Les Monikins/Chapitre XII
CHAPITRE XII.
abandonne avec joie ce qu’a pu paraître la partie personnelle
de ma dissertation, reprit le docteur Reasono, pour passer
à cette portion du sujet qui doit être d’un intérêt général et exciter
des sympathies communes. Je vais à présent dire quelques
mots sur cette partie de notre philosophie naturelle qui se lie au
système planétaire, à la situation monikine, et, par conséquent,
à la création du monde.
— Bien que je meure d’impatience d’être éclairé sur tous ces points intéressants, vous me permettrez de demander en passant, docteur Reasono, si vos savants admettent ou non la version de Moïse sur la création.
— Autant qu’elle confirme notre système, Monsieur, mais voilà tout. Il y aurait une inconséquence manifeste à admettre complètement la validité d’une théorie hostile, qu’elle vienne de Moïse ou d’Aaron, ainsi qu’une personne de votre bon sens et de votre esprit ne peut manquer de le comprendre.
— Permettez-moi une réflexion, docteur Reasono. La distinction que vos philosophes établissent à cet égard me semble en contradiction manifeste avec le grand principe de droit, qui veut qu’on rejette le témoignage tout entier quand on croit devoir en rejeter une partie.
— Cette distinction peut être humaine, mais elle n’est pas monikine. Loin d’admettre ce principe, nous soutenons qu’aucun Monikin n’a ni n’aura toujours raison, aussi longtemps du moins qu’il restera sous l’influence de la matière. Nous séparons donc le faux du vrai, rejetant le premier comme plus qu’inutile, tout en gardant le second.
— Je vous renouvelle toutes mes excuses de vous interrompre si souvent, vénérable et docte Monsieur ; et je vous prie de ne pas perdre un instant de plus à répondre à mes questions, mais de passer tout de suite à l’explication de votre système planétaire, ou de tout autre sujet qu’il vous plaira de traiter. Quand on écoute un vrai philosophe, on est toujours sûr, quoi qu’il dise, d’apprendre quelque chose d’utile et d’agréable.
— La philosophie monikine, Monsieur, dit le docteur Reasono, divise ce monde en deux grandes parties, la terre et l’eau. Ces deux principes, nous les appelons éléments primitifs. La philosophie humaine a ajouté à la liste l’air et le feu ; mais nous les rejetons entièrement, ou du moins nous ne les admettons que comme éléments secondaires. Que ni l’air ni le feu ne sont des éléments primitifs, c’est ce que démontre l’expérience. Ainsi l’air peut se former avec du gaz ; on peut le rendre pur ou malfaisant ; il est sous la dépendance de l’évaporation, n’étant que de la matière ordinaire lorsqu’il est considérablement raréfié. Le feu n’a pas d’existence indépendante ; il lui faut du limon, et il n’existe que par la combinaison d’autres principes. Ainsi mettez deux morceaux de bois l’un contre l’autre, frottez les rapidement, et vous avez du feu. Retirez l’air tout à coup, et votre feu s’éteint ; retirez le bois, et vous avez le même résultat. Ces deux expériences démontrent que le feu n’a pas d’existence indépendante, et par conséquent n’est pas un élément. Au contraire, prenez un morceau de bois, et laissez-le complètement saturer d’eaux le bois acquiert une nouvelle propriété (de même que par l’action du feu qui le convertit en cendres et en air) ; car sa pesanteur spécifique est augmentée, il devient moins inflammable, il émet plus aisément la vapeur, il cède plus aisément aux coups de la hache. Placez le même morceau sous une presse puissante, mettez un vase en dessous ; l’eau tombera dans le vase, et le bois restera parfaitement sec. Ce qui démontre que la terre (tous les végétaux n’étant que des excroissances de la terre) est un élément primitif ; que l’eau est aussi un élément primitif ; mais que l’air et le feu n’en sont pas.
Les éléments une fois établis, je supposerai, pour plus de brièveté, le monde créé. Dans le commencement, le globe était placé dans le vide, stationnaire, et avec son axe perpendiculaire au plan de ce qu’on appelle aujourd’hui son orbite. Il n’était soumis qu’à la révolution diurne.
— Et les changements des saisons ?
— N’avaient pas encore eu lieu. Les jours et les nuits étaient égaux ; il n’y avait pas d’éclipses ; les mêmes astres étaient toujours visibles. Certaines preuves géologiques permettent de supposer que cet état de la terre dura environ mille ans, pendant lequel temps la lutte entre l’esprit et la matière fut concentrée entre les quadrupèdes. L’homme parut, si nos documents sont exacts, vers l’an du monde 1003. C’est aussi vers cette époque que le feu fut produit, selon les uns, par le frottement de l’axe de la terre en faisant le mouvement diurne ; ou, selon d’autres, par la périphérie du globe frottant contre le vide à raison de tant de milliers de milles par minute. Le feu pénétra bientôt jusqu’aux masses d’eau qui remplissent les cavités de la terre. C’est de ce temps que date l’existence d’un nouvel et très-puissant agent dans les phénomènes terrestres, la vapeur. Alors, à mesure que la terre s’échauffait intérieurement, la végétation commençait se montrer…
— Pourrais-je vous demander, Monsieur, de quelle manière tous les animaux existaient antérieurement ?
— En se mangeant les uns les autres. Les plus forts dévorèrent les faibles ; mais quand fut venu le tour des plus intimes des animalcules, ceux-ci se liguèrent contre leurs persécuteurs, et les dévorèrent à leur tour. Nous voyons journellement des phénomènes semblables dans l’histoire de l’homme. Celui qui, par sa force et son énergie, a su triompher de ses rivaux, est souvent la proie de ce qu’il y a de plus vil et de plus chétif. Vous savez sans doute que les régions polaires, même dans la condition primitive de la terre, recevant obliquement les rayons du soleil, devaient posséder un climat moins favorable que les parties du monde qui sont situées entre les cercles arctique et antarctique. C’était une sage dispensation de la Providence pour empêcher l’occupation de ces régions privilégiées, jusqu’à ce que l’esprit eût dompté la matière au point de donner l’être au premier Monikin.
— Pourrais-je vous demander à quelle époque vous faites remonter l’apparition du premier de votre espèce ?
— À l’époque monikine, sans aucun doute, Monsieur ; mais si vous voulez savoir en quelle année du monde cet événement eut lieu, je vous répondrai : vers l’an 1017. Il est vrai que plusieurs de nos écrivains affectent de croire que divers hommes approchaient de la perfection de l’espèce monikine avant cette époque ; mais l’opinion la plus répandue est que ce n’était que ce qu’on pourrait appeler des précurseurs. Ainsi Socrate, Platon, Confucius, Aristote, Euclide, Zénon, Diogène et Sénèque, étaient simplement autant de types anticipés de la condition future de l’homme près de se monikiniser.
— Et Épicure ?
— Était une exagération du principe matériel, qui dénotait la marche rétrograde d’une grande partie de la race vers la brutalité et la matière. Ces phénomènes se voient encore tous les jours.
— Vous êtes donc d’avis, par exemple, docteur Reasono, que Socrate est aujourd’hui un philosophe monikin, avec un cerveau tout à fait débrouillé et devenu parfaitement logique ; et qu’Épicure est transformé peut-être en hippopotame ou en rhinocéros, avec des cornes et des défenses ?
— Vous vous méprenez complètement sur nos dogmes, sir John. Nous ne croyons pas à la transmigration des individus, mais à celle des classes. Ainsi, nous pensons que toutes les fois que, dans un état particulier de la société, une génération d’hommes considérée dans son ensemble, acquiert un certain degré d’amélioration morale, ou, comme nous disons dans nos écoles, de mentalité, leurs qualités se répandent dans les masses, les uns disent par centaines, les autres par milliers ; et cependant, si l’analyse, cette mémorable institution de la nature, démontre que les proportions sont justes, ces matériaux sont consacrés à la production monikine ; autrement ils servent à une nouvelle expérience humaine, ou bien ils sont relégués parmi les vastes amas de matière inerte. De cette manière toute individualité, du moins par rapport au passé, s’efface et se perd.
— Mais, Monsieur, il existe des faits qui contredisent une de vos propositions les plus importantes. Vous admettez que si l’axe de la terre était perpendiculaire au plan de son orbite actuelle, il n’y aurait pas de changement de saisons ; et cependant ce changement existe : c’est un fait incontestable. La chair et le sang déposent ici contre vous non moins que la raison.
— Je parlais, Monsieur, des choses telles qu’elles étaient avant la naissance du Monikin. Depuis ce temps, une grande et salutaire révolution s’est opérée. La nature, dans des vues particulières et toutes bienveillantes, avait réservé les régions polaires pour la nouvelle espèce. L’obliquité des rayons du soleil les rendait inhabitables ; et quoique la matière, sous la forme de mastodontes et de baleines, y eût souvent pénétré, c’était uniquement pour fournir une preuve de plus de l’impossibilité de lutter contre la destinée ; les uns en laissant leurs ossements incrustés dans des champs de glace ; les autres en périssant à peine entrés dans les mers polaires, ou en s’en allant comme ils étaient venus. D’après la nature et la conformation des animaux, jusqu’à l’époque où parut la race monikine, les régions en question étaient non seulement inhabitées, mais physiquement inhabitables. Cependant, lorsque la nature, dans son éternelle sagesse et dans sa marche constamment progressive, eut préparé la route, on vit éclater ces phénomènes qui la dégagèrent de tous les obstacles. J’ai dit un mot de la lutte interne qui s’établit entre le feu et l’eau, et de leur produit commun, la vapeur. Ce nouvel agent fut alors employé. Un moment d’attention sur la manière dont la civilisation fit ensuite un grand pas, montrera toute la prévoyance de notre mère commune en établissant ses lois. La terre s’aplatit aux pôles, ainsi que le conçoivent plusieurs philosophes humains ; ce qui résulte de ce que son mouvement diurne commença lorsque la boule était encore en état de fusion ; car, de cette manière, une partie de la matière non pétrie se trouva naturellement rejetée vers la périphérie. La matière qui se trouva ainsi accumulée à l’équateur avait été nécessairement retirée d’autres parties ; et ce fut ainsi que la croûte du globe devint plus mince aux pôles. Lorsqu’une quantité suffisante de vapeur eut été produite au centre de la boule, une soupape de sûreté devint évidemment nécessaire pour prévenir une explosion totale. Comme il n’y avait point d’autre ouvrier que la nature, elle se servit de ses propres instruments, et son travail fut conforme à ses lois. Les parties les plus minces de la croûte cédèrent à temps, et le superflu de la vapeur s’échappa dans le vide, en droite ligne avec faire de la terre. Ce phénomène arriva, autant que nous avons pu nous en assurer, vers l’an 700 avant l’ère chrétienne, ou deux siècles environ avant la naissance des premiers Monikins.
— Et pourquoi donc de si bonne heure, docteur ?
— Simplement pour laisser à la glace, qui s’était accumulée depuis tant de siècles, le temps de se fondre ; car ce n’était qu’à l’extrémité méridionale de la terre que l’explosion avait eu lieu. L’action continue de la vapeur pendant deux cent soixante-dix ans suffit pour cela ; et depuis lors la race monikine est en jouissance de tout le territoire et de ses précieuses productions.
— Est-ce à dire, demanda le capitaine Poke avec plus d’intérêt qu’il n’en avait paru prendre jusque-là à la dissertation des philosophies, que ceux de votre espèce, quand ils sont dans leur pays, résident au sud de la ceinture de glace que nous autres marins nous rencontrons infailliblement vers le 77e degré de latitude sud ?
— Précisément. — Hélas ! faut-il que nous soyons aujourd’hui si loin de ces régions si paisibles, si salubres, si délicieuses ! Mais que la volonté de la Providence soit faite ! Sans doute il y a quelque motif supérieur pour notre captivité et pour nos souffrances, et il faut croire qu’elles tourneront à la plus grande gloire de la race monikine.
— Auriez-vous la bonté de continuer vos explications, docteur ? Si vous niez la révolution annuelle de la terre, comment expliquez-vous les changements des saisons, et d’autres phénomènes astronomiques, tels que les éclipses, qui se reproduisent si souvent ?
— Vous me rappelez que le sujet n’est pas encore épuisé, reprit le philosophe en essuyant une larme à la dérobée. La prospérité produisit quelques-uns de ses effets ordinaires parmi les fondateurs de notre espèce. Pendant quelques siècles, ils allèrent se multipliant, allongeant leurs queues, se perfectionnant dans les arts et dans les sciences, jusqu’à ce que quelques esprits, plus audacieux que les autres, s’irritassent de la lenteur avec laquelle on marchait vers le progrès. À cette époque, les arts mécaniques étaient arrivés chez nous au plus haut degré de perfection ; — nous les avons depuis abandonnés en grande partie, comme inutiles et peu convenables dans un état avancé de civilisation ; — nous portions des habits, nous construisions des canaux, nous accomplissions tous les ouvrages qui étaient en grand honneur parmi l’espèce de laquelle nous venions. À cette époque aussi tout le peuple monikin ne formait qu’une seule famille, régie par les mêmes lois, livrée aux mêmes travaux. Mais il s’éleva dans le pays, sous la direction de chefs ardents et fougueux, une secte politique, qui attira sur nos têtes la juste vengeance de la Providence, et une foule de maux qu’il faudra des siècles pour réparer. Cette secte eut bientôt recours au fanatisme religieux et aux sophismes philosophiques pour arriver à ses fins. Son nombre, ses forces s’accrurent rapidement ; car nous autres Monikins, nous sommes, comme les hommes, avides de nouveauté. Enfin, elle en vint à des actes de trahison ouverte contre la Providence elle-même. La première preuve qu’elle donna de sa folie, ce fut de poser en principe qu’on avait fait injure à la race monikine en plaçant dans leur région la soupape de sûreté du monde. Quoique nous dussions évidemment à cette circonstance même la douceur de notre climat, la valeur de nos possessions, la santé de nos familles, que dis-je ? notre existence même, comme espèce indépendante, ces malheureux s’insurgèrent contre leur allié le plus sûr et le plus dévoué. De prémisses spécieuses on passa aux théories, des théories aux déclamations, des déclamations aux outrages, des outrages aux hostilités ouvertes. La discussion dura pendant deux générations, et alors, les esprits ayant été montés au degré de folie nécessaire, les chefs de partis, qui étaient parvenus à se mettre en position de diriger les affaires monikines, convoquèrent une assemblée de tous leurs partisans, et firent adopter quelques résolutions qui ne s’effaceront jamais de ma mémoire, tant les conséquences en furent fatales et les effets désastreux. Les voici mot pour mot :
« À une assemblée extrêmement nombreuse des Monikins les plus patriotes, tenue dans la maison de Peleg Pat (nous employions encore les dénominations humaines à cette époque), en l’an du monde 3007 et de l’ère monikine 317, Plausible Shout fut appelé à la présidence, et Ready Quill fut nommé secrétaire.
« Après plusieurs discours pleins d’éloquence, il a été résolu à l’unanimité :
« Que la vapeur est un fléau et non un bienfait, et qu’elle doit être maudite par tous les vrais Monikins ;
« Que nous regardons comme le comble de l’oppression et de l’injustice de la part de la nature, d’avoir placé la grande soupape de sûreté du monde dans l’enceinte des limites du territoire Monikins ;
« Que ladite soupape doit être éloignée incontinent ; de bon gré, si la chose est possible ; de force, s’il le faut ;
« Que nous approuvons cordialement les sentiments de John Jaw, notre premier magistrat actuel, le partisan incorruptible, l’ami éprouvé de ses amis, l’ennemi implacable de la vapeur, et le franc, le pur, l’orthodoxe, le vrai Monikin ; Que nous recommandons ledit Jaw à la confiance de tous les Monikins ;
« Que nous faisons un appel au pays pour qu’il nous soutienne dans notre grande, sainte et glorieuse entreprise, nous engageant nous, nos enfants, les os de nos ancêtres, et tous ceux qui nous put précédés ou qui pourront nous suivre ; à l’exécution fidèle de nos intentions.
- « Signé Plausible Shout, président.
- « Ready Quill, secrétaire. »
À peine ces résolutions furent-elles promulguées, — car, au lieu d’être prises par une grande assemblée, on sait à présent qu’elles furent rédigées entre MM. Shout et Quill, sous la dictée de M. Jaw, — que l’esprit public commença sérieusement à songer à en venir aux extrémités. Cette perfection dans les arts mécaniques dont jusque alors nous avions été si fiers, devint notre plus grande ennemie. On pense que les chefs de ce parti voulaient réellement s’en tenir à certaines manœuvres électorales ; mais qui peut arrêter le torrent des préjugés ? Toutes les inventions connues furent mises en réquisition ; et un an ne s’était pas écoulé que des montagnes énormes avaient été transportées, que des rocs innombrables avaient été jetés dans l’abîme, et que le trou de la soupape de sûreté était hermétiquement fermé. Vous vous formerez une idée de ce qui fut dépensé, en cette occasion, d’intelligence et d’énergie, quand je vous dirai qu’il résulta d’observations exactes, que cette portion artificielle de la terre était plus épaisse ; plus forte, et de nature à durer plus longtemps que le reste. Les malheureux en vinrent à ce point d’aveuglement de faire sonder toute la région, et ayant reconnu l’emplacement précis ou l’enveloppe de la terre était le plus mince, John Jaw et les plus zélés de ses partisans s’y transportèrent et y établirent le siège de leur gouvernement. Pendant qu’ils s’enivraient de leur triomphe, la nature, ayant la conscience de sa force, restait tranquillement les bras croisés. Cependant nos ancêtres ne tardèrent pas à comprendre les conséquences de leur conduite ; le froid augmenta, les fruits devinrent de plus en plus rares, et la glace s’accumula rapidement. L’enthousiasme des Monikins s’enflamme aisément en faveur d’une théorie spécieuse ; mais le moindre besoin physique suffit pour le faire aussitôt tomber. Sans doute, la race humaine, mieux fournie des moyens de résister, ne montre pas autant de faiblesse ; mais…
— Vous nous flattez, docteur. Je trouve, au contraire, tant de points de ressemblance entre nous, que je commence réellement à croire que nous avons eu la même origine ; si vous vouliez seulement accorder que l’homme est de la seconde création, et les Monikins de la première, j’admettrais à l’instant même tout votre système de philosophie.
— Comme une pareille concession serait contraire à l’évidence, j’espère, mon cher Monsieur, que vous pardonnerez à un professeur de l’université de Leaphigh s’il ne peut se la permettre, même dans cette partie éloignée du monde. — Ainsi que je m’apprêtais à le dire, le peuple commença à montrer quelque inquiétude de la rigueur toujours croissante de la température. John Jaw crut que c’était le moment de réchauffer leur zèle en développant de nouveau ses principes. Il rassembla ses amis et ses partisans dans la grande place de la nouvelle capitale, et, pour employer le langage d’une affiche que l’on conserve encore dans les archives de la société historique de Leaphigh, affiche qui paraît même avoir été imprimée avant que l’arrêté fût rendu, les résolutions suivantes furent adoptées à l’unanimité et par acclamation, à savoir :
« Que l’assemblée a le plus profond mépris pour la vapeur :
« Que l’assemblée défie la neige, la stérilité, et tous les autres fléaux de la nature ;
« Que nous vivrons éternellement ;
« Que désormais nous irons nus, comme le moyen le plus efficace de narguer le froid ;
« Que nous sommes maintenant sur la partie la plus mince de l’enveloppe de la terre dans les régions polaires ;
« Que dorénavant aucun Monikin ne pourra être promu à un emploi public, s’il ne prend l’engagement d’éteindre tous ses feux, et de se dispenser de faire la cuisine ;
« Que nous sommes animés d’un véritable esprit de patriotisme, de raison et de fermeté ;
« Que l’assemblée s’ajourne sine die, indéfiniment. »
Cette dernière disposition venait à peine d’être votée par acclamation, quand la nature se leva dans toute sa puissance, et se vengea amplement de tant d’outrages. La grande chaudière de la terre se brisa avec un fracas épouvantable, emportant en débris non seulement M. John Jaw et tous ses partisans, mais encore quarante mille milles carrés de territoire. Trente secondes après l’explosion, tout avait disparu près de l’horizon septentrional, avec une rapidité supérieure à celle d’un boulet de canon qui vient de partir.
— Nom d’un roi ! s’écria Noé, voilà des gaillards qui cinglent plus vite qu’ils qu’auraient voulu !
— Et n’entendit-on plus jamais parler de M. Jaw et de ses compagnons, mon bon docteur ?
— Jamais d’une manière bien certaine. Quelques-uns de nos naturalistes prétendent que les singes qui fréquentent les autres parties de la terre sont leurs descendants ; que l’effet du choc a été de leur enlever la faculté de raisonner, bien qu’ils conservent encore quelques faibles traces de leur origine. C’est là l’opinion la plus accréditée parmi nos savants ; et nous sommes dans l’usage de distinguer toute l’espèce humaine des singes par le nom de Monikins perdus. Depuis ma captivité, le hasard m’a mis en relation avec quelques-uns de ces animaux qui étaient également sous la dépendance de ces cruels Savoyards ; et en conversant avec eux pour m’informer de leurs traditions et reconnaître les analogies de langage, j’ai été amené à penser que cette opinion n’est pas sans quelque fondement.
— Et de grâce, docteur Reasono, que devinrent les quarante mille milles carrés de territoire ?
— Oh ! sur ce point, nous avons des renseignements plus précis ; car un de nos vaisseaux, qui avait été au loin vers le nord pour une expédition de découvertes, les rencontra sous le 2e degré de longitude de Leaphigh, et le 6e de latitude sud ; et l’on sut par lui que diverses îles avaient déjà été formées par des fragments qui étaient tombés ; et, d’après la direction que prenait la masse principale au moment où on l’aperçut pour la dernière fois, d’après la fertilité de cette partie du monde, et diverses preuves géologiques, nous estimons que le grand archipel occidental en est le résidu.
— Et pour la région monikine, Monsieur, quelle fut la conséquence de ce phénomène ?
— Les conséquences furent terribles, sublimes et durables. Parlons d’abord des plus importantes, que je nommerai conséquences personnelles. Un tiers de l’espèce monikine périt échaudée ; un grand nombre contractèrent des asthmes et d’autres maladies du poumon en respirant la vapeur. La plupart des ponts furent emportés par de soudaines avalanches, et d’immenses quantités de provisions furent gelées tout à coup. Voilà pour les conséquences fâcheuses. Quant aux résultats agréables, nous mettons en première ligne l’amélioration notable du climat, qui reprit en grande partie son caractère distinctif, et l’élongation rapide et distincte de nos caudœ, par une subite acquisition de sagesse.
Voici maintenant quels furent les résultats secondaires ou terrestres : par suite de la force et de la rapidité avec laquelle tant de vapeur s’élança dans l’espace, trouvant une issue à quelques degrés du pôle, la terre fut renversée de sa position perpendiculaire, et resta fixée sur son axe ayant une inclinaison de 23° 27 au plan de son orbite. En même temps, le globe commença à se mouvoir dans le vide, et, retenu par des attractions contraires, à accomplir ce qu’on appelle sa révolution annuelle.
— Je comprends à ravir, ami Reasono, observa Noé, que la terre ait donné à la bande par suite d’une bouffée si soudaine, bien qu’un vaisseau convenablement lesté se fût relevé de plus belle après la bourrasque ; mais je ne comprends pas qu’un peu de vapeur qui s’échappe par un petit trou puisse la faire aller du train dont nous voyons qu’elle voyage.
— Si la vapeur s’échappait constamment, le mouvement diurne lui donnant à chaque instant une nouvelle position, la terre ne serait pas poussée en avant dans son orbite : c’est un fait certain, capitaine Poke ; mais comme cet échappement de la vapeur a un caractère de pulsation, en ce qu’il est périodique et régulier, la nature a voulu qu’il n’eût lieu qu’une fois dans les vingt-quatre heures, de manière à rendre son action uniforme, et à donner à son impulsion toujours la même direction. Le principe d’après lequel la terre reçoit cette impulsion peut être démontré par une expérience très-facile. Prenez, par exemple, un fusil à deux coups, chargez-le d’une quantité de poudre plus qu’ordinaire, mettez dans chaque canon une balle et double bourre, placez la culasse à quatre pouces 628/1000 de l’abdomen, et ayez soin de tirer les deux coups en même temps. Dans ce cas, les balles donneront un exemple des quarante mille milles carrés de territoire, et la personne qui fera l’expérience ne manquera pas d’imiter l’impulsion ou le mouvement rétrograde de la terre.
— Mais en admettant tout cela, ami Reasono, je ne vois pas pourquoi la terre ne finirait pas par s’arrêter, comme l’homme ne manquerait pas de le faire quand il aurait eu assez juré et gambadé.
— La raison pour laquelle la terre, une fois mise en mouvement dans le vide, ne s’arrête pas, peut aussi être démontrée par l’expérience suivante : Prenez le capitaine Noé, pourvu de jambes et doué de mouvement, comme il l’est, par la nature ; conduisez-le à la place Vendôme, faites-lui payer trois sous, ce qui lui procurera l’entrée de la colonne ; qu’il monte au sommet, puis, qu’il s’élance de toutes ses forces au milieu de l’air, dans une direction à angle droit avec le fût de la colonne, et on verra que, bien que l’impulsion primitive n’eût pu porter le corps en avant que de dix à douze pieds tout au plus, le mouvement continuera jusqu’à ce qu’il ait touché la terre. — Corollaire : d’où résulte la preuve que tous les corps dans lesquels le vis inertiœ a été vaincu, continueront à se mouvoir jusqu’à ce qu’ils viennent en contact avec quelque pouvoir capable de les arrêter.
— Nom d’un roi ! — Ne pensez-vous pas, monsieur Reasono, que si la terre fait un circuit, c’est parce que votre vapeur, se portant toujours un peu d’un côté, sert, comme qui dirait, de gouvernail ? ce qui la tient en respect, voyez-vous ; et comme une frégate tient plus de place qu’une chaloupe, il faut qu’elle fasse des millions de milles avant d’en revenir à pincer le vent. On ne me fourrera jamais dans la tête, à moi, que ces petits brins d’étoiles puissent arrêter une commère telle que la terre dans sa course, lorsqu’elle a tant de nœuds à filer par heure dans les douze mois. Mais la plus petite embardée, — et une embardée de mille milles ne serait pas plus pour elle qu’une de cent pieds pour un vaisseau, — l’enverrait à bord du Jupiter ou du Mercure, et Dieu sait quelle jolie petite fricassée cela ferait !
— Nous sommes assez portés à admettre l’efficacité de l’attraction, Monsieur ; et d’ailleurs, avec votre système, il me semble que l’objection que vous posez subsisterait également.
— Écoutez ; je vais vous expliquer ça. Supposons une machine, dame ! comme ni vous ni moi n’en avons jamais vu, qui fournisse de la vapeur, en veux-tu ? en voilà ; puis, supposons une frégate, fine voilière, lancée dans un bon sillage, la barre du gouvernail tout à bord, et qui file sans se gêner ses dix mille nœuds à l’heure, sans amener ou sans raccourcir les voiles une seconde ; hein ! qu’arrivera-t-il ? Le premier enfant venu vous dira qu’elle continuera à tourner dans un cercle de quelque cinquante ou cent mille milles de circonférence : en bien ! suivant moi, il est bien plus national (rationnel) de supposer que c’est la manière de voyager de la terre, que de la faire ainsi tournoyer misérablement au milieu des étoiles et des attractions.
— Il y a quelque chose de plausible dans votre raisonnement, capitaine Poke, et j’espère que vous saisirez la première occasion de développer plus complètement vos idées sur ce sujet devant l’académie de Leaphigh.
— De tout mon cœur, docteur ; car, suivant moi, il en est de la science comme du bon vin ; il faut le passer à la ronde, et ne pas vouloir le garder à soi trop longtemps. Et puisque je me suis mis à dégoiser tout ce que j’ai sur le cœur, je vous dirai encore, en forme de corollaire, comme vous dites, que si tout ce que vous racontez de la chaudière qui a crevé, et du coup de pied que le pôle a reçu dans le derrière, est vrai, la terre est, ma foi, le premier bateau à vapeur qui ait été inventé, et toutes les fanfaronnades des Français, des Anglais, des Espagnols et des Italiens, à ce sujet, ne sont que de la fumée.
— Vous oubliez les Américains, capitaine Poke, me hasardai-je à lui dire.
— Je les oublie, sir John ! Je ne vois pas trop comment Fulton aurait pu dérober cette idée, vu qu’il ne connaissait pas le docteur, et que probablement il n’entendit jamais parler de Leaphigh.
Nous sourîmes tous, même jusqu’à l’aimable Chatterissa, de la subtilité des distinctions du navigateur ; et la dissertation du philosophe, dans sa forme purement didactique, étant alors terminée, il s’établit une longue et intime causerie dans laquelle une foule de questions ingénieuses furent proposées par le capitaine Poke et par moi, questions auxquelles le docteur et ses amis répondirent avec infiniment d’esprit.
À la fin, le docteur Reasono, qui, tout philosophe et tout ami de la science qu’il était, ne s’était pas donné toute cette peine sans avoir un but secret, se mit alors à nous exposer franchement l’objet de tous ses vœux. Le hasard semblait avoir pris plaisir à satisfaire l’ardent désir que je manifestais d’approfondir davantage la politique, la morale et la philosophie des Monikins, ainsi que tous les autres grands intérêts sociaux de la partie du monde qu’ils habitent. J’étais riche au-delà de toute expression, et l’équipement d’un navire convenable n’était pour moi qu’une misère ; le docteur et lord Chatterino étaient d’excellents géographes pratiques, une fois qu’ils étaient sous le parallèle de 77 degrés sud, et le capitaine Poke avait, à l’entendre, passé la moitié de sa vie à louvoyer au milieu des îles stériles et inhabitées de la mer Glaciale. Quel obstacle pouvait donc s’opposer à ce que le vœu de tous s’accomplît ? Le capitaine était sans emploi, et ne serait pas fâché sans doute de prendre le commandement d’une bonne chaloupe ; les étrangers soupiraient après leur patrie ; et moi, je désirais ardemment augmenter mon enjeu dans la société, en prenant un intérêt dans la commune monikine.
Dès la première insinuation, je proposai franchement au vieux marin d’entreprendre la tâche de rendre à leurs foyers ces intéressants et spirituels étrangers. Le capitaine laissa bientôt percer le bout de son oreille de Stonington ; car plus je le pressais, et plus il trouvait d’objections à m’opposer. Voici quelles étaient les principales :
— Il était vrai qu’il désirait de l’emploi ; mais, avant tout, il désirait revoir Stonington. Il doutait fort que des singes fissent de bons matelots ; ce n’était pas un jeu d’aller courir des bordées au milieu de la glace, et encore moins d’en revenir. Il avait vu des veaux marins et des ours qui avaient été gelés, et qui étaient été étendus sur des roches, peut-être depuis des centaines d’années ; et quant à lui, il aimerait assez à n’être enterré que quand il ne serait plus bon à rien. Et puis savait-il si les Monikins le lâcheraient, une fois qu’ils le tiendraient dans leur pays ? S’il allait leur prendre fantaisie de le mettre à nu, et de lui faire faire des gambades, comme les Savoyards avaient forcé le docteur, et même lady Chatterissa, à en faire ? Il était sûr, au premier saut, de se casser le cou. Encore, passe s’il avait dix ans de moins. Il ne pensait pas qu’on trouvât en Angleterre un bâtiment comme il en faudrait un, et ce n’est pas lui qui entendait raison sur ce point. Encore s’il avait un équipage de Stoningtonniens ; d’un mot, il les mettrait à la raison. — Et puis était-il bien sûr, après tout, qu’il existât un endroit appelé Leaphigh ; et, s’il existait, parviendrait-il à le trouver ? — Quant à porter une peau de bison sous l’équateur, c’était à quoi il ne fallait pas songer, une peau humaine étant déjà un lourd fardeau dans les latitudes calmes. — Et enfin il ne voyait pas trop ce qu’il aurait à y gagner.
Je réfutai toutes ses objections une à une, en commençant par la dernière.
Je lui offris pour récompense mille livres sterling : un éclair de satisfaction brilla dans les yeux de Noé ; cependant il secoua la tête comme s’il pensait que c’était bien peu. Il lui fut insinué ensuite que sans doute nous découvririons des îles remplies de veaux marins, et qu’il pourrait tirer un grand profit de ces découvertes, décidé, comme je l’étais, à lui abandonner tous mes droits de propriétaire. Je crus pour le coup qu’il allait mordre à l’hameçon ; mais il n’en fut rien. Après avoir employé de concert toute notre rhétorique, après avoir été jusqu’à doubler l’offre pécuniaire, le docteur Reasono eut heureusement recours au grand mobile de la faiblesse humaine ; et le vieux loup de mer qui avait résisté à l’argent, — dont l’influence est immense à Stonington, — à l’ambition, si puissante partout, — à tous les appâts qui d’ordinaire captivent les hommes de sa classe, se laissa harponner par sa propre vanité.
Le philosophe lui fit sentir adroitement le plaisir qu’il aurait à lire un mémoire devant l’académie de Leaphigh, pour développer ses idées sur la révolution annuelle de la terre, et sur la vertu des planètes voguant à pleines voiles ; et tous les scrupules du vieux marin s’évanouirent comme la neige fond devant le soleil.