Les Monikins/Chapitre XIII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 14p. 151-163).



CHAPITRE XIII.


Chapitre des préparatifs. — Choix difficile. — Les épreuves. — Un coup d’œil en arrière, tout en allant en avant.



Je passerai légèrement sur les événements du mois suivant. Nous étions tous partis pour l’Angleterre, un bâtiment convenable avait été acheté et équipé ; la famille étrangère avait pris paisiblement possession de ses cabines ; et j’avais fait tous mes arrangements pour une absence de deux années. Le vaisseau était du port de trois cents tonneaux, et il avait été construit de manière à pouvoir affronter les dangers de la glace. On y avait réuni tous les approvisionnements nécessaires pour que rien ne manquât ni aux hommes ni aux Monikins ; les appartements des dames avaient été très-convenablement séparés de ceux des messieurs ; enfin le bâtiment ne laissait rien à désirer sous le double rapport de la décence et de la commodité. Lady Chatterissa appelait spirituellement leur chambre le gynécée. J’appris ensuite que c’était un mot qu’ils avaient emprunté aux Grecs pour désigner l’appartement des femmes, les Monikins étant tout aussi jaloux que nous d’étaler leur science en s’appuyant des expressions tirées des langues étrangères.

Noé mit beaucoup de soin dans le choix de l’équipage ; le service était difficile et la responsabilité était grande. Il fit tout exprès le voyage de Liverpool, et il eut le bonheur d’engager cinq Yankees, autant d’Anglais, deux Norvégiens et un Suédois, qui tous avaient été accoutumés à croiser aussi près des pôles qu’il est donné à des hommes ordinaires de le faire. Il eut aussi la main heureuse pour un cuisinière pour deux enseignes ; mais il eut une peine infinie à trouver pour le service de la cabine un mousse qui lui convînt. Plus de vingt aspirants furent rejetés pour un vice ou pour un autre. Comme j’assistais à l’examen de la plupart des candidats, je fus bientôt au fait de la manière dont il procédait pour s’assurer de leurs mérites respectifs.

Sa coutume invariable était, en premier lieu, de placer devant le candidat une bouteille de rum et une cruche d’eau, et de lui dire de préparer un verre de grog. Quatre novices furent rejetés à l’instant pour n’avoir pas pu saisir le juste milieu dans cette partie de leurs fonctions. Cependant la plupart s’y montrèrent assez experts ; et le capitaine passa à la seconde épreuve qui consistait à dire « Monsieur, » d’un ton qui, suivant la description de Noé, tint le milieu entre le bruit de la détente d’un fusil et le grognement plaintif d’un mendiant. Quatorze furent mis à l’écart, parce qu’ils laissaient à désirer sous ce rapport, et le capitaine jura que c’étaient les goujats les plus ineptes qu’il eût jamais vus. Lorsque enfin il en eut trouvé un qui savait apprêter un verre de grog et répondre « Monsieur » à sa fantaisie, il passa successivement aux autres épreuves, comme de porter une gamelle de soupe sur une planche glissante, d’essuyer les assiettes sans serviette et sans se servir de sa manche ; de moucher la chandelle avez ses doigts ; de faire un lit bien doux en n’ayant presque que des planches : d’engraisser des cochons avec des os de bœuf, et des canards avec les balayures du tillac ; enfin de montrer une foule de talents divers qui, disait-il, étaient aussi familiers aux enfants de Stonington que leur livre de cantiques et les dix commandements. À mes yeux sans expérience, le dix-neuvième candidat semblait parfait ; mais Noé le trouva défectueux, sous un rapport essentiel pour la tranquillité du bâtiment. Il paraît qu’une partie importante de son individu était trop osseuse, défaut capital et très-dangereux pour le capitaine, car il avait eu lui-même un jour le malheur de se démettre le pouce en allongeant un coup de pied à un de ces jeunes drôles, ce qui pouvait très-bien arriver quand on était pressé. Par bonheur, le numéro 20 fut irréprochable, et il fut nommé sur-le-champ à la place vacante. Le lendemain le vaisseau fut mis en mer, et tout semblait présager un heureux voyage.

Je dois mentionner ici qu’une élection générale eut lieu dans la semaine qui précéda notre départ, et que je courus à House-Holder pour me faire réélire, afin de protéger les intérêts de ceux qui avaient naturellement droit d’attendre de moi cette légère faveur.

Nous renvoyâmes le pilote quand nous eûmes doublé les îles de Scilly, et M. Poke prit le commandement du vaisseau tout de bon. En descendant le canal, il n’avait guère fait qu’arpenter la cabine, examinant tous les êtres, et fait faire connaissance à son pied avec l’anatomie du pauvre Bob ; c’était le nom du mousse, qui, au dire du capitaine, était admirablement conformé pour cette partie de son service. Mais à peine le pilote nous eut-il quittés, que notre navigateur arbora ses véritables couleurs, et nous montra de quel bois il se chauffait. La première chose qu’il fit fut de faire tirer à force de bras toutes les cordes, boulines et drisses du navire ; puis il donna une bonne rincée aux enseignes pour leur montrer, — comme il me le dit ensuite en confidence, — qu’il était capitaine de son bâtiment ; il fit entendre à l’équipage qu’il n’aimait pas à répéter demi fois la même chose, privilège qu’il abandonnait très-volontiers aux hommes et femmes des congrès ; et alors il parut satisfait de lui-même et de tout ce qui l’entourait.

Une semaine après notre départ, je me hasardai à demander au capitaine Poke s’il ne serait pas convenable de prendre une observation, et d’avoir recours à quelques moyens pour savoir où l’on était. Noé repoussa cette suggestion avec un souverain mépris. Il ne voyait pas l’avantage d’user des quarts de cercle sans nécessité. Nous savions que c’était vers le sud qu’il fallait nous diriger, puisque nous allions au pôle sud ; tout ce que nous avions à faire était de rester à tribord de l’Amérique et à bâbord de l’Afrique. À coup sûr, il y avait quelque chose à dire des vents alizés, et il fallait parfois faire la part des courants ; mais le navire et lui auraient bientôt fait connaissance, et alors tout irait comme une horloge.

Quelques jours après cette conversation, j’étais sur le tillac juste au point du jour, et, à ma grande surprise, Noé, qui était dans son hamac, cria au contre-maître, à travers l’écoutille, de lui dire exactement quel était le gisement de la terre. Personne n’avait encore vu de terre ; mais en l’entendant nous nous mîmes à regarder autour de nous, et effectivement il y avait une île qu’on voyait confusément du côté de l’est. Sa position, d’après la boussole, fut immédiatement communiquée au capitaine, qui parut très-satisfait du résultat. Renouvelant à l’officier de quart sa recommandation d’avoir soin de laisser l’Afrique du côté de bâbord, il se retourna dans son lit pour continuer son somme.

J’appris ensuite des enseignes que nous avions rencontré merveilleusement les vents alizés, et que nous allions un train de poste, quoique je ne pusse comprendre, ni eux non plus, comment le capitaine pouvait savoir où était le bâtiment, attendu qu’il n’avait point touché au quart de cercle depuis que nous avions quitté l’Angleterre, si ce n’est pour l’essayer avec un mouchoir de soie. Quinze jours environ après que nous avions doublé le cap Vert, Noé s’élança tout furieux sur le pont, et s’emporta contre le maître et l’homme qui était au gouvernail, de ce que le navire dérivait. À cette accusation, le premier répondit vivement que le seul ordre qu’il eût reçu depuis quinze jours était d’aller droit au sud, et que le bâtiment voguait dans cette direction. Sur quoi Noé envoya à Bob, qui se trouva passer devant lui dans ce moment, un vigoureux argument a posteriori, et il jura que la boussole était une aussi grosse bête que le contre-maître ; que le bâtiment était de deux points hors de sa course ; que le sud était là et non point là ; que nous allions à Rio, au lieu d’aller à Leaphigh, et que, si nous voulions gagner ce dernier pays, il fallait sur-le-champ bouliner les voiles. Le contre-maître, à mon grand étonnement, obéit sans dire un mot, et courut vent largue. Il me dit ensuite dans le tuyau de l’oreille que son second, qui avait aiguisé quelques harpons, les avait laissés par mégarde trop près de l’habitacle, et qu’en effet l’attraction de l’aimant avait été telle que l’homme au gouvernail et lui s’étaient trompés de plus de vingt degrés sur les points réels de la boussole. Je dois dire que ce petit incident m’inspira beaucoup de confiance, et qu’il ne me resta guère de doute que nous ne finissions par arriver sains et saufs, au moins jusqu’à la barrière de glace qui sépare la région des hommes de celle des Monikins. Profitant de ce sentiment de sécurité, je commençai à renouer avec les étrangers des relations qui avaient été interrompues en partie par les incidents nouveaux et peu agréables d’une vie maritime.

Lady Chatterissa et sa compagne, comme c’est l’habitude des personnes de leur sexe, en mer, quittaient rarement le gynécée ; mais, à mesure que nous approchions de l’équateur, le philosophe et le jeune pair passaient la plupart du temps sur le tillac. Le docteur Reasono et moi nous restions des nuits entières à discuter des sujets qui se rattachaient à mes futurs voyages ; et dès que nous fûmes délivrés de la pluie, du tonnerre et des éclairs des latitudes calmes, le capitaine Poke, Robert et moi, nous nous mîmes à étudier la langue de Leaphigh. Le mousse fut de la partie ; car Noé nous fit sentir qu’il serait nécessaire de le mener à terre avec nous, puisque le désir de cacher où nous allions m’avait décidé à ne me faire accompagner d’aucun domestique. Heureusement pour nous, la sagacité monikine avait singulièrement facilité cette étude. Toute la langue était écrite et parlée d’après le système décimal, ce qui la rendait très-simple, une fois que l’on possédait les premiers éléments. Très-différente de la plupart des langues humaines, dans lesquelles la règle forme ordinairement l’exception, elle ne permettait pas la moindre infraction à ses lois, sous peine du pilori. Le capitaine protesta que cette disposition était à elle seule la meilleure de toutes les règles, et qu’elle épargnait beaucoup de peines ; car, il le savait par expérience, un homme pouvait savoir la langue de Stonington dans la perfection, et puis se voir bafoué à New-York pour sa peine. Un autre grand avantage de la langue, c’était de dire beaucoup en peu de mots, quoique, comme tous les grands avantages et tous les grands biens de ce monde, il fût le voisin porte à porte d’un non moins grand inconvénient. Ainsi, par exemple, comme lord Chatterino eut la complaisance de nous l’expliquer, « we-witch-it-me-cum, signifie : « Madame, je vous aime depuis le haut de ma tête jusqu’au bout de ma queue ; et comme je n’aime personne autre la moitié autant, je serais le plus heureux des Monikins de la terre, si vous consentiez à devenir ma femme, afin que nous soyons pour tous et à tout jamais des modèles de félicité domestique. » En un mot, c’était l’expression la plus en usage et la plus solennelle pour faire une demande en mariage, et par les lois du pays, elle engageait formellement celui qui l’employait, à moins que l’autre partie n’acceptât point la proposition. Mais, malheureusement, le mot « we-swich-it-me-cum, » veut dire « Madame, je vous aime depuis le haut de ma tête jusqu’au bout de ma queue, et si je n’en aimais pas mieux une autre, je serais le plus heureux des Monikins de la terre, si vous consentiez, etc. » Eh bien ! cette distinction, toute subtile et tout insignifiante qu’elle paraisse à l’œil et à l’oreille, avait causé une foule d’orages et de désappointements parmi les jeunes gens de Leaphigh. Il en était résulté des procès très-sérieux, et deux grands partis politiques s’étaient formés par suite de la malheureuse méprise d’un jeune Monikin de qualité, qui bégayait et qui se trompa de mot. Par bonheur, cette querelle était terminée à présent, et elle n’avait duré qu’un siècle ; mais je fis sentir qu’il serait prudent, attendu que nous étions tous trois garçons, d’avoir grand soin de ne pas aller faire quelque méprise. Le capitaine Poke dit qu’il était bien tranquille, vu qu’il avait dans son vocabulaire de marin un mot dont la prononciation était à peu de chose près la même ; qu’au reste, le mieux serait d’aller devant quelque consul, dès que le navire aurait jeté l’ancre, et de protester solennellement de notre ignorance complète de toutes ces délicatesses, de peur que quelque reptile d’avocat ne voulût nous subtiliser ; que, quant à lui, il n’était pas garçon, et que miss Poke serait aussi furieuse qu’une bourrasque, si par mégarde il venait à s’oublier. La suite de la délibération fut remise à un autre jour.

Vers la même époque, j’eus quelques conversations intéressantes avec le docteur Reasono, relativement à l’histoire secrète de la petite société dont il était le principal membre. Il paraîtrait que le philosophe, quoique riche en science, et propriétaire de l’une des caudœ les mieux développées de tout le monde monikin, n’était pas très-bien pourvu du côté des attributs plus vulgaires de la fortune. Tandis qu’il répandait à pleines mains les trésors de la philosophie sur tous ses semblables, par l’intermédiaire de l’académie de Leaphigh, il s’était vu obligé de chercher un récipient spécial pour le surplus de son savoir, sous la forme d’un élève, afin de pourvoir aux besoins de ce qui restait encore en lui des parties animales. Lord Chatterino, l’héritier orphelin de l’une des plus nobles, des plus riches, et en même temps des plus anciennes familles de Leaphigh, avait été confié très-jeune à ses soins ; en même temps que lady Chatterissa avait été mise sous la tutelle de mistress Lynx, et cela par le même motif. Deux jeunes gens, si bien faits l’un pour l’autre, qui se distinguent également par leurs grâces et par leur amabilité, par l’harmonie de leurs pensées et par l’excellence de leurs principes, ne pouvaient se rencontrer impunément dans la société. Une douce flamme s’alluma dans le cœur de vestale de Chatterissa, et elle trouva de l’écho dans le cœur ardent et sensible du jeune n° 8 pourpre. Dès que leurs amis respectifs virent se développer entre eux le germe de la sympathie, pour empêcher qu’une union si désirable ne vînt à avorter, ils appelèrent à leur aide le grand intendant matrimonial de Leaphigh, officier nommé par le roi en son conseil, et spécialement chargé d’examiner la convenance de tous les engagements qui semblent prendre un caractère aussi grave et aussi durable que celui du mariage. Le docteur Reasono me montra le certificat adressé à cette occasion au département du Mariage, et que, dans tous ses voyages, il avait réussi à cacher dans la doublure du chapeau espagnol que les Savoyards l’avaient obligé de porter, certificat qu’il conservait encore comme un document qu’il lui serait indispensable de produire à son retour à Leaphigh ; autrement, on ne lui permettrait jamais de voyager à pied de compagnie avec deux jeunes gens de naissance et de fortune, qui ne seraient pas du même sexe. Je traduis le certificat aussi littéralement que la pauvreté de notre langue me le permet.


Extrait du livre de convenance, département du Mariage. — Leaphigh, saison des noix, jour de plaisir. Vol. 7,243, p. 82.

« Lord Chatterino : domaines, 126,952 3/4 ares de terre, tant en prairies et en bois qu’en terres labourables.

« Lady Chatterissa : domaines, 115,999 1/2 ares de terre, presque tous en terres labourables.

« Résultat de l’enquête : il a été constaté que les terres de lady Chatterissa compensent en qualité ce qui leur manque en quantité.

« Lord Chatterino, origine : seize quartiers purs, une bâtardise, — quatre quartiers purs, — un soupçon, — un quartier pur, — une certitude.

« Lady Chatterissa, origine : six quartiers purs, trois bâtardises, — onze quartiers purs, — un soupçon, — une certitude, — inconnu.

« Résultat de l’enquête : l’avantage est du côté de lord Chatterino ; mais, d’un autre côté, l’excellence du domaine est regardée comme pouvant rétablir l’équilibre entre les parties.

« Signé, no 6, Hermine.

« Pour copie conforme, n° l,000,003, couleur d’encre.

« Il est ordonné que les parties fassent ensemble le voyage d’épreuve, sous la conduite de Socrate Reasono, professeur de probabilités à l’université de Leaphigh, etc., etc., et de mistress Vigilance Lynx, duègne patentée. »


Le voyage d’épreuve caractérise si bien le système monikin, et il pourrait si utilement être adopté parmi nous, qu’il est à propos de l’expliquer.

Toutes les fois qu’il se trouve que deux jeunes cœurs se sont mis en rapport, pour me servir d’une expression consacrée, et semblent réunir les conditions les plus essentielles du mariage, on leur fait entreprendre le voyage en question sous la surveillance de mentors prudents et expérimentés, pour constater jusqu’à quel point ils sont capables de supporter, dans la société l’un de l’autre, les vicissitudes ordinaires de la vie. Lorsqu’il s’agit de candidats des classes plus vulgaires, il y a des inspecteurs officiels, qui ordinairement les enfoncent dans quelques bourbiers, puis leur imposent quelque rude besogne qui profite aux fonctionnaires publics, lesquels trouvent moyen de faire faire ainsi par d’autres la plus grande partie de leur ouvrage. Mais, comme les dispositions morales de toutes les lois sont conçues moins pour ceux qui possèdent 126,952 3/4 ares de terre, divisés en prairies, en bois et en terres labourables, que pour ceux dont les vertus sont plus exposées à céder à l’épreuve terrible de la tentation, les riches et les nobles, après avoir fait les démonstrations convenables pour annoncer qu’ils se soumettent à l’usage, se retirent ordinairement dans leurs maisons de campagne, où ils passent le temps de l’épreuve le plus agréablement qu’il leur est possible, ayant soin toutefois de faire insérer de temps en temps dans la Gazette de Leaphigh des extraits de leurs lettres, où ils décrivent les peines et les privations qu’ils sont forcés d’endurer, pour la consolation et l’édification de ceux qui n’ont ni ancêtres ni maisons de campagne. Très-souvent encore le voyage se fait par procuration ; mais, dans le cas dont il s’agit, lord Chatterino et lady Chatterissa formèrent exception même à ces exceptions. Les autorités pensèrent que l’attachement d’un couple si illustre fournissait une excellente occasion de signaler leur impartialité, et, d’après le principe bien connu qui nous porte à pendre parfois un comte en Angleterre, le jeune couple reçut l’ordre de se mettre en route avec toute la pompe convenable — (en même temps que leurs mentors recevaient des instructions secrètes pour avoir pour eux tous les ménagements possibles), afin que les sujets pussent voir et admirer la rigidité et l’intégrité de leurs chefs.

Le docteur Reasono était donc parti de la capitale pour les montagnes, et il commença sur-le-champ à faire à ses pupilles un commentaire pratique sur les hauts et sur les bas de la vie, en les exposant d’abord sur les bords des précipices, puis au milieu des délices des plus fertiles vallées, — ce qui, comme il l’observait avec justesse, n’était pas le moindre danger des deux ; — en les conduisant, affamés et grelottants, par des sentiers rocailleux, afin d’éprouver leur égalité d’humeur ; en leur donnant pour domestiques les paysans les plus gauches, pour constater la profondeur de la philosophie de Chatterino ; enfin, en employant tour à tour une foule de procédés ingénieux, qui se présenteront aisément à l’esprit de tous ceux qui ont quelque expérience matrimoniale, soit qu’ils habitent des palais ou des chaumières. Quand cette partie de l’épreuve fut heureusement terminée, le résultat ayant démontré que la douce Chatterissa était d’une humeur qui pouvait être garantie, la petite troupe se dirigea vers la barrière de glace qui sépare la région monikine de la région humaine. Il s’agissait de constater si la chaleur de leur attachement était de nature à résister préalablement aux collisions fréquentes du monde. Là, par malheur, car il faut dire la vérité, une fatale curiosité du docteur Reasono, qui était déjà B. E. T. A., mais qui avait une ambition dévorante de devenir encore P. L. U. S., lui fit commettre l’extrême imprudence de pénétrer à travers une ouverture, où il avait découvert autrefois une île dans une précédente expédition du même genre ; et sur cette île il crut voir un rocher qui formait une couche de ce qu’il croyait être une portion des quarante mille milles carrés qui furent décomposés par la grande éruption de la chaudière de la terre. Le philosophe entrevoyait une foule de résultats intéressants attachés à la découverte de ce fait important ; car toute la science des docteurs de Leaphigh ayant été épuisée depuis quelque cinq cents ans, pour établir la plus grande distance à laquelle un fragment avait pu être jeté dans cette mémorable occasion, l’attention s’était dirigée récemment vers la découverte de la moindre distance à laquelle un fragment avait pu être porté. Peut-être devrais-je parler avec quelque indulgence des conséquences d’un excès de zèle pour la science ; mais ce fut uniquement par suite de cette indiscrétion que toute la troupe tomba entre les mains de certains marins qui pêchaient sur les côtes septentrionales de cette même île ; c’était, comme nous l’apprîmes ensuite, des amis et des voisins du capitaine Poke. Ils saisirent les voyageurs sans miséricorde, et les vendirent à un vaisseau de la Compagnie des Indes, qui allait en Angleterre, et qu’ils rencontrèrent ensuite près de l’île de Sainte-Hélène. — Sainte-Hélène ! le tombeau de celui qui sera pour la postérité le modèle éternel de la simplicité de caractère, du respect pour la justice, de l’amour pour la vérité, de la bonne foi, et de la juste appréciation de toutes les vertus !

Nous arrivâmes en vue de l’île en question, précisément au moment où le docteur Reasono terminait son intéressante relation ; et me tournant vers le capitaine Poke, je lui demandai solennellement — « s’il ne pensait pas que l’avenir tirerait une vengeance éclatante du passé ; si l’histoire ne rendrait pas amplement justice au grand homme qui n’était plus ; si certains noms ne seraient pas livrés à une éternelle infamie pour avoir enchaîné un héros sur un rocher ; et si son pays, la terre des hommes libres, se serait jamais déshonoré par un pareil acte de barbarie et de vengeance ? »

Le capitaine m’écouta avec beaucoup de calme ; puis, se mettant une chique dans la bouche, il me répondit d’un ton flegmatique :

— Écoutez, sir John. À Stonington, quand nous prenons une bête féroce, nous la mettons toujours en cage. Je ne suis pas grand mathématicien, je vous l’ai dit souvent ; mais si mon chien me mord, je lui donne un coup de pied ; s’il recommence, je le bats ; s’il recommence encore, je l’enchaîne.

Hélas ! il y a des esprits si malheureusement organisés qu’ils n’ont aucune sympathie pour le sublime. Ils se traînent toujours dans l’ornière du sens commun : pour eux Napoléon est plutôt un tigre qu’un homme ; ils le condamnent parce qu’il n’a pas voulu abaisser le sentiment qu’il avait des attributs de la grandeur au niveau de leur étroite intelligence. Il paraîtrait que c’est dans cette classe qu’il fallait ranger le capitaine Noé Poke.

Dans mon impatience de raconter la manière dont le docteur Reasono et ses compagnons étaient tombés entre les mains des hommes, j’ai omis deux ou trois faits de moindre importance que, pour mon honneur, je ne dois pourtant point passer entièrement sous silence.

Deux jours après que nous étions en mer, nous ménageâmes une aimable surprise à nos amis monikins. J’avais fait faire un certain nombre de jaquettes et de pantalons avec différentes peaux d’animaux, tels que des chiens, des chats, des tigres, des léopards, etc, avec les accompagnements convenables de griffes, de museaux, etc., et quand, après le déjeuner, les dames vinrent sur le tillac, leurs yeux ne furent plus offensés par la vue de nos innovations grossières faites à l’état de la nature, mais tous les hommes de l’équipage couraient dans les cordages, comme autant d’animaux des différentes espèces que je viens de nommer. Noé et moi nous avions revêtu des peaux de lions de mer ; Noé, prétendant que de toutes les bêtes c’était celle dont il avait le mieux étudié le caractère. Il va sans dire que cette aimable attention fut dûment appréciée, et nous valut des remerciements sans fin.

J’avais eu la précaution de faire imiter ces peaux en coton, et nous mîmes les imitations sous les latitudes basses ; mais dès que nous approchâmes des îles Falkland, les anciennes peaux furent reprises avec promptitude, je puis même dire avec plaisir.

Noé avait d’abord élevé quelques objections sur ce projet, disant qu’il ne se sentirait pas à l’aise sur un navire monté et manœuvré par des bêtes farouches ; mais il finit par prendre goût à la plaisanterie, et il n’appelait plus personne par son nom, mais, comme il le disait lui-même, par sa nature, s’écriant à tout propos : — « Chat, gratte-moi ça ; tigre, monte là-haut ; cochon ; va patauger ailleurs ; » et mille gentillesses semblables, qui l’amusaient infiniment. Les matelots prirent la balle au bond, et Dieu sait quels ricochets ils lui firent faire encore. De tous côtés, on n’entendait appeler que Tom le chat, Jack le chien, Bill le tigre, enfin c’était une ménagerie complète.

Il n’y a rien de tel que la bonne humeur pour alléger les privations corporelles. Depuis quelque temps nous avions un temps très-contraire ; de fortes bourrasques soufflaient du sud et de l’ouest, et nous avions toutes les peines du monde à nous maintenir dans notre direction sud. Les observations devenaient alors une chose très-difficile, le soleil restant caché pendant des semaines entières. Dans cette crise, l’instinct maritime de Noé était pour nous tous d’une immense importance. Le contre-maître avait beau dire qu’il ne savait ni où nous étions, ni où nous allions ; Noé soutenait que nous étions dans la bonne voie, et cette assurance soutenait notre courage.

Il y avait quinze jours que nous étions dans cet état de doute et d’anxiété, lorsque le capitaine Poke parut tout à coup sur le tillac, et appela de sa voix de stentor le garçon de cabine en criant : « Ici, sapajou ! » car comme Bob était appelé souvent, par la nature de son service, auprès de la personne des Monikins, je lui avais donné un costume de peau de singe, pensant que cela leur serait plus agréable que tout autre accoutrement. Sapajou arriva incontinent, et, suivant son habitude, tourna le dos à son maître, recevant, comme sa pitance ordinaire, trois ou quatre applications postérieures, moyen ingénieux de lui faire comprendre que l’ordre qui allait lui être donné réclamait toute son activité. Dans cette occasion, je fis une singulière découverte. Les culottes de Bob avaient été taillées pour un garçon beaucoup plus grand, un de ceux qui avaient coulé bas en essayant la vraie prononciation dorique de « Monsieur » ; et il avait profité de leur dimension extraordinaire pour les doubler avec un vieux lambeau de drapeau ; ce qui, disait-il avec esprit, épargnait tout à la fois et sa peau et l’étoffe. Mais revenons à la scène qui nous occupe. Quand Bob eut reçu son nombre ordinaire de coups de pied, il se retourna courageusement, et demanda au capitaine ce qu’il y avait à faire pour son service. Il reçut l’ordre d’apporter la plus grosse et la plus belle citrouille qu’il pourrait trouver dans les provisions particulières de M. Poke : ce navigateur ne se mettait jamais en mer sans avoir ce qu’il appelait « des biscuits de Stonington. » Le capitaine prit la citrouille entre ses jambes, en ôta délicatement le dessus, de manière à ne laisser qu’une boule à peu près blanche ; il demanda alors le pot à goudron, et, avec les doigts, il traça diverses marques qui figuraient assez bien les contours des différents continents et des principales îles du monde ; seulement il laissa en blanc la région qui avoisine le pôle sud, donnant à entendre qu’elle contenait certaines îles remplies de veaux marins, qu’il regardait assez volontiers comme la propriété particulière des habitants de Stonington.

— À vous, maintenant, docteur, dit-il en montrant la citrouille au docteur Reasono : — voici la terre, et voici du goudron ; marquez-moi un peu, s’il vous plaît, la position de votre île de Leaphigh, suivant les calculs les plus exacts de votre académie ; faites un pâté par-ci par-là, si vous connaissez par hasard quelque rocher ou quelque banc de sable. Après cela barbouillez l’île où vous avez été capturés, de manière à donner une idée générale de ses promontoires et de la direction de la côte.

Le docteur prit un épissoir, et avec le bout il traça ce qu’on lui demandait, avec autant d’empressement que de précision. Noé examina son travail, et parut content d’être tombé sur un Monikin qui avait des notions très-exactes sur les gisements et sur les distances, et dont les connaissances locales étaient telles, qu’on pouvait cingler à toutes voiles, même la nuit, les yeux fermés. Il se mit alors à dessiner la position de Stonington, occupation qui lui plut infiniment, n’oubliant ni la chapelle, ni la principale taverne ; après quoi la carte fut mise de côté.