.

Et voilà que, sous la plume des calculateurs, le chiffre s’enflait, s’enflait toujours. L’opération terminée, le chef des savants se leva.

« Sublime Commandeur, dit-il, l’arithmétique a prononcé. Pour satisfaire à la demande du derviche, vous n’avez pas assez de blé dans vos greniers. Il n’y en a pas assez dans la ville, pas assez dans tout le royaume, pas assez dans le monde entier. Avec la quantité de grains demandée, toute la terre, mers et continents, serait couverte d’une couche continue d’un travers de doigt d’épaisseur.

Le roi se mordit la moustache de dépit, et, dans l’impuissance de lui compter son grain de blé, il nomma premier vizir l’inventeur des échecs. C’est ce que désirait le derviche malin.

Jules. — Comme le roi, je me serais laissé prendre au piège du derviche ; j’aurais cru qu’en doublant un grain soixante-quatre fois, on eût au plus quelques poignées de blé.

Paul. — Désormais vous saurez qu’un nombre, même fort petit, lorsqu’il éprouve une série de multiplications par le même chiffre, est semblable à la pelote de neige, qui grossit à vue d’œil en roulant, et devient bientôt la boule énorme que tous nos efforts ne peuvent plus remuer.