CHAPITRE XLI

Elle dit, et la vieille mère
En parlant répandit des pleurs :
Jenny, je t’avais dit naguère
De ne pas suivre les chasseurs.

Ancienne ballade.

En entrant dans la chaumière, Morton reconnut que son hôtesse ne l’avait pas trompé. Elle lui fit servir un repas frugal ; et, quoiqu’il n’eût pas un pressant besoin de manger, il se mit à table afin de pouvoir la faire jaser. Malgré la privation de la vue, Bessie veillait avec assiduité à ce que rien ne manquât au voyageur.

— N’avez-vous que cette jolie enfant pour vous aider à servir les voyageurs ? lui demanda Henry.

— Oui, Monsieur. Je demeure seule ; il vient peu de monde, et je ne gagne pas assez pour payer une servante. J’ai eu deux fils qui veillaient à tout autrefois ; Dieu me les avait donnés, Dieu me les a retirés : que son nom soit béni ! Même depuis que je les ai perdus, j’ai été plus à l’aise que vous ne me voyez ; mais c’était avant la dernière révolution.

— En vérité ! Vous êtes pourtant de la secte presbytérienne.

— Je le suis. Monsieur.

— Comment se fait-il donc que la révolution vous ait causé quelque préjudice ?

— Si elle a fait le bien du pays, qu’importe ce qu’elle a produit pour un pauvre vermisseau comme moi ?

— Mais encore, je ne vois pas comment elle a pu vous nuire ?

— C’est une longue histoire, Monsieur. Une nuit, c’était environ six semaines avant la bataille du pont de Bothwell, un jeune gentilhomme s’arrêta dans cette pauvre chaumière. Il était pâle, couvert de blessures, perdant tout son sang. Son cheval même était tellement épuisé, qu’il ne pouvait mettre un pied devant l’autre : il était poursuivi, et c’était un de nos ennemis. Que devais-je faire. Monsieur ? Vous qui êtes un soldat, vous me traiterez peut-être de vieille folle ; mais je le fis entrer chez moi, j’arrêtai le sang, et je le cachai jusqu’à ce qu’il pût partir.

— Et qui oserait vous blâmer d’avoir agi ainsi ?

— Il est pourtant vrai que cela me fît regarder de mauvais œil par notre parti. Mais je n’avais pas reçu l’inspiration de répandre le sang ; il me semblait, au contraire, que le ciel m’ordonnait de l’épargner et de sauver mon semblable : jamais je ne m’en suis repentie, quoiqu’on m’ait reproché de ne pas avoir un cœur de mère ; puisque j’avais secouru un homme appartenant au corps qui avait assassiné mes deux fils.

— Assassiné vos deux fils ?

— Oui, quoique vous puissiez donner à leur mort un autre nom : l’un est mort en combattant pour le Covenant trahi ; l’autre… ah ! mon Dieu ! les dragons vinrent l’arrêter ici, et ils le fusillèrent devant la maison, sous mes propres yeux, qui depuis ce jour-là n’ont plus fait que verser des larmes ; c’est alors que ma vue a commencé à décliner. Je vous le demande. Monsieur, aurais-je rendu la vie à mon Johny et à mon Ninian en sacrifiant celle de lord Evandale ?

— C’est à lord Evandale que vous avez sauvé la vie ?

— Oui, Monsieur, et depuis ce temps il a eu bien des bontés pour moi. Il m’a donné une vache et un veau, du blé, de l’argent ; et tant qu’il a eu de l’autorité, personne n’aurait osé m’insulter. Mais nous sommes vassaux du château de Tillietudlem ; Basile Olifant, le laird actuel, plaida longtemps contre lady Marguerite pour la propriété de ce domaine, et lord Evandale soutenait la vieille dame pour l’amour de miss Edith, qui est une des meilleures et des plus jolies filles d’Écosse, à ce qu’on dit dans tout le pays ; enfin, Basile gagna le château et les terres. Quand vint la révolution, il s’insinua dans les bonnes grâces du nouveau gouvernement ; lord Evandale, au contraire, perdit tout crédit, parce qu’il était trop fier et trop franc pour changer à tout vent. Mais Basile Olifant ne pouvait pardonner à lord Evandale de s’être déclaré contre lui dans son procès ; c’est un homme vindicatif : ne pouvant rien contre lui personnellement, il persécuta la pauvre Bessie Maclure, parce qu’il savait que lord Evandale la protégeait. Il a fait vendre mes vaches pour des arrérages de rente que je lui devais ; il a eu soin que j’eusse continuellement des dragons à loger ; en un mot, il a cherché tous les moyens de me ruiner, et tout cela pour chagriner lord Evandale ; mais il s’est bien trompé, car lord Evandale n’en sait rien, et il se passera bien du temps avant que je l’en instruise. Je sais supporter les peines que le ciel m’envoie ; et la perte des biens de ce monde n’est pas la plus grande.

Morton entendit avec autant d’admiration que d’intérêt la peinture naïve de la résignation, de la reconnaissance et du désintéressement de cette bonne femme ; il ne put s’empêcher de maudire le lâche qui avait cherché le plaisir d’une si misérable vengeance.

— Ne le maudissez pas ! reprit-elle ; j’ai entendu dire qu’une malédiction était comme une pierre lancée en l’air, et qui peut retomber sur la tête de celui qui la jette : mais si vous connaissez lord Evandale, conseillez-lui de prendre garde à lui, car j’ai entendu prononcer son nom plusieurs fois par des soldats qui sont ici, et l’un d’eux va souvent à Tillietudlem. On l’appelle Inglis : il est comme le favori de Basile Olifant, quoiqu’il ait été un des plus cruels persécuteurs du pays, si l’on en excepte le brigadier Bothwell.

— Je prends le plus vif intérêt à la sûreté de lord Evandale, dit Morton ; et vous pouvez compter que je trouverai le moyen de lui faire savoir ce que vous venez de m’apprendre. Mais en récompense, permettez-moi une question. Pouvez-vous me donner quelques nouvelles de Quintin Mackell d’Irongray ?

— Des nouvelles de qui ? s’écria la vieille aveugle d’un ton de surprise et d’effroi.

— De Quintin Mackell d’Irongray. Ce nom a-t-il quelque chose d’effrayant ?

— Non…, non, répondit-elle en hésitant. Mais l’entendre prononcer par un étranger ! Que le ciel me protège ! De quel nouveau malheur suis-je encore menacée ?

— Aucun dont je puis être cause. Celui dont je vous parle n’a rien à craindre de moi, si, comme je le suppose, son véritable nom est John Bal…

— Ne prononcez pas ce nom ! s’écria la vieille en mettant un doigt sur sa bouche. Je vois que vous connaissez son secret, je puis donc parler librement. Mais, pour l’amour de Dieu, vous m’assurez bien que votre intention n’est pas de lui nuire ? Cependant vous m’avez dit que vous êtes militaire.

— Il est vrai ; mais un militaire dont il n’a rien à craindre. Je commandais avec lui à la bataille du pont de Bothwell.

— Est-il possible ? Il y a dans votre voix quelque chose qui, à la vérité, inspire la confiance ; et puis vous parlez rondement, sans chercher vos paroles, comme un homme franc et honnête.

— Et j’ose me flatter que je le suis.

— C’est que, Monsieur, dans ce malheureux temps, les frères sont armés les uns contre les autres ; et Burley n’a pas moins à craindre du nouveau gouvernement que de l’ancien.

— Vraiment ! je l’ignorais. Mais je dois vous dire que j’arrive tout récemment des pays étrangers.

— Écoutez-moi donc, dit la vieille : — Vous savez combien il a travaillé pour la délivrance des élus ! Après la déroute de l’armée, il passa en Hollande : là, ceux mêmes de nos frères qui étaient en exil refusèrent de le voir, et le prince d’Orange lui fit ordonner de sortir du pays. Il retourna donc auprès de moi et dans son ancien lieu de refuge, qu’il connaissait depuis longtemps et où il était encore caché deux jours avant la grande victoire de Loudon-Hill, Je me souviendrai toujours qu’il y revenait le soir du jour où le jeune Milnwood fut capitaine du perroquet.

— Quoi ! dit Morton, c’est donc vous qui, assise sur le bord du chemin, lui dîtes qu’un lion était dans le chemin qui conduit aux montagnes ?

— Au nom du ciel ! qui êtes-vous donc ? s’écria la vieille aveugle. Mais, qui que vous soyez, continua-t-elle, pouvez-vous trouver mauvais que j’aie voulu sauver la vie d’un de mes amis comme j’ai sauvé celle d’un de mes ennemis ?

— Non, vraiment, ma bonne femme. Continuez votre récit. J’ai seulement voulu vous prouver que je connais assez bien les affaires de celui dont nous parlons, pour que vous puissiez me confier ce qui vous reste à m’apprendre.

— Je n’ai plus que peu de chose à dire. — Les Stuarts ont été détrônés, Guillaume et Marie règnent à leur place, mais il n’est pas plus question du Covenant que s’il n’existait pas. Ils ont accueilli le clergé toléré et une assemblée érastienne, au lieu de la sainte église d’Écosse. Nos fidèles champions sont encore plus mal avec ces hypocrites qu’avec la tyrannie déclarée des jours de persécution.

— En un mot, dit Morton, vous n’êtes pas pour le nouveau gouvernement, et Burley pense comme vous.

— Plusieurs de nos frères croient que nous avons combattu, jeûné, prié, souffert pour la grande ligue nationale du Covenant, et qu’on oubliera tout à fait que nous avons combattu, jeûné, prié et souffert. D’abord on crut qu’on parviendrait à quelque chose en rappelant l’ancienne dynastie avec de nouvelles conditions ; et après tout, si le roi Jacques a été banni, j’ai entendu dire que les plus grands reproches que lui adressassent les Anglais étaient en faveur de sept prélats impies. De sorte que, bien qu’une partie des nôtres aient adopté le régime actuel et levé un régiment sous les ordres du comte d’Angus, notre brave ami et quelques autres préférèrent écouter les jacobites plutôt que de se déclarer contre eux.

— Se sont-ils bien adressés pour obtenir la liberté de conscience ?

— Oh ! mon cher Monsieur, le jour naturel se lève à l’orient ; mais la lumière spirituelle peut venir du nord.

— Et Burley a été la chercher dans le nord ?

— Oui, Monsieur, et il y a vu Claverhouse lui-même, qu’on appelle aujourd’hui Dundee.

— Est-il possible ? j’aurais juré que cette rencontre aurait coûté la vie à l’un d’eux.

— Non, non. Monsieur ; en des temps de troubles on voit d’étranges changements. — Montgomery, Fergusson et tant d’autres, qui étaient les plus grands ennemis de Jacques, sont pour lui maintenant. Claverhouse reçut bien notre ami, et renvoya se consulter avec lord Evandale ; mais ce fut ce qui rompit tout : lord Evandale ne voulut ni le voir ni l’entendre ; et depuis lors notre ami est dans un délire plus terrible que jamais, jurant de tirer vengeance de lord Evandale, et ne parlant que de brûler et de tuer. Oh ! quels affreux excès de colère ! Ils troublent son âme, et donnent un triste avantage à l’ennemi.

— L’ennemi ! quel ennemi ?

— Vous connaissez John Balfour de Burley et vous ignorez qu’il a des combats cruels et fréquents à soutenir contre l’esprit du mal ? Ne l’avez-vous jamais vu seul, la Bible à la main et son épée sur ses genoux ? N’avez-vous jamais, dormant avec lui dans la même chambre, entendu sa lutte contre les illusions de Satan ? Oh ! vous le connaissez mal, si vous ne l’avez vu que le jour. Je l’ai vu, moi, après ces agitations cruelles dont nul homme peut-être n’a jamais été témoin, je l’ai vu trembler si fort qu’un enfant l’eût arrêté.

Morton commença à se rappeler Balfour tel qu’il l’avait vu pendant son sommeil dans le grenier de Milnwood, et les bruits répandus parmi les caméroniens, qui citaient souvent les extases de Burley et ses combats avec l’esprit des ténèbres. Il en conclut que cet homme était victime de ses propres illusions. Il était naturel de supposer que les regrets de l’ambition, la ruine de ses espérances, avaient fait dégénérer son enthousiasme en une démence irrégulière. Il n’était pas sans exemple, dans ces malheureux temps, que des hommes tels que sir Harry Vane, Harrison, Overton et autres, qu’excitait un aveugle enthousiasme, pussent se conduire dans le monde, non seulement avec adresse et bon sens au milieu des crises les plus difficiles, et avec courage dans le danger, mais encore avec l’intelligence et la valeur éclairée des grands capitaines. La suite de l’entretien confirma à Henry la justesse de ces réflexions.

— Au point du jour, avant que les soldats soient levés, dit mistress Maclure, ma petite Peggy vous conduira. Mais il vous faudra laisser passer son heure de danger, comme il l’appelle, avant de le surprendre dans son lieu de refuge. Peggy vous avertira. Elle y est accoutumée, car c’est elle qui lui porte tous les jours les provisions dont il a besoin pour soutenir sa vie.

— Et quelle retraite ce malheureux a-t-il choisie ?

— Un des lieux les plus imposants où jamais créature vivante se soit retirée : on l’appelle la caverne de Linklater. — C’est un endroit lugubre ; mais il le préfère à tout autre. — Désirez-vous quelque chose avant de vous coucher ? car il faudra vous lever de grand matin,

— Rien du tout, ma bonne mère, et il lui souhaita le bonsoir.

Il se jeta sur son lit, et finit par s’endormir malgré la pénible agitation de son âme.