Ch. Delagrave (p. 43-47).

IX

LE COSSUS

L’histoire de la zeuzère avait bien amusé les deux enfants ; Jules était même tout consolé de son lilas perdu. L’oncle, qui savait de quelle utilité peuvent être des notions exactes sur les insectes nuisibles, ne demandait pas mieux que de continuer ses récits ; mais, autant que possible, il voulait laisser à ses neveux le plaisir et le mérite de surprendre les ravageurs à l’œuvre.

Cherchez bien, leur disait-il, parcourez le jardin, examinez, trouvez, et je vous raconterai l’histoire de ce que vous m’apporterez.

Ils ne se le firent pas dire deux fois. Tout un après-midi, ils furetèrent dans les recoins du jardin, examinant les feuilles, les fleurs, les branches, les écorces. Ils ne trouvèrent rien. Il leur manquait l’expérience qui abrège les recherches, le coup d’œil qui va droit au but. Et puis, l’oncle avait un tel soin de ses arbres, que, même pour des regards exercés, l’espoir était petit de voir quelque dégât. C’était bien par le plus grand des hasards qu’une chenille avait rongé le lilas. Bref, ils ne trouvèrent rien.

Ils s’entendirent alors avec un de leurs camarades, le petit Louis, qui reste sur la place en face de la fontaine, et lui racontèrent ce que l’oncle leur avait dit au sujet de la zeuzère. Louis prit goût à la chose. Il savait un orme fort gros, dont les feuilles jaunies et les rameaux à demi secs dénotaient l’état souffreteux. On y fut. Du pied de l’arbre, par des trous où l’on aurait pu plonger le pouce, suintait une humeur noire. D’autres trous plus frais étaient bourrés de sciure de bois. Impossible de s’y méprendre : l’orme était habité par des ravageurs. Mais quels ?

Émile. — C’est encore la chenille de la zeuzère.

Jules. — Les trous sont bien gros, ce pourrait être autre chose.

Louis. — J’ai un couteau ; nous allons voir.

Et le voilà qui soulève l’écorce, qui entaille le bois malade. En moins de rien, la pointe du couteau fut cassée, tant le petit Louis y allait avec feu. Il fallut renoncer à creuser plus avant ; d’ailleurs les trous paraissaient plonger dans l’épaisseur du tronc, où il était impossible de les suivre sans fendre l’orme en deux. Mais ne voilà-t-il pas qu’en soulevant un lambeau d’écorce morte, Émile met à découvert une chenille si grosse, si laide, d’aspect si repoussant que personne n’ose y toucher. Chacun partagera l’appréhension des trois petits chasseurs si l’on jette les yeux sur notre gravure, qui représente la bête trouvée sous l’écorce de l’orme.

Sa longueur est de près d’un décimètre ; sa couleur est d’un rouge vineux passant au brun sur la tête et sur le dos. Les flancs sont hérissés de poils raides. La bête rend par la bouche un liquide brun et huileux d’une odeur déplaisante que l’on sent en approchant seulement de l’arbre où elle réside. Peut-être se sert-elle de cette humeur corrosive pour ramollir le bois et le rendre de digestion plus facile. Quelle horreur de chenille !

Comment faire pour rapporter à l’oncle la précieuse capture ? Jules est ingénieux : il eut bientôt fait un cornet de papier où la bête fut poussée avec un bâton. Il mit dans sa poche quelques morceaux d’écorce et de bois qui lui paraissaient travaillés d’une certaine façon, il mit dans une boîte une douzaine de petits scarabées trouvés sous l’écorce, et l’on partit. En route, à diverses reprises, il fallut renouveler le cornet troué par la chenille, qui mâchait le papier aussi facilement qu’une feuille tendre de laitue. L’oncle était sur la porte ; il les vit arriver tout radieux de joie.

Paul. — La chasse est bonne. Pour votre coup d’essai, vous avez mis la main sur l’ennemi le plus redoutable des arbres.

Jules. — On l’appelle ?

Paul. — On l’appelle cossus gâte-bois. C’est la chenille d’un gros papillon que je vous montrerai tout à l’heure. Comme la chenille de la zeuzère, au sortir de l’œuf, elle se creuse un domicile dans le bois, qu’elle troue de larges et profondes galeries en rapport avec sa taille. Les ormes, les saules, les chênes, les peupliers, les platanes, sont les arbres qu’elle préfère. Elle vit trois ans ; aussi quand un arbre recèle plusieurs de ces terribles chenilles, est-il difficile qu’il résiste à leurs ravages si longtemps prolongés. Le nom de gâte-bois n’est que trop mérité ; je suis sûr que l’orme où vous avez pris la bête est un arbre perdu.

Jules. — Je le crois bien. Il n’a pas mon plein chapeau de feuilles, et encore sont-elles jaunes. Sous l’écorce, tout est vermoulu.

Paul. — Le cossus est d’autant plus redoutable que nous avons peu de moyens d’en défendre les arbres. La première année, quand la chenille encore jeune ronge la couche superficielle du bois, on soulève l’écorce d’où s’échappe de la vermoulure et l’on atteint sans peine l’ennemi ; mais plus tard, quand a chenille s’est enfoncée dans les profondeurs du tronc, il est impossible de l’en déloger. Pour diminuer au moins la détestable engeance, le moyen le plus efficace est de faire la guerre au papillon, qui apparaît en juillet et s’accroche au tronc des arbres où la chenille a vécu. Vous voyez alors combien il importe de connaître ce papillon, pour le détruire toutes les fois que l’occasion s’en présente et lui faire même expressément la chasse en temps opportun.

Émile. — La chenille que nous avons apportée est bien grosse, et pourtant je l’ai trouvée sous l’écorce, et non dans l’épaisseur du bois, que le couteau de Louis n’aurait pu atteindre.

Paul. — Cette chenille venait de l’intérieur du tronc ; elle s’était rapprochée de l’écorce pour creuser la fameuse fenêtre par où le papillon s’envole. La chenille du cossus fait comme celle de la zeuzère. Quand elle sent venir le moment de la métamorphose, elle se hâte de prolonger sa galerie jusqu’à l’extérieur du tronc, pour que le papillon trouve un chemin ouvert ; puis elle rentre dans les profondeurs du couloir, où elle peut en sûreté dépouiller sa peau de chenille et devenir chrysalide sans filer un cocon. La chrysalide est armée de piquants dirigés en arrière. Quand elle remue dans son canal, les piquants prennent appui sur le bois et la font avancer peu à peu. C’est de la sorte qu’à ses derniers moments elle remonte de l’intérieur du bois à la fenêtre ouverte, et sort à demi de l’arbre. Alors elle s’ouvre, et le papillon se dégage.

Jules alla chercher dans la chambre de l’oncle la boîte aux insectes, et Paul montra aux enfants le papillon.

Paul. — C’est en ce papillon que se change la chenille que vous avez apportée. Il est lourd, gros, ventru, d’un gris cendré, avec les ailes mouchetées de nombreuses rayures noirâtres. Il mesure bien près d’un décimètre d’un bout à l’autre des ailes étendues.