Les Poètes du terroir T I/F.-M. Luzel

Les Poètes du terroir du XVe au XXe siècleLibrairie Ch. Delagrave Tome premier (p. 421-424).

F.-M. LUZEL

(1821-1895)


François-Marie Luzel — ou F.-M.-Ann U’c’hol — appartenait à une famille originaire des environs du Guerlesquin (Finistère). Il naquit au manoir de Kéranborn-en-Plouaret (Côtes-du-Nord) le 22 juin 1821. Il a chanté la maison de son enfance dans une de ses plus touchantes poésies ; il avait soixante-neuf ans alors. C’est un beau poème, a-t-on écrit, où revivent les chers souvenirs du jeune âge, évoqués dans le cœur ému du vieillard. On y retrouve les impressions premières au milieu desquelles s’est éveillée cette âme qui devait si merveilleusement vibrer à tous les chants de Bretagne. « Voici, dans le foyer, le fauteuil de son père et, tout autour, les valets ; à l’autre bout de la salle, les servantes sont assises et filent. L’une d’elles se met à chanter, et le silence se fait soudain. Mais, mieux que les servantes, les mendiants connaissent les gwerzions et les sonions, et pour prix de l’hospitalité accordée toujours, il leur faut aussi chanter. L’enfant écoutait en silence, saouezet pe spontet, émerveillé ou effrayé. Parmi tous ces chanteurs ou conteurs, car les récits alternaient avec les chants, le plus célèbre, le plus aimé avait nom Garandel. » C’était un aveugle, et le jeune Luzel ne se lassait pas de l’entendre. « Je buvais ses paroles, dit-il, et pendant trois ou quatre jours il demeurait notre hôte au manoir. » Son premier maître fut un vieil instituteur de Plouaret, le père Thomas ; il eut pour condisciple à l’école du bourg Yann Dargent, qui devait illustrer, par le pinceau, la Légende dorée de Bretagne. De là, il vint à Rennes et entra au collège, où l’un de ses oncles maternels, Jean-Marie Le Huërou, professait l’histoire depuis 1834. Ses études terminées, il gagna Brest et Paris et fréquenta les milieux littéraires. De cette époque datent ses relations avec son compatriote le futur auteur de la Vie de Jésus. Sa vie n’était pas fixée. Tour à tour professeur, journaliste, employé de préfecture, juge de paix, il pérégrina de Lorient à Pontoise, de Morlaix à Rennes et à Daoulas, jusqu’au jour où il devint archiviste à Quimper. « Fluctuations apparentes d’ailleurs ; hésitations de sa vie extérieure plutôt, car depuis longtemps il avait trouvé sa voie… » La Bretagne lui doit beaucoup. Pendant trente années, avec une persévérance, une exactitude, une science incomparables, il a cherché et recueilli tous les témoignages populaires : drames, contes, chansons et légendes du terroir. Son œuvre est immense, et ce n’est pas sans raison qu’il fut surnommé « le Juif errant de la basse Bretagne ». Folkloriste des plus éminents, après tant de courses fructueuses, il a rapporté quatre volumes de gwcrzious et de sonioiis : Gwerziou Breiz Izel (Lorient, E. Corfmat, 1868-1874, 2 vol. in-8o) ; Soniou Breiz Izel (Paris, Bouillon, 1890, 2 vol. in-8o). On lui doit encore : Sainte Tryphine et le Roi Arthur, mystère breton, texte et trad. (Morlaix, Haslé, 1865, in-12) ; De l’Authenticité des chants du Barzaz Breiz (Paris, Franck, 1872, in-8o ; Veillées bretonnes (Morlaix, impr. Mauger, 1879, in-12) ; des Légendes chrétiennes de Basse Bretagne (Paris, Maisonneuve, 1881, 2 vol. in-16), et des Contes populaires, etc. (ibid., 1887, 3 vol. in-16) ; une excellente étude littéraire : Deux Bardes bretons, Brizeux et Prosper Proux (Quimperlé, Clairet, 1889, in-8o) ; La Vie de saint Gweneolé, mystère (Quimperlé, Ch. Cotonnec, 1889, in-8o) ; enfin, il s’est fait une place à part avec des poèmes originaux : Les Chants de l’épée (1856, in-18) ; Bepred Breizad (Toujours Breton), poésies bretonnes, avec trad. française (Morlaix, J. Haslé, 1865, in-8o) ; Jean Kergoglor, le chanteur nomade (1891, in-8o), où, en digne fils instinctif des anciens maîtres armoricains, il a inscrit son amour du sol ancestral. Ce n’est point par vaine rhétorique qu’il s’est écrié, dans la préface du second de ces livres : « Les vieux bardes ont prédit à notre langue l’éternité des roches de nos landes et de nos rivages, et des mains pieuses et dévouées sont toujours occupées à entretenir le feu sacré des traditions nationales et à les transmettre, à travers les âges, à nos derniers descendants, quasi cursores vitaï lampada tradunt.

« Une voix éloquente et chère à la Bretagne a dit : Les souvenirs de nationalité sont indestructibles ; ils peuvent être obscurcis, altérés, submergés parfois, au milieu de la tourmente, mais ils ne périssent jamais… »

Il faut lire en entier cette page vibrante d’émotion, il faut lire toutes celles qu’il a écrites depuis, pour bien comprendre cet esprit d’élite, chez qui le goût traditionniste et le culte des paysages familiers égalent le génie d’expression.

On l’a opposé parfois à La Villemarqué. Moins artiste que l’auteur du Barzaz Breiz, il est plus sincère. Son inspiration prend sa source dans l’âme du peuple et rend à ce dernier plus qu’elle ne lui doit.

« Partant de ce principe que la poésie populaire est véritablement de l’histoire, de l’histoire littéraire, intellectuelle et morale, il pensa qu’à ce titre il n’est permis d’en modifier ni l’esprit ni la lettre. Il s’attacha donc à recueillir les chants et les récits tels qu’il les trouvait dans les campagnes, incomplets, altérés, interpolés, bizarres, mélange singulier de beautés et de trivialités, de fautes de goût, de grossioretés qui sentent un peu la barbarie et de poésie simple et naturelle, tendre et sentimentale, humaine toujours[1]… »

« Il s’est attablé aux auberges, les jours de pardon (selon l’expression de son disciple M. Anatole Le Braz), alors que la vertu du cidre remue les vieilles choses dans les cerveaux. Il a fréquenté les meuniers, les tisserands, les tailleurs et les pâtres. Il s’est fait bienvenir des couturières, dont la langue vibre comme l’aiguille. Il a passe de longues heures accroupi sur des tas de copeaux, sous la hutte à forme gauloise des sabotiers. Il lui est même arrivé de coucher à la belle étoile entre deux collectes de chansons. » Et, la moisson faite, il a fait participer tous ses compatriotes aux richesses de sa récolte.

François-Marie Luzel est mort à Quimper le 26 février 1895. Il a collaboré à des publications savantes ; quelques-uns de ses poèmes en langue celtique sont insérés dans ce curieux recueil : Bleunion Breiz, poésies anciennes et modernes de la Bretagne, 2e édit. (Quimperlé, impr. Th. Clairet, 1888, in-8o).

Bibliographie. — Anatole Le Braz, Le Théâtre celtique, Paris, Calmann-Lévy, 1904, in-8o. — Louis Tiorcelin, Nos Morts ; l’Hermine, 20 mars 1895. — J. Rousse, La Poésie bretonne au dix-ncuvièmc siècle ; Paris, Lethielleux, 1895, in-18.



MONA


Sur le bord de la rivière, les pieds dans l’eau, — Assise sur le gazon frais, — Un soir, Môna Daoulas — Était dans la prairie, sous les aulnes verts.

Mélancolique et la tête penchée — Était la jeune fille, avec sa douleur, — Et les larmes de ses yeux — Perlaient sur l’herbe de la prairie.

Sur la branche un petit oiseau — Dit alors, par son chant : — « Ne troublez pas l’eau, ô jeune fille, — De cette façon, avec vos deux petits pieds ;

« Car je ne pourrai plus y voir mon image, — Ni davantage les étoiles du ciel : — Écoutez la prière d’un petit oiseau, — Ne troublez pas l’eau, la belle enfant ! »

Mônik répondit alors — À l’oiseau qui lui parlait de la sorte : — « Ne crains rien, l’eau troublée — Sans tarder redevient claire et limpide ;

« Mais, hélas ! le jour où je vins — En ce lieu avec Iannik Caris, — Celui que je n’ai que trop aimé, — Ah ! c’est alors que tu aurais dû dire :

« — Oh ! ne troublez pas, Iannik, — Le cœur et l’âme de cette jeune fille, — Ils ne seront plus purs, ils ne réfléchiront plus — Les étoiles et le soleil béni ! »

Toujours Breton, 1865.)


MONA

War lez ar ster, hi zreid en dour,
Azezet war ar c’hlazenn flour,
Eûn abardeiz, Môna Daoulaz
Oa er prad, diudan ar guern glaz.
 
Truezuz, ha stouët hi fenn,
’Oa ar plac’hik, gant ec’h anken ;
An daerou eùz hi daoulagad
’Sterendenne war ieod ar prat.

War ar skour eùn envnik bihan
’Lavaraz neûze, dre hi gân : —
« N’stravillet ket an dour, plac’hik,
Er gîz-ze, gant hô taou-droadik ;

« Rag n’hellin mui gwelet ma skeûd,
Na stered an oabl ken nebeud :
Selaouet pedenn ann envnik,
N’stravillet ket an dour, merc’hik ! » —

Monik a lavaraz neèze
D’ann envn a gomze er stumm-zé :
« N’as be doan, ann dour stravillet,
Heb dàle pell, ’ve sklerr ha net ;

« Med, siouaz ! en deiz ma teùiz
El lec’h-ma gant Iannik Kariz,
Ann hinin am eùz re gâret,
Ah ! neùze ez oa did lâret :

« Oh ! na stravillet ket, Iannik,
« Kàlon hag ene ar plac’hik,
« Xa voint ken gloan, na skeûdoint ket
« Ar stered, au heol beniget ! »

(Bepred Breizad, 1865.)

  1. Préface des Gwerzioú Breiz Izel.