Les Rétractations (Augustin)/I/XIX


Œuvres complètes de Saint Augustin, Texte établi par Poujoulat et Raulx, L. Guérin & Cie (p. 328-331).
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CHAPITRE XIX.

DU SERMON SUR LA MONTAGNE. – DEUX LIVRES.

1. C’est vers le même temps que j’écrivis deux volumes du sermon sur la montagne selon saint Matthieu. Quant à ce qu’on lit au premier de ces livres : « Bienheureux les pacifiques, parce qu’ils seront appelés enfants de Dieu[1]; » « la sagesse, dis-je, appartient aux pacifiques, dans lesquels tout est déjà en ordre, chez lesquels il n’y a pas de mouvement rebelle à la raison, mais où tout obéit à l’esprit de l’homme, qui lui-même obéit à Dieu[2]; » il faut que je m’explique. Il ne peut en effet arriver à personne en cette vie, de n’avoir point dans ses membres une loi qui répugne à la loi de l’esprit. Quand même l’esprit de l’homme résisterait à cette loi, au point que jamais sa volonté ne faillit, cependant la répugnance et la lutte y seraient. Cette parole : « Il n’y a pas de mouvement rebelle à la raison », ne se peut donc prendre que dans ce sens que les pacifiques domptent les concupiscences de la chair pour arriver un jour à la paix pleine et entière.

2. Aussi, lorsqu’ensuite, répétant cette sentence de l’Évangile : « Bienheureux les pacifiques, parce qu’ils seront appelés enfants de Dieu[3] », j’ai ajouté : « On y peut arriver même en cette vie, comme nous croyons que les Apôtres y sont parvenus[4] ; » cela ne se doit pas entendre dans le sens que les Apôtres, durant leur vie, n’éprouvaient aucun mouvement de la chair contraire à l’esprit ; mais que l’on peut arriver jusqu’où nous croyons que les Apôtres sont parvenus, c’est-à-dire, dans la mesure de la perfection humaine aussi complète qu’elle peut être dans cette vie. Je n’ai pas dit : « On peut y arriver dans cette vie, car nous croyons que les Apôtres y sont arrivés, »mais « comme nous croyons que les Apôtres y sont arrivés ; » en sorte qu’on y arrive comme ils y sont parvenus, c’est-à-dire dans la perfection qu’ils, ont atteinte et qui est celle dont la vie présente est capable, non pas celle que nous espérons un jour posséder dans la paix parfaite quand nous dirons : « O Mort, où est ton aiguillon[5]? »

3. Ailleurs[6], en citant ce témoignage : « Dieu ne donne pas l’esprit en le mesurant[7] », je n’avais pas compris que ce passage ne s’appliquait avec vérité qu’à Jésus-Christ. En effet, si Dieu ne donnait pas son esprit aux autres hommes en le mesurant, Elisée n’en aurait pas demandé le double de ce qu’avait reçu Élie. En exposant cette parole : « Il ne sera pas enlevé un iota, pas un accent à la loi avant que toutes ces choses arrivent[8] », j’ai dit qu’on ne pourrait la comprendre que comme l’expression véhémente de la perfection[9]. Alors naturellement on peut me demander. si cette perfection peut s’entendre en ce sens qu’il soit vrai que personne, usant de son libre arbitre, ne puisse vivre ici-bas sans péché. Par qui en effet la loi peut-elle être accomplie jusqu’à un accent, sinon par celui qui observe tous les préceptes divins ? Or, dans ces préceptes il y en a un qui nous ordonne de dire : « Pardonnez-nous nos péchés comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés[10] », et cette prière, l’Église tout entière la dit et la redira jusqu’à la fin des siècles. Donc tous les préceptes sont regardés comme accomplis, quand tout ce qui ne se fait pas est pardonné.

4. Assurément ce que dit le Seigneur : « Quiconque violera un seul de ces moindres commandements, et enseignera ainsi », et le reste, jusqu’à ces mots : « Si votre justice n’est pas plus abondante que celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux[11];» je l’ai beaucoup mieux exposé dans mes discours postérieurs ; mais il serait trop long de le répéter en ce moment. Le sens donné ici à ces paroles[12], c’est que ceux qui disent et qui font, ont une justice plus grande que celle des scribes et des pharisiens. Car Notre-Seigneur dit des pharisiens et des scribes : « Ils disent et ils ne font pas[13]. » Nous avons aussi beaucoup mieux compris dans la suite la parole : « Celui qui se met en colère contre son frère [14]. » Les manuscrits grecs ne portent pas : « sans cause », comme je l’ai mis, quoique le sens soit le même. En effet j’ai dit qu’il fallait considérer ce que c’est que de se mettre en colère contre son frère ; or, ce n’est pas se mettre en colère contre son frère que de s’irriter du péché de son frère ; celui-là donc qui s’irrite non contre le péché, mais contre son frère, se met en colère sans cause.

5. De même lorsque j’ai écrit : « C’est du père et de la mère, et des autres liens du sang qu’il faut comprendre cette parole, pour haïr en eux ce que le genre humain tire de la naissance et de la mort [15]; » il semble que j’ai voulu dire que ces liens naturels ne dussent pas exister au cas où l’homme n’ayant pas péché, personne n’eût été soumis à la mort ; ce sens-là, je l’ai réprouvé plus haut. Il y aurait eu, en effet, des parentés et des alliances, même si le péché originel n’eût pas été commis, et que le genre humain eût crû et se fût multiplié sans mourir. C’est ce qui doit servir à résoudre autrement cette question : pourquoi Dieu nous a ordonné d’aimer nos ennemis[16] tandis qu’ailleurs il nous a ordonné de haïr nos parents et nos enfants[17] ? Elle ne doit pas en effet être résolue comme nous l’avons fait ici, mais comme nous l’avons souvent fait postérieurement, à savoir : nous devons aimer nos ennemis pour les gagner au royaume de Dieu, et haïr nos parents, s’il nous en éloignent.

6. Semblablement, le précepte qui interdit à un mari de répudier sa femme, si ce n’est pour cause de fornication, je l’ai discuté ici avec le soin le plus scrupuleux[18]. Mais quelle est la fornication pour laquelle le Seigneur permet la répudiation ? Est-ce celle qui se compte parmi les crimes honteux, ou celle de laquelle il est écrit : « Vous avez perdu quiconque commet une fornication contre vous[19] », et dont la première fait aussi partie ; car il n’est pas sans commettre la fornication contre Je Seigneur celui qui corrompt les membres du Christ et les transforme en membres d’une courtisane ? Voilà ce qu’il faut examiner, rechercher et méditer à fond. En une matière si importante et si difficile, je ne voudrais pas que le lecteur pût penser que ma discussion suffise ; qu’il veuille bien, au contraire, lire d’autres écrits, soit ceux que j’ai composés depuis, soit ceux qui ont été mieux rédigés et médités par d’autres. Que lui-même, s’il le peut, débatte dans son intelligence avec plus de sagacité et de prudence les raisons qui peuvent à bon droit être invoquées ici. En effet tout péché n’est pas une fornication ; Dieu ne perd pas tous les pécheurs, lui qui chaque jour exauce les saints qui lui disent : « Pardonnez-nous nos péchés[20]; » et cependant il condamne, il perd quiconque commet une fornication contre lui. Quelle est donc cette fornication ? Comment l’entendre et comment la limiter ? Est-il aussi permis pour elle de répudier une épouse ? La question est des plus obscures. Quant à la permission de répudier basée sur la fornication en tant que crime honteux, cela rie fait pas de doute. Seulement, quand j’ai dit que cette répudiation était permise mais non ordonnée, je n’avais pas fait attention à cette autre parole de l’Écriture « Celui qui garde une adultère est un fou et un impie[21]. » Il est bien entendu que je n’appellerai pas non plus adultère la femme de qui le Seigneur a dit : « Moi je ne vous condamnerai pas, allez et ne péchez plus[22] », pourvu qu’elle lui ait obéi.

7. En un autre endroit j’ai défini le péché mortel contre un frère, duquel saint Jean dit : « Je ne dis pas que personne prie pour lui[23];» je l’ai défini, dis-je, en ces mots : « Le péché mortel contre un frère est, je pense, celui que l’on commet quand, après que l’on a connu Dieu par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, l’on porte atteinte à la fraternité et que l’on est poussé, par les flammes de l’envie, contre cette grâce par laquelle on a été réconcilié avec Dieu[24] ». Je n’ai pas prouvé mon dire, parce que je l’ai énoncé comme étant seulement ma pensée. Mais il fallait ajouter : si toutefois on achève sa vie dans cette atroce perversité ; car il ne faut jamais désespérer ici-bas même des plus méchants ; et on a raison de prier toujours pour celui de qui on ne désespère pas.

8. Dans le second livre je dis : « Il ne sera permis à personne d’ignorer le royaume de Dieu, lorsque le Fils unique de Dieu sera venu du ciel non-seulement d’une façon intelligible, mais d’une façon visible comme homme du Seigneur, pour juger les vivants et les morts[25]. » Je ne pense pas que l’on puisse se servir à bon droit de cette expression, homme du Seigneur, pour le Médiateur entre Dieu et les hommes, pour Jésus-Christ homme, puisqu’il est le Seigneur. Quel est en effet l’homme de qui on ne puisse pas dire dans sa sainte famille qu’il est l’homme du Seigneur ? Si je me suis servi de ce terme, c’est que je l’ai lu dans quelques écrivains catholiques, interprètes des saintes Écritures. Je voudrais ne pas l’avoir employé partout où je m’en suis servi. En effet j’ai vu plus tard qu’il n’était pas absolument propre, quoiqu’il puisse se défendre par quelques bonnes raisons. De même j’ai dit « La conscience de personne, ou à peu près, ne peut détester Dieu[26]. » Je n’aurais pas dû parler ainsi ; car il y a beaucoup de personnes de qui il est écrit : « L’orgueil de ceux qui vous détestent, Seigneur[27]. »

9. Ailleurs j’ai écrit : « Quand le Seigneur a dit : À chaque jour suffit son mal[28], il a voulu nommer mal la nécessité où nous sommes de prendre chaque jour de la nourriture, parce que cette nécessité est une peine ; elle appartient à cette fragilité que le péché nous a méritée[29]. » Mais je n’ai pas fait attention que dans le paradis des aliments avaient été donnés à nos premiers parents, avant que le péché ne leur attirât cette peine de mort. Ils étaient alors immortels et revêtus d’un corps, non pas spirituel, mais animal, et dans cet état d’immortalité, ils devaient cependant user de nourriture. Lorsque j’ai dit aussi[30] : « Cette Église que Dieu s’est choisie, glorieuse et n’ayant ni tache ni ride[31]; » je n’ai pas entendu que l’Église fût actuellement absolument telle et dans toutes ses parties. On ne peut douter qu’elle ait été choisie pour être telle quand le Christ, sa vie, apparaîtra ; elle, alors, apparaîtra également dans la gloire ; et voilà pourquoi elle est appelée glorieuse. De même quand le Seigneur dit : « Demandez et vous recevrez ; cherchez et vous trouverez ; frappez et il vous sera ouvert », j’ai laborieusement essayé d’exposer en quoi diffèrent ces trois choses[32]. Il vaut bien mieux les rapporter toutes à une très-instante prière. C’est ce que démontre la conclusion de ce passage, où Notre-Seigneur dit : « A combien plus forte raison votre Père qui est dans les cieux donnera-t-il les biens à ceux qui les lui demanderont[33] ! » Il n’a pas dit en effet à ceux qui demanderont, qui chercheront, qui frapperont. Cet ouvrage commence ainsi : « Le discours qu’a prononcé le Seigneur. »

  1. Mat. 5, 9
  2. Liv. 1, C. 4, n. 11
  3. Mat. 5, 9
  4. Liv. 1, C. 4, n. 12
  5. 1Co. 15, 55
  6. Liv. 1, C. 6, n. 17
  7. Jn. 3, 34
  8. Mat. 5, 18
  9. Liv. 1, C. 8, n.20
  10. Mat. 6, 12
  11. Id. 5, 18-20
  12. Liv. 1, C. 20, n. 21.
  13. Mat. 23.
  14. Id. 5, 22
  15. Liv. 1, C. 15, n. 41
  16. Mat. 5, 44
  17. Luc. 14, 26
  18. Liv. 1, C. XII
  19. Psa. 67, 27
  20. Mat. 6, 12
  21. Pro. 18, 22
  22. Jn. 8, 11
  23. 1 Jean, 5, 16
  24. Liv. 1, C. 22, n. 73
  25. Liv. 2, C. 6, n. 20
  26. Liv. II, C. 14, n. 48
  27. Psa. 73, 23
  28. Mat. 6, 34
  29. Liv. 2, C. 17, n. 56
  30. Id. C. 19, n. 66
  31. Eph. 5, 27
  32. Liv. 2, C. XXI.
  33. Mat. 7, 7,11