CHAPITRE XL

Voyons, où donc est-il cet hôte si joyeux ?
C’est ma coutume à moi de causer avec l’hôte.

Le Voyage d’un amant.

Morton arriva sans encombre à la ville, et descendit à l’auberge de Niel. Il avait pensé plus d’une fois en chemin que l’habit qu’il avait porté dans sa jeunesse pouvait favoriser ses recherches, mais qu’aussi il lui rendrait peut-être plus difficile de conserver l’incognito. Toutefois, plusieurs années d’absence et de campagne avaient tellement changé ses traits, qu’il espéra que dans l’homme mûr, personne ne reconnaîtrait le jeune vainqueur à l’exercice du perroquet.

L’auberge était pleine et paraissait jouir encore de son ancienne célébrité. La vue de Niel, plus joufflu et moins civil que par le passé, prouva à Morton que la bourse s’était aussi arrondie que la personne. Sa fille avait acquis l’air d’une servante d’auberge fort entendue, et que ni le bruit des armes ni les soucis de l’amour n’étaient en état de distraire de ses fonctions. Tous deux ils n’accordèrent à Henry que le degré d’attention auquel doit s’attendre un étranger qui voyage sans train et sans domestique. Résolu de se conformer au rôle de l’humble personnage qu’il représentait en ce moment, le voyageur conduisit lui-même son cheval à l’écurie.

C’était là que quelques années auparavant Morton avait célébré sa promotion au grade de capitaine de perroquet. Il sentait qu’une grande révolution s’était opérée en lui depuis ce jour de fête, et cependant, à une légère différence près, l’assemblée paraissait composée des mêmes groupes qu’il y avait vus autrefois. De paisibles bourgeois buvaient leur petite mesure d’eau-de-vie ; des soldats vidaient leur pinte d’ale ; le cornette ne jouait pas, il est vrai, au tric-trac avec le desservant en soutane, mais il buvait une petite mesure d’eau admirable avec le ministre presbytérien en manteau gris. C’était, sous certains rapports, la même scène que cinq ans auparavant, mais les personnages étaient changés. — Le flux et le reflux du monde peut croître et décroître, pensa Morton ; mais les places que le hasard rend vacantes ne manqueront jamais d’être remplies. Dans les travaux, de même que dans les plaisirs de la vie, les hommes se succèdent comme les feuilles des arbres.

Connaissant par expérience la meilleure manière d’obtenir des égards dans une auberge, ii demanda une pinte de vin de Bordeaux, que l’hôte lui apporta fraîchement tiré et moussant encore dans la mesure, car, à cette époque, on n’était pas encore dans l’usage de mettre le vin en bouteilles. Morton avait ses vues, il invita Niel à s’asseoir et à en prendre sa part ; Niel, habitué à recevoir de pareilles invitations de ceux qui n’avaient pas de meilleure compagnie, accepta sans façon.

Tout en vidant la pinte, dont Morton eut soin de lui faire boire la plus grande partie, Niel jasa des nouvelles du pays, des naissances, des mariages, des morts, des mutations de propriété, de la ruine d’anciennes familles, et de la fortune faite par quelques parvenus ; mais il ne souffla mot sur les affaires politiques, ce ne fut que d’après une question de Morton qu’il dit d’un air d’indifférence : — Oh ! oui, nous avons toujours des soldats dans le pays, plus ou moins : il y a une troupe de cavalerie à Glascow ; leur commandant s’appelle, je crois, Wittybody. C’est un Hollandais ; je n’ai jamais vu figure si grave et si flegmatique.

— Vous voulez dire Wittenbold, repartit Morton : n’est-ce pas un vieillard à cheveux gris, qui parle fort peu ?…

— Et qui fume toujours. Je vois que vous le connaissez. Ce peut être un brave homme pour un soldat et un Hollandais ; mais fût-il dix fois plus général et Wittybody, il n’entend rien à la cornemuse, et il me fit interrompre un jour au milieu de l’air de Torpichan, le plus bel air de cornemuse qu’on ait jamais entendu.

— Les militaires que je vois ici appartiennent-ils à son régiment ?

— Ce sont d’anciens dragons écossais, ils ont servi sous Claverhouse.

— Ne dit-on pas qu’il a été tué ?

— Le bruit en court, mais j’en doute encore. Quant à ces dragons, s’il paraissait ici, ils se rangeraient sous ses drapeaux aussi vite que je vais boire ce verre de vin. Au fait, ils sont aujourd’hui les soldats du roi Guillaume ; mais il n’y a pas longtemps qu’ils étaient ceux du roi Jacques. La raison en est toute simple. Pour qui se battent-ils ? pour celui qui les paie : ils n’ont ni terres ni maisons à défendre. Cependant il résulte toujours une bonne chose de la révolution ; c’est que chacun peut dire librement son avis sans crainte d’aller coucher en prison et d’être pendu.

Morton, voyant qu’il avait fait quelque progrès dans la confiance de l’hôte, après avoir hésité un instant, comme le fait naturellement tout homme qui attache une certaine importance à la réponse qui doit suivre la question qu’il va faire, demanda à Niel s’il connaissait dans le voisinage une femme nommée Elisabeth Maclure.

— Si je connais Bessie Maclure ? dit l’aubergiste : si je connais la sœur du premier mari de ma défunte femme ? la paix soit avec elle ! Bessie est une brave femme, mais elle a eu bien des malheurs. Elle a perdu deux de ses garçons dans le temps de la persécution, et elle n’a pas passé un seul mois sans avoir des dragons à loger ; car n’importe quel parti ait le dessus, c’est toujours sur nous, pauvres aubergistes, que tombe le fardeau.

— Elle tient donc une auberge ?

— Un petit cabaret. Elle vend de l’ale aux gens qui voyagent à pied ; mais sa maison n’a rien qui puisse attirer le chaland.

— Pouvez-vous me donner un guide pour me conduire chez elle ?

— Est-ce que vous ne logerez pas ici cette nuit ? Vous ne trouverez pas toutes vos aises chez Bessie Maclure, dit Niel dont l’intérêt qu’il prenait à sa belle-sœur n’allait pas jusqu’à lui envoyer des voyageurs qu’il pouvait retenir chez lui.

— J’ai un rendez-vous chez elle avec un ami. Je ne me suis arrêté ici que pour boire le coup de l’étrier et m’informer du chemin.

— Vous feriez mieux de rester ici.

— Impossible. Il faut que je me rende chez cette femme, et je vous prie de me procurer un guide.

— Vous en êtes bien le maître. Monsieur ; mais du diable si vous avez besoin de guide. Vous n’avez qu’à suivre la rivière pendant deux milles, comme si vous vouliez aller à Milnwood ; ensuite vous trouverez à main gauche, une mauvaise route qui conduit dans les montagnes, et deux milles plus loin la maison de Bessie Maclure. Il n’y a pas de danger de vous tromper. Je suis fâché que vous vouliez partir,

Morton paya son écot et se mit en chemin.

Les derniers rayons du soleil disparaissaient, il entra dans le sentier qui conduisait aux montagnes. — C’est ici, pensa-t-il, que commencèrent tous mes malheurs ; c’est ici que Burley allait me quitter, quand une femme vint l’avertir que des soldats gardaient la route qui conduit aux montagnes. N’est-il pas bien étrange que ma destinée soit si étroitement liée à celle de cet homme ? Que ne puis-je recouvrer la paix et la tranquillité au lieu même où je les ai perdues !

Tout en faisant ces réflexions il pressait son cheval, car l’obscurité devenait de plus en plus épaisse.

Il était dans une vallée bordée de montagnes couvertes de bois. Un ruisseau donnait à ce lieu toute la vie qu’un site sauvage peut recevoir d’une onde. Le sentier suivait la rive du ruisseau, qui tantôt était visible, et tantôt ne se distinguait plus que par son murmure sur les cailloux.

Il entrait dans un endroit où la vallée commençait à s’élargir. Un champ cultivé et une petite prairie annonçaient la main et la présence de l’homme ; un peu plus loin, sur le bord de la route, s’élevait une petite chaumière. Une inscription mal écrite, et plus mal orthographiée, annonçait au voyageur qu’il y trouverait bon logis, à pied comme à cheval. Cette invitation n’était pas à dédaigner, eu égard à l’aridité du pays qu’on venait de parcourir pour y arriver, et à la région plus sauvage encore qui s’étendait au delà de ce modeste asile. — Ce n’est que dans un endroit semblable que Burley pouvait trouver une confidente digne de lui, pensa Morton.

En s’approchant il aperçut la maîtresse de la maison, assise à la porte et occupée à filer. — Bonsoir, la mère, lui dit-il ; ne vous nommez-vous pas mistress Maclure ?

— Elisabeth Maclure, Monsieur ; pour vous servir.

— Pouvez-vous me loger cette nuit ?

— Oui, Monsieur, si vous voulez bien vous contenter du peu que je pourrai vous offrir.

— J’ai été soldat, ma bonne femme.

— Soldat, que le ciel vous accorde un autre métier !

— N’est-ce donc pas une profession honorable ?

— Je ne juge personne. Monsieur, et le son de votre voix me prévient en votre faveur. Mais j’ai vu faire tant de mal à ce pauvre pays par les soldats, que je me console d’avoir perdu la vue, en songeant que je n’en pourrai plus voir.

Comme elle parlait ainsi, Morton remarqua qu’elle était aveugle.

— Mais ne vous incommoderai-je pas, ma bonne femme ? lui dit-il d’un ton de compassion ; l’état où vous êtes ne paraît pas vous permettre de vous livrer aux travaux de votre profession.

— Ne craignez rien, Monsieur, je connais la maison, et j’y marche comme si j’avais encore mes yeux. D’ailleurs, j’ai une jeune fille pour m’aider, et quand les dragons reviendront de leur patrouille, pour une bagatelle ils auront soin de votre cheval.

D’après cette assurance, Morton mit pied à terre.

— Peggy, dit l’hôtesse, menez le cheval de monsieur à l’écurie, et jetez dans le râtelier une botte de foin en attendant que les dragons arrivent… Entrez, Monsieur, dit-elle ensuite à Morton : la maison n’est pas belle, mais au moins elle est propre.