Les Ravageurs/XLVI
XLVI
LES ARPENTEUSES
Un jour, sur les poiriers de son jardin, l’oncle Paul pratiquait une opération dont Émile et Jules vainement cherchaient à se rendre compte. Il avait dans un pot une matière noire et visqueuse, d’odeur forte, qu’il appliquait avec un gros pinceau tout autour de la base des arbres. Ah ! comme Jean le Borgne aurait ri s’il avait vu, à travers la haie, maître Paul barbouiller de noir le pied de ses poiriers ! Il aurait eu mille fois tort, comme le prouve ce que l’oncle raconta le soir même.
Jules. — Cette espèce de poix noire et coulante que vous mettiez ce matin autour des arbres, comment l’appelle-t-on ?
Paul. — On l’appelle goudron. Cette matière se retire de la houille, ou charbon de terre. Pour fabriquer le gaz avec lequel on éclaire les villes, on met de la houille dans de grands vases en fonte, que l’on chauffe au rouge après les avoir bien fermés. La chaleur décompose la houille, qui ne peut brûler faute d’air. Les produits de cette décomposition sont le gaz propre à l’éclairage, le goudron et le coke, espèce de charbon d’aspect métallique, très poreux et léger. Le gaz et le goudron s’écoulent par un canal, le coke reste dans le vase en fonte. Le goudron est une matière très noire, visqueuse, douée d’une odeur forte qui déplaît aux insectes.
Jules. — Alors vous en mettiez une couche autour de la tige des arbres pour éloigner les insectes ?
Paul. — Il m’est venu du voisinage à travers la haie certains papillons dont je crains les chenilles. La ceinture de goudron appliquée à la base des tiges doit les empêcher de monter aux branches pour y pondre leurs œufs. Je préserve ainsi les arbres fruitiers des chenilles qui plus tard en détruiraient le feuillage.
Jules. — Mais les papillons volent très bien ; votre goudron ne les arrêtera pas. S’ils ne peuvent monter aux branches par le tronc, ils s’y rendront en volant.
Paul. — Pour un papillon apte à voler, d’accord. S’il ne vole pas, au contraire, s’il ne peut que marcher, n’est-il pas vrai que la couche de goudron cerclant le bas de la tige doit être un obstacle infranchissable pour lui ? D’abord l’odeur du goudron lui répugne, et puis, s’il s’aventure sur la bande visqueuse, infailliblement il s’empêtre et périt englué.
Louis. — C’est visible. Reste à savoir s’il y a des papillons qui ne volent pas.
Paul. — Il y en a.
Émile. — Et ces fainéants-là n’osent déployer leurs ailes ? C’est trop pénible peut-être.
Paul. — Comment les déploieraient-ils pour voler ? Ils n’en ont pas, les malheureux.
Émile. — Celle-là compte. Des papillons sans ailes !
Paul. — Oui, mon ami, des papillons sans ailes. On va vous les montrer. Celui-ci s’appelle la phalène effeuillante.
Émile. — Mais il en a, des ailes, et de magnifiques, toutes piquées de points bruns sur un fond jaunâtre.
Paul. — J’ajouterai que les supérieures ont des bandes obscures. Que dites-vous maintenant de cet autre ?
Émile. — Cette laide bête n’est pas un papillon.
Paul. — Les apparences sont pour vous, mon cher enfant, mais non la réalité. Cette disgracieuse créature, qui traîne péniblement son ventre volumineux, pelé, jaunâtre et marqué de gros points noirs, est la femelle du papillon qui précède.
Émile. — Jamais je ne m’en serais douté.
Paul. — Ni vous ni bien d’autres. Désormais vous saurez que, parmi les papillons, il y a pas mal d’espèces dont les femelles sont dépourvues d’ailes ou n’en possèdent que des moignons impropres au vol, tandis que les mâles en ont toujours de bien développées. Or ce n’est pas le mâle qui est à craindre, c’est la femelle avec ses œufs. Le rôle de la couche de goudron passée au pied des arbres est de l’arrêter quand elle cherche à grimper pour atteindre les branches où la ponte doit se faire. Rebutée par l’odeur, elle rebrousse chemin ; ou bien elle persiste à vouloir passer outre, et alors elle périt dans la glu.
Jules. — Si la femelle pondait ses œufs autre part que sur les rameaux, à terre par exemple, est-ce que les chenilles ne sauraient pas monter sur l’arbre toutes seules ?
Paul. — La barrière de goudron serait toujours là pour les arrêter. D’ailleurs les chenilles écloses à terre difficilement s’aviseraient de grimper sur l’arbre, où l’éclosion aurait eu lieu dans l’ordre habituel des choses. Tant qu’ils se trouvent dans les conditions habituelles de leur genre de vie, les insectes font preuve d’un instinct étonnant ; en dehors de ces conditions, ils ne savent plus rien faire.
La chenille de la phalène effeuillante est grise et rayée d’une bande longitudinale jaune de chaque côté. Elle a une étrange manière de marcher, qui lui est commune avec les chenilles des autres phalènes.
Ces chenilles sont longues, cylindriques et n’ont généralement que deux paires de fausses pattes très éloignées des pattes vraies de l’avant. Pour progresser, elles commencent par prendre appui sur les pattes antérieures, puis elles rapprochent les pattes postérieures en formant une boucle de leur corps. Alors les pattes antérieures, se détachant, vont saisir le rameau plus loin par une enjambée de la longueur de l’animal, et le corps se courbe une seconde fois en boucle par le déplacement des pattes de l’arrière. Ces enjambées singulières donnent à la chenille l’air d’un compas, qui marche en ouvrant ses deux branches et les fermant tour à tour. On dirait que l’animal arpente, mesure le chemin qu’il parcourt. C’est ce motif qui a fait donner aux chenilles des phalènes le nom de géomètres ou d’arpenteuses.
À ce trait de mœurs ajoutez le suivant. Fixées au rameau par les seules pattes de derrière, elles restent, des heures durant, le corps raide, immobile, dans les plus étranges postures. On en voit de droites, de renversées en arrière, de courbées en arc. Pas une ne bouge, pas une ne se lasse, dans ces positions incommodes, qui exigent une incroyable dépense de force de reins. Figurez-vous un de ces bateleurs à robustes poignets qui, les jours de foire, dans les baraques de saltimbanques, saisissent des deux mains une perche verticale et, sans autre appui, se soutiennent en l’air, le corps horizontal. Ainsi font les arpenteuses ; seulement l’homme est brisé de fatigue en quelques instants, tandis que la chenille persiste dans son équilibre toute la journée s’il le faut.
Émile. — Pourquoi s’amusent-elles à ces longs tours de force ?
Paul. — Ce n’est pas un jeu pour elles, c’est un moyen d’échapper aux regards de leurs ennemis. Par leur complète immobilité, leur raide position, leur couleur grisâtre, elles se confondent avec les menus rameaux secs, dont elles ont tout à fait l’aspect. À moins d’y regarder de bien près, chacun s’y laisse prendre, même les oiseaux, dont l’œil est si perçant.
Émile. — Ah ! les rusées ! Faire l’arbre droit et se tenir immobiles pour ressembler à de petits rameaux secs et tromper ainsi les regards des oiseaux qui viendraient vous croquer, est une idée qui me plaît beaucoup.
Paul. — Le nom d’effeuillante donné à la phalène vous indique sa manière de vivre avant d’être papillon. Sa chenille ronge les feuilles de tous les arbres fruitiers indifféremment et même d’autres arbres, tels que les chênes, les bouleaux, les tilleuls. Quand on a négligé d’entourer la base des arbres d’une couche de goudron pour arrêter la phalène à l’époque de la ponte, il ne reste qu’un moyen de défense, bien moins efficace que le premier : c’est de secouer les arbres infestés pour faire tomber les chenilles et les écraser.
Louis. — Je préfère l’anneau de goudron.
Paul. — Oui, mais il faut l’appliquer à temps, en automne, époque d’apparition du papillon.
La phalène hyémale a les ailes supérieures d’un gris vineux, pointillées de brun et rayées en travers de bandes obscures. La femelle est un peu mieux favorisée que celle de la phalène effeuillante : elle a un commencement d’ailes, des moignons trop courts pour lui permettre de voler. On la rencontre courant à terre vers la fin de l’automne, à l’approche des froids. Son apparition tardive lui a valu le nom d’hyémale, qui veut dire de la saison d’hiver. Comme la phalène effeuillante, elle grimpe sur les arbres pour y déposer ses œufs. On l’empêche de faire sa ponte toujours avec la barricade de goudron. Ses œufs éclosent au printemps. Les chenilles ont toute leur grosseur au mois de mai. Elles sont en général noirâtres, avec des lignes longitudinales blanches, jaunes ou vertes. Au sortir de l’œuf, ces chenilles pénètrent dans les bourgeons des poiriers, des pommiers, des abricotiers et autres arbres à fruits. Plus tard, elles s’établissent une à une entre deux feuilles, qu’elles réunissent par les bords avec des fils de soie.