Les Ravageurs/XI
XI
LES SCOLYTES
Paul. — Maintenant revenons aux scolytes trouvés sous l’écorce de l’orme. Ce sont des coléoptères. La tête est noire avec un peu de duvet gris au milieu. Le corselet est grand, presque de la moitié de la longueur du corps ; sa couleur est d’un noir luisant. Les élytres sont d’un roux marron, ainsi que les pattes. Elles abritent des ailes membraneuses très légèrement noircies. Les scolytes se reconnaissent surtout à la façon dont le corps est conformé en arrière. Les élytres se terminent carrément, et le ventre est taillé d’une manière oblique et rentrante.
L’oncle montrait toutes ces choses sur l’insecte, qu’il avait transpercé, par le milieu de l’élytre droite, d’une longue et fine épingle pour le manier et l’observer commodément. L’épingle portant l’insecte était plantée sur un bouchon.
Jules. — Le scolyte est bien petit pour faire du mal à des arbres aussi grands que l’orme.
Paul. — Oui, il est petit, bien petit ; d’un bout du corps à l’autre on compte quelque chose comme six millimètres. Mais ce sont précisément les petits destructeurs qui sont les plus à craindre, parce qu’ils sont très nombreux et qu’ils échappent à nos regards peu attentifs. C’est presque toujours à notre insu qu’ils exercent leurs ravages. Quand le mal est fait, on s’en aperçoit ; alors il est trop tard. Que peut ronger un scolyte en sa vie ? Peut-être un morceau de bois gros comme une cerise. Le mal n’est rien pour un orme. Que voulez-vous que lui fassent quelques bouchées de la bestiole, à lui si grand, si fort ! Mais supposez des mille et des mille et puis encore des mille scolytes, et, bouchée par bouchée du tout petit scarabée, le gros arbre y passera.
D’ailleurs les scolytes ne s’établissent pas indifféremment dans toutes les parties du tronc, comme le font les cossus et les zeuzères ; ce sont de fins connaisseurs, qui préfèrent le bois jeune, tendre, plein de suc, au bois vieux, sec, coriace. Il faut vous dire que dans nos arbres il se forme chaque année, immédiatement au-dessous de l’écorce, une nouvelle couche de bois qui enveloppe l’ensemble des couches des années précédentes. Au cœur du tronc est le bois vieux, qui peut dans bien des cas sans inconvénient disparaître, car il sert uniquement de support à l’arbre sans remplir de rôle dans le travail de la vie ; témoins ces vieux saules caverneux, dont l’intérieur est tombé en pourriture, ravagé par les ans et les insectes, et qui cependant sont pleins de vigueur et couverts d’une abondante ramée. À la surface est le bois jeune et vivant, le bois en voie de se former ; là suinte la sève, qui est pour l’arbre ce que le sang est pour nous, c’est-à-dire le liquide nourricier d’où proviennent toutes choses.Eh bien, c’est dans l’écorce, dans la sève visqueuse, au contact du bois jeune, que s’établissent les scolytes, jamais ailleurs. Que deviendrions-nous, hélas ! si des myriades de mangeurs envahissaient nos veines et se nourrissaient de notre sang ! Fatalement nous péririons sans remède possible, comme périt l’orme dont la couche tendre, abreuvée de sève, est labourée par les scolytes. Voyons à l’œuvre le terrible scarabée.
En mai, la femelle, armée de solides mandibules, s’enfouit dans l’écorce ; puis, arrivée au bois, elle change brusquement de direction et creuse une galerie cylindrique de la grosseur de son corps. C’est le canal que vous voyez ici au milieu des nombreuses ramifications qui en partent. À mesure que le travail avance, elle pratique à droite et à gauche du couloir, à des distances égales, de petites entailles dans chacune desquelles elle dépose un œuf. La ponte achevée, elle sort à reculons par le trou qui lui a servi d’entrée. Et c’est fini, le vivre et le couvert sont assurés à la famille du scolyte.
Les œufs éclosent peu de jours après. Les jeunes larves se mettent à ronger, toujours entre le bois et l’écorce, et en s’éloignant peu à peu de la galerie centrale où elles sont nées. Chacune se creuse ainsi une galerie, d’abord très étroite, tout juste suffisante au passage du petit vermisseau, puis de plus en plus large à mesure que la larve grandit.
Jules. — Voilà pourquoi les galeries latérales vont en s’élargissant à mesure qu’elles s’éloignent du canal percé par la mère ?
Paul. — Précisément. Remarquez, mes enfants, une chose : ces galeries latérales ne se rencontrent jamais, ne se croisent pas l’une l’autre ; et pourtant les vers travaillent dans l’obscurité, ils ne se sont jamais entendus avec leurs voisins de droite et de gauche, ils ne savent pas même qu’ils ont des voisins dont les excavations et les leurs pourraient se rencontrer.
Émile. — Et qu’arriverait-il si deux galeries se croisaient ?
Paul. — Une des larves périrait, peut-être toutes les deux. Les larves sont très peu scrupuleuses entre elles ; leur métier est de manger : elles le font vaillamment sans se préoccuper de rien, pas même de leurs pareilles. La larve la plus forte rongerait la plus faible, sans plus de façon qu’un simple morceau de bois, et lui passerait à travers le corps pour continuer sa galerie.
Émile. — Je comprends qu’elles veillent à ne pas se rencontrer.
Paul. — Elles n’y veillent pas ; cela se fait tout seul. Pour nous guider sous terre et creuser les galeries des mines dans les directions voulues, il nous faut de savants calculs, la géométrie, la boussole. Pour garder leurs aliments respectifs, sans y voir, sans connaître les travaux des voisines, les larves ont l’instinct, qui leur tient lieu de géométrie, de calculs et de boussole.
Jules. — Comment est-elle, la larve du scolyte ?
Paul. — C’est un vermisseau blanc, grassouillet, ramassé sur lui-même. Il attaque le bois avec ses mandibules. Au reste, en voici un.
L’oncle venait de casser quelques morceaux d’écorce et avait trouvé dans leur épaisseur la larve du scolyte ainsi que la nymphe.
Émile. — Voyez comme les petites pattes et les ailes de la nymphe sont gentiment arrangées sous le ventre. On dirait que la bête est au maillot. Tout est d’un blanc de lait, excepté les pattes, qui ressemblent à du verre. Oh ! la jolie petite nymphe ! Elle ne bouge pas du tout, crainte peut-être de se faire du mal. Elle est si tendre !
Paul. — Dans quelques jours, elle se démènera si bien que la peau se fendra, et de cette espèce de maillot sortira l’insecte parfait, non avec ses couleurs, mais blanc. Puis, peu à peu, le corselet deviendra noir, et les élytres prendront leur teinte marron. Cela se fait au mois de mai, juste un an après l’éclosion des œufs. L’insecte perce avec ses mandibules la mince couche d’écorce que la larve a laissée intacte, et s’envole pour revenir bientôt à l’arbre pondre ses œufs.
Jules. — Voilà pourquoi l’écorce de l’orme était percée d’une foule de petits trous ronds comme en ferait une fine vrille. Les insectes parfaits avaient déménagé pour la plupart.
Paul. — C’est cela même. Les scolytes n’attaquent pas les arbres sains et vigoureux ; il leur faut une sève maladive, du bois un peu mortifié. Quand donc un orme dépérit de vieillesse, de blessures, de sécheresse ou pour tout autre motif, les scolytes accourent et achèvent le moribond. Très probablement les cossus, dont vous avez trouvé la chenille, sont la cause première, la cause véritable de la mort de l’orme. Les scolytes sont venus plus tard leur prêter main-forte dans le travail de destruction. Le remède, si toutefois il est encore applicable, consiste donc à combattre les causes qui rendent l’arbre souffrant. Si le dépérissement vient de la sécheresse, on pratique un copieux arrosage après avoir ameubli le sol par un labour profond ; s’il résulte d’un défaut de nourriture, autour de l’arbre on remplace la terre épuisée par de la terre neuve et des engrais ; si les cossus ou autres chenilles ont envahi le tronc, mais non profondément, on leur fait la chasse en soulevant l’écorce aux points attaqués. Quand la santé revient et que la sève n’est plus dans l’état d’altération convenable à leurs goûts, les scolytes se retirent ou périssent, car leur métier n’est pas de manger les vivants, mais bien les moribonds.
On trouve des scolytes sur l’orme et sur le chêne. On en trouve aussi dans les écorces des vieux arbres fruitiers malades, notamment du prunier, du cerisier, de l’abricotier, du poirier, du pommier. Dans tous les cas, les soins à prendre sont les mêmes.