Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre VII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 81-96).



CHAPITRE VII.


Monsieur, voici la maison, vous plaît-il que j’appelle ?
Les prudes corrigées.



La fenêtre grillée dont s’approchait en ce moment John Wilmeter avait vue sur presque toute la galerie qui communiquait avec la cellule de Marie Monson ; on pouvait même apercevoir une partie de la cellule. En regardant à travers la grille, il vit combien cette cellule avait été rendue propre et confortable, grâce aux soins de mistress Gott, aidée, sans aucun doute, par l’argent de la prisonnière, par cet or qui, en définitive, était contre elle la circonstance la plus forte et la seule matérielle. Mistress Gott avait mis un tapis dans la cellule, divers objets de mobilier indispensables, et deux ou trois pour l’ornement ; ce qui rendait ce petit appartement passablement gai. La galerie, à la grande surprise de John, avait été garnie aussi des pièces de tapis neufs avaient été posées sur les dalles ; on l’avait ornée de chaises et d’une table, et parmi d’autres articles de cette nature, on remarquait une assez belle glace. Wilmeter estima qu’on n’y avait pas dépensé moins de cent dollars. L’effet était surprenant ; il ôtait à ce lieu son aspect glacé, son air de prison, et lui donnait ce qu’il n’avait jamais eu auparavant, le confort d’un ménage.

Marie Monson se promenait dans cette galerie, à pas lents et pensifs, la tête un peu penchée, les mains pendantes devant elle, et les doigts entrelacés. Elle était si complètement perdue dans sa pensée, qu’elle n’entendit point les pas de John et ne remarqua non plus sa présence à la grille ; il eut occasion de l’observer pendant près d’une minute sans être vu lui-même. Cette occupation n’était pas absolument excusable ; mais dans de telles conjonctures, le jeune Wilmeter s’y crut autorisé : c’était son devoir de s’assurer de tout ce qui pouvait lui fournir des éclaircissements sur sa cliente.

Nous avons déjà dit que cette étrange jeune fille, extraordinaire par sa position comme accusée de crimes si affreux, et peut-être encore plus par sa manière de supporter les terreurs et les mortifications de sa situation, aussi bien que par le mystère qui enveloppait si complétement sa vie passée, n’était point une beauté dans l’acception ordinaire de ce mot. Cependant sur dix mille femmes, pas une n’aurait puis tôt gagné le cœur d’un jeune homme. Ce n’était ni la régularité des traits, ni la richesse du teint, ni l’éclat des yeux, ni aucun des charmes ordinaires, qui lui donnait ce pouvoir, mais un mélange indéfinissable d’attraits féminins dans lesquels les dons de l’intelligence, l’animation, la tendresse, la modestie, étaient si singulièrement confondus, qu’on ne savait décider lequel avait l’avantage. À l’état de repos, ses yeux étaient d’une expression douce et tendre ; quand ils étaient animés, ils pénétraient au fond de l’âme. Sa tournure était irréprochable ; elle tenait le milieu entre une santé vigoureuse et une délicatesse féminine, ce qui dans ce pays implique moins de force et de vigueur que dans l’autre hémisphère. Il n’est pas facile de dire comment nous acquérons ces habitudes intimes qui deviennent pour nous une sorte de seconde nature, et nous donnent presque de nouveaux instincts. C’est par ces secrètes sympathies, par ces goûts qui envahissent le système moral comme les nerfs forment un télégraphe dans le système physique, qu’on sent plutôt qu’on ne voit quand on est en compagnie de personnes de sa condition. John Wilmeter, fréquentant toujours la meilleure société de son pays et ayant aussi beaucoup voyagé, avait acquis cette espèce de seconde vue. Bien que son âge et les projets de son oncle pour son bien-être à venir, l’eussent empêché de rester assez longtemps en Europe pour ressentir tout le bienfait qu’un tel voyage peut donner, il y avait séjourné suffisamment pour pousser ses études au delà des choses purement matérielles. Il avait fait sous d’autres rapports certains progrès plus essentiels au point de vue du goût, sinon du caractère. Quand un Américain, au retour d’une excursion dans le vieux monde, dit : Je reviens plus satisfait que jamais de mon pays, — c’est un signe infaillible qu’il n’est pas resté assez longtemps à l’étranger, tout au contraire, quand il ne trouva que des imperfections, c’est une preuve qu’il y a séjourné trop longtemps. Il est un heureux milieu qui nous apprend un fait plus approchant de la vérité, c’est qu’il y a mille choses à modifier et à perfectionner chez nous, tandis que souvent il en est presque autant que peuvent nous envier les peuples les plus anciens et les plus policés de la terre. John Wilmeter n’en était pas venu au point de faire les plus fines distinctions, mais il était assez avancé pour reconnaître à des signes certains que cette jeune et étonnante créature, inconnue de tous, mal secourue de ceux qui semblaient s’intéresser à elle, à l’exception de lui-même et de connaissances accidentelles formées dans les plus tristes circonstances, pour reconnaître, dis-je, que cette jeune femme avait été en pays étranger, peut-être même y avait été élevée. L’accent si pur de la plus douce voix qu’il eût jamais entendue, l’élégance et la correction de sa prononciation, étrangère à toute affectation grammaticale, étaient autant de preuves qu’elle avait fait son éducation en Europe ; et la fin de la semaine n’était pas écoulée que John était pleinement convaincu que Marie Monson, quoique sans contredit Américaine de naissance, avait été élevée dans une des écoles du vieux monde. Il n’arriva pas à cette conclusion tout d’un coup. Il lui fallut être favorisé de plusieurs entrevues, et se glisser insensiblement dans la confiance de la cliente de son oncle avant de pouvoir se former une opinion si positive.

Lorsque Marie Monson aperçut la tête de John Wilmeter à la grille, où il se tenait respectueusement découvert, une légère rougeur passa sur son visage. Mais comme elle l’attendait, sa surprise ne pouvait être bien grande.

— Ceci ressemble assez, monsieur Wilmeter, à une entrevue de couvent, dit-elle avec un léger sourire, mais avec un calme parfait. Je suis la novice, et novice en effet je suis à des scènes comme celle-ci ; vous, vous êtes l’ami exclus, forcé de rendre visite à travers une grille. Je dois m’excuser de tout l’embarras que je vous donne.

— N’en parlez pas ; je ne puis être mieux employé qu’à votre service. Je suis ravi de voir que vous supportiez si bien le malheur le plus inouï pour une personne comme vous, et je ne puis m’empêcher d’admirer la parfaite sérénité avec laquelle vous soutenez votre cruelle fortune.

— Sérénité ! répéta Marie avec emphase, et trahissant légèrement le profond sentiment qui la dominait ; s’il en est ainsi, monsieur Wilmeter, elle doit venir de la sécurité que j’éprouve. Oui, pour la première fois depuis des mois, je me sens sauve et en sûreté.

— Sauve en sûreté ! eh quoi ! dans une prison ?

— Assurément ; les prisons sont destinées à être des places de sécurité, n’est-il pas vrai ? répondit Marie en souriant, mais faiblement, et avec un rayon de tristesse sur sa figure ; cela peut vous paraître étonnant, mais je ne dis que la pure vérité en vous répétant que pour la première fois depuis des mois, je me sens en sécurité. Je suis ce que vous appelez dans les mains de la loi ; et l’on est ici à l’abri de tout, si ce n’est des coups portés par la loi. Je ne les redoute en aucune façon, et je me sens heureuse.

— Heureuse !

— Oui ; par comparaison, heureuse. Je vous le dis avec d’autant plus de plaisir, que je vois clairement que vous portez à mon bonheur un généreux intérêt, un intérêt qui surpasse celui d’un conseil pour sa cliente.

— Qui le surpasse mille fois, miss Monson ! Mais, non, il n’en faut pas parler.

— Je vous remercie, monsieur Wilmeter ; je vous remercie du fond du cœur, reprit la prisonnière, rougissant légèrement et les yeux baissés sur le sol, je crois que vous êtes un homme à sentiments énergiques et à généreux instincts, et je suis reconnaissante que vous les ayez déployés en ma faveur dans des circonstances où vous pouvez être excusé de penser de moi tout le mal possible. Si j’en crois cette brave femme, mistress Gott, j’ai peur que l’opinion à Biberry soit moins consolante.

— Vous devez savoir ce qu’il en est dans un village, miss Monson. Chacun a quelque chose à dire, et chacun met tout au niveau de ses connaissances et de son intelligence.

Marie Monson sourit de nouveau, cette fois plus naturellement, et sans aucune expression pénible qui affaiblit l’espèce d’inspiration intérieure qui resplendissait sur ses traits.

— N’en est-il pas des villes comme des villages, monsieur Wilmeter ? demanda-t-elle.

— Peut-être ; mais je veux dire que le cercle des connaissances est plus restreint dans un endroit comme celui-ci que dans une grande ville.

— Biberry est si près de New-York qu’à prendre classe pour classe, il ne me semble pas qu’on doive trouver une grande différence dans leurs habitants. Ce que les bonnes gens de Biberry pensent de ma situation, les habitants de votre ville, j’en ai peur, le penseront aussi.

— De ma ville ? N’êtes-vous pas réellement de New-York ?

— Nullement, répondit Marie, souriant de nouveau ; cette fois pourtant parce qu’elle comprenait avec quelle modestie et quel empressement son compagnon ouvrait une porte par laquelle elle pouvait laisser échapper le secret qu’elle avait refusé de révéler à l’oncle. Je ne suis pas ce que vous appelez une Manhattanoise, ni par mes ancêtres, ni par ma naissance, ni par ma résidence, ni en quoi que ce soit.

— Mais sûrement vous n’avez pas été élevée à la campagne. Vous devez être de quelque grande ville, vos manières le montrent ; je veux dire que vous…

— N’êtes pas de Biberry. En cela vous avez tout à fait raison, Monsieur. Je n’avais jamais vu Biberry il y a deux mois ; mais pour ce qui est de New-York, je n’y ai pas passé un mois dans toute ma vie. La plus longue visite que je vous fis fut une visite de dix jours à mon arrivée du Havre, il y a environ dix-huit mois.

— Du Havre ! Sûrement vous êtes Américaine, miss Monson, notre propre compatriote ?

— Votre propre compatriote, monsieur Wilmeter, par ma naissance, mes ancêtres et mes sentiments ; mais une Américaine peut visiter l’Europe ?

— Certainement, et y être élevée comme j’ai déjà soupçonné que c’était votre cas.

— D’un côté c’est vrai, mais non de l’autre.

Ici Marie fit une pause, prit un petit air mutin, sembla hésiter et douter un peu si elle devait continuer ou non ; enfin elle ajouta :

— Vous avez été en pays étranger, vous-même ?

— C’est vrai ; j’ai passé près de trois ans en Europe, et ne suis de retour chez moi que depuis un an.

— Vous avez voyagé dans l’Orient, je crois, après avoir passé quelques mois aux Pyrénées ? continua la prisonnière avec distraction.

— Vous avez parfaitement raison ; nous avons voyagé aussi loin que Jérusalem. Le voyage est si commun aujourd’hui qu’il a cessé d’être dangereux. Des dames mêmes peuvent aujourd’hui le faire sans crainte.

— Je le sais, l’ayant fait moi-même.

— Vous, miss Monson, vous avez été à Jérusalem ?

— Pourquoi pas, monsieur Wilmeter ? Vous dites vous-même que les femmes font fréquemment ce voyage. Pourquoi pas moi comme les autres ?

— Je n’en sais trop rien moi-même ; mais c’est si étrange, tout, autour de vous, est si extraordinaire…

— Vous croyez extraordinaire qu’une personne de mon sexe, qui en partie a été élevée en Europe, et qui a voyagé dans la Terre-Sainte, puisse être enfermée dans cette prison à Biberry, n’est-il pas vrai ?

— Sous un rapport, j’en conviens ; mais il n’est guère moins étrange qu’une personne telle que vous ait habité dans le galetas d’un cottage comme celui de ces infortunés Goodwin.

— Cela touche à mon secret, Monsieur ; il n’en faut pas parler davantage ; vous devez juger quelle importance j’attache à ce secret, quand, pour le garder, je me soumets aux plus cruels soupçons, et cela dans l’esprit de ceux auprès de qui je serais si heureuse de conserver ma réputation : votre excellent oncle et vous-même.

— Je serais très-flatté si je pouvais croire votre dernière parole ; je puis à peine prétendre à faire partie de vos connaissances.

— Vous oubliez dans quelle situation votre respectable et digne oncle vous a laissé ici, monsieur Wilmeter ; elle vous donne de plus grands droits à mes remerciements et à ma connaissance que ne vous en eût accordés une simple confiance. D’ailleurs nous ne sommes pas — un autre sourire malin et presque imperceptible éclaira de nouveau cette remarquable physionomie — aussi entièrement étrangers l’un à l’autre que vous semblez le croire.

— Nous ne sommes pas étrangers ! Vous me surprenez ! Si j’avais eu l’honneur…

— L’honneur ! interrompit Marie avec un peu d’amertume ; c’est vraiment un grand honneur de connaître une personne dans ma position.

— Je l’estime un honneur, et nul n’a droit de mettre en question ma sincérité. Si nous nous sommes jamais rencontrés auparavant, je vous avouerai franchement que j’ignore également et l’époque et le lieu.

— Cela ne me surprend pas du tout. Il y a de longues années pour des personnes aussi jeunes que nous, et le lieu est bien loin d’ici. Ah ! ce furent d’heureux jours pour moi, et j’y retournerais avec bien du plaisir ! Mais nous en avons assez dit à ce sujet. J’ai refusé de raconter mon histoire à votre excellent et respectable oncle, vous m’excuserez donc plus facilement si je refuse de vous la raconter à vous.

— Qui ne suis ni excellent ni respectable.

— Vous êtes trop près de mon âge pour faire de vous un confident, n’y eût-il pas d’autre objection. Ce que j’ai entendu dire de vous, lors de notre rencontre, il y a des années, monsieur Wilmeter, n’est pas de nature à vous faire rougir.

Cela fut dit vivement, mais avec grâce, et accompagné d’un séduisant sourire que suivit immédiatement une légère rougeur. John Wilmeter se gratta le front d’un air, il faut l’avouer, assez niais, comme s’il comptait sur ce geste pour éveiller ses souvenirs. Un autre tour fut donné soudainement à la conversation par la prisonnière elle-même, qui continua tranquillement :

— Nous reprendrons ce sujet une autre fois. Je n’ai pas pris la liberté de vous envoyer chercher sans motif, monsieur Wilmeter ; votre oncle m’a autorisée à vous donner tout cet embarras.

— Et ne vous ai-je pas priée aussi de me permettre de vous servir de tous mes moyens ?

— Je n’ai pas oublié cette offre et ne l’oublierai jamais. Un homme qui se fait le serviteur empressé d’une femme que tous regardent d’un mauvais œil, a de justes droits à son souvenir. La bonne mistress Gott et vous, vous êtes les deux seuls amis que j’aie à Biberry ; votre compagnon même, M. Millington, est assez disposé à me juger sévèrement.

John tressaillit ; le mouvement était si naturel, que son honnête contenance l’aurait trahi, eût-il eu l’intention de nier l’imputation.

— Millington est tombé dans l’erreur populaire des environs, je dois en convenir, miss Monson ; mais au fond, c’est un excellent garçon et il entendra raison. Les préjugés qui défient tout raisonnement sont détestables, et je fuis généralement ceux dont le caractère manifeste cette faiblesse ; mais Mike se rendra toujours à ce qu’il appelle les lois et les faits, et de cette manière nous nous entendons parfaitement.

— C’est heureux, puisque vous êtes sur le point d’être si proches alliés.

— Allié ! est-il possible que vous connaissiez cette circonstance ?

— Vous trouverez à la fin, monsieur Wilmeter, — reprit la prisonnière en souriant cette fois naturellement comme une personne qui manifeste sa joie sans peine d’aucune sorte, — que j’en connais plus sur vos affaires privées que vous ne l’avez supposé. Mais de grâce, Monsieur, venons-en aux affaires. J’ai grand besoin ici d’une femme de chambre ; croyez-vous que miss Wilmeter puisse m’en envoyer une de la ville ?

— Une femme de chambre ? j’en connais une qui vous conviendra tout à fait, un vrai bijou dans son genre.

— C’est un type parfait de ménagère, reprit Marie riant aux éclats, en dépit des murs de sa prison et des terribles charges portées contre elle ; un vrai type comme j’aurais pu m’attendre à l’avoir de la fiancée du docteur Mac-Brain, mistress Updyke.

— Vous savez cela aussi ! Pourquoi ne pas vouloir nous en dire plus, puisque vous nous en dites tant !

— Tout cela viendra, je l’espère, en temps opportun. Allons, je m’efforce de me soumettre à ma destinée, ou à la volonté de Dieu !

Il n’y avait plus de gaieté dans sa voix, dans sa figure et dans ses manières, mais il y avait un singulier mélange de passion simple et naturelle dans l’accent avec lequel elle prononça ces quelques paroles. Se levant alors, elle reprit gravement le sujet qui l’avait engagée à envoyer chercher John.

— Vous me pardonnerez, dit Marie, si je vous dis que je préférerais une femme choisie et recommandée par votre sœur à une choisie et recommandée par vous. Quand j’aurai besoin d’un valet de pied, je prendrai votre avis. Il est très-important pour moi d’arrêter une femme honnête et respectable, et je me hasarderai à écrire un mot moi-même à miss Wilmeter, si vous voulez avoir l’obligeance de le lui envoyer. Je sais, que ce n’est pas le devoir d’un conseil, mais vous voyez ma position. Mistress Gott m’a offert de me procurer une jeune fille, il est vrai ; mais la prévention est si forte contre moi à Biberry que je doute de pouvoir obtenir la personne qui me convient. Dans tous les cas je recevrai une espion dans mon petit ménage, au lieu d’une domestique en qui je puisse placer ma confiance.

— Sarah se joindrait à moi pour recommander Marie, qui est restée avec elle plus de deux années, et ne l’a quittée que pour soigner son père dans sa dernière maladie. Elle en a pris une autre également excellente ; et aujourd’hui que Marie désire retourner au service de ma sœur, il n’y a plus de place pour elle. Mike Millington meurt d’envie de retourner à la ville, et s’y rendra de grand cœur ce soir. À l’heure du déjeuner, demain matin, la femme pourrait être ici, si…

— Si elle consent à servir une maîtresse dans une telle position. Je sens tout le poids de l’objection, et je sais combien il me sera difficile de me procurer une femme, jalouse de sa réputation comme domestique, qui veuille accepter une semblable condition. Vous avez appelé cette femme Marie ; d’après cela, je vois que c’est une étrangère.

— Une Suissesse. Ses parents avaient émigré ; je l’ai connue à l’étranger au service d’une famille américaine, et je me la suis procurée pour Sarah. C’est la meilleure créature du monde, si on peut la décider à venir.

— Si ç’avait été une Américaine, j’aurais désespéré du succès, à moins qu’on n’eût touché la corde du sentiment ; mais comme c’est une étrangère, l’argent peut-être m’obtiendra ses services. Si miss Wilmeter approuvait votre choix, je la prie d’aller jusqu’à cinquante dollars par mois plutôt que de manquer la personne dont j’ai besoin. Vous pourrez comprendre l’importance que j’attache à la réussite. Afin d’éviter les remarques et les caquetages, la personne engagée peut se rendre vers moi à titre de compagne et d’amie, et non de domestique.

— Je ferai partir Mike dans une demi-heure, et Sarah fera au moins un effort. Oui, Marie Moulin, comme les jeunes filles rappellent, est justement votre affaire.

— Marie Moulin ! est-ce là le nom de la femme ? N’était-elle pas au service des Barringer à Paris ? cette personne répondrait-elle au signalement suivant : Visage un peu marqué de la petite vérole ; yeux bleus ; cheveux blonds ; plus semblable à une Allemande que son nom français ne le donnerait à supposer ?

— C’est bien elle, et vous la connaissez aussi. Pourquoi ne pas vous entourer de suite de tous vos amis, miss Monson, et ne pas rester ici une heure de plus qu’il ne le faut ?

Marie était trop occupée au sujet de l’engagement de cette domestique pour répondre à ce dernier appel. Aussi s’empressa-t-elle de continuer ses instructions avec une vivacité de manières que John Wilmeter n’avait jamais remarquée en elle.

— Si Marie Moulin est la personne désignée, dit-elle, je n’épargnerai rien pour obtenir ses services. Ses attentions pour la pauvre mistress Barringer, dans sa dernière maladie, furent admirables ; et je puis dire que nous l’aimions tous. Priez votre sœur de lui dire, monsieur Wilmeter, qu’une vieille connaissance dans le malheur implore son aide. Cela décidera Marie plutôt que l’argent, toute Suissesse qu’elle est.

— Si vous lui écriviez un mot en y mettant votre vrai nom, car nous sommes persuadés que ce n’est pas Monson, cela pourrait avoir plus d’effet que toutes vos sollicitations en faveur d’une inconnue.

La prisonnière s’éloigna lentement de la grille et se promena de long en large dans la galerie une minute ou deux, comme si elle pesait cette proposition. Une fois elle sourit, ce qui donna une sorte d’éclat à sa remarquable physionomie, puis un nuage passa sur son visage, et de nouveau elle parut triste.

— Non, dit-elle en s’arrêtant près de la grille, je ne ferai pas cela ; ce serait trop périlleux. Pour le moment, je ne puis rien faire qui parle plus en ma faveur que ne le feront les recommandations de votre sœur.

— Si Marie Moulin vous a déjà vue, elle vous reconnaîtra à votre première rencontre.

— Il sera même plus sage de donner un peu au hasard. Je confie tout à votre habileté de négociateur, et je resterai aussi tranquille que possible jusqu’à demain matin. Il y a encore une petite affaire dont il me faut vous donner l’embarras, monsieur Wilmeter. Mon or est séquestré, comme vous savez, et je suis réduite à une monnaie insuffisante. Puis-je vous demander la faveur de changer ceci sans dire pour qui vous le faites ?

Pendant qu’elle parlait, Marie tendit à travers la grille un billet de cent dollars, sur une des banques de New-York, d’une manière si naturelle et si simple, que John Wilmeter, si enclin d’ailleurs à la juger en tout à son avantage, demeura convaincu qu’elle était accoutumée à faire usage de sommes considérables, ou de ce qui pouvait être considéré comme tel, appliqué aux besoins et aux habitudes d’une femme. Heureusement qu’il avait presque assez d’argent dans sa valise pour changer le billet, moins une légère balance qu’il établit en tirant cinq demi-aigles de sa bourse. La prisonnière prit l’or dans une des plus charmantes petites mains qu’œil d’homme eût jamais vue.

— Ce métal a été mon fléau de plus d’une manière, monsieur Wilmeter, dit-elle en regardant tristement la pièce. Je ne puis parler aujourd’hui d’une de ses funestes influences sur ma destinée, mais vous me comprendrez quand je dis que cette pièce d’or italienne est la principale cause, je le crains, de mon séjour ici.

— Sans aucun doute. Elle a été considérée comme un des faits le plus matériels contre vous, miss Monson ; bien que ce ne soit pas aussi concluant que l’évidence, même aux yeux des plus malheureusement prévenus.

— J’espère que non. Maintenant, monsieur Wilmeter, je ne vous retiens pas plus longtemps, je vous supplie de faire ma commission près de votre sœur, comme vous le feriez pour elle près de moi. J’écrirais bien, mais j’ai une main si reconnaissable qu’il est mieux de ne pas le faire.

Marie Monson congédia le jeune homme d’une manière qui décelait le ton de la bonne société, terme qu’il est de mode de tourner en ridicule aujourd’hui, mais qui entraîne une signification dont les railleurs feraient mieux de se pénétrer. Elle s’excusa de l’embarras qu’elle lui occasionnait, et le remercia avec effusion de l’intérêt qu’il prenait à ses affaires. Marie Monson, grâce à cet instinct de femme qui découvre un sentiment plus délicat que l’intérêt ordinaire, était déjà certaine que John Wilmeter ne la regardait pas avec cette froide indifférence qu’il aurait ressentie pour une autre cliente de son oncle. Aussi, en le remerciant, sa manière réfléchit un peu le sentiment qu’un tel état de choses est à peu près sûr de produire. Elle rougit et hésita légèrement, comme si elle s’arrêtait pour choisir ses expressions avec plus de soin que d’habitude, mais, en somme, elle s’en acquitta bien. Le départ trahit l’intérêt, peut-être le sentiment, de part et d’autre ; mais rien de significatif n’échappa à aucun des deux jeunes gens.

Jamais John Wilmeter n’avait été plus embarrassé pour interpréter les faits, qu’il ne le fut en quittant la grille. La prisonnière était vraiment l’être le plus incompréhensible qu’il eût jamais rencontré. Malgré la nature terrible des charges portées contre elle, charges qui auraient pu effrayer l’homme le plus énergique, elle semblait actuellement aimer sa prison. Il est vrai que mistress Gott avait enlevé à ce lieu beaucoup de ses aspects ordinaires et repoussants ; mais c’était encore une prison, et on ne pouvait voir le soleil qu’à travers les grilles, et des murs massifs la séparaient du monde extérieur. Comme le jeune homme était prédisposé à regarder de bon œil tout ce qui avait rapport à cette jeune femme extraordinaire, il ne vit que les signes les plus certains d’innocence dans plusieurs points qui auraient augmenté la défiance de son oncle, dont la tête était plus froide ; mais la plupart des personnes auraient considéré cette douce tranquillité, qui semblait en ce moment caractériser un esprit qui avait été dernièrement si agité, comme une marque que sa main n’aurait jamais pu commettre les atrocités dont on l’accusait.

— N’est-ce pas une délicieuse personne, monsieur Wilmeter ? s’écria la bonne mistress Gott en refermant les portes après John, comme il se retirait de la grille. Je regarde comme un honneur pour la prison de Biberry, d’avoir une telle prisonnière dans ses murs.

— Je crois que vous et moi nous avons seuls une opinion si favorable de miss Monson, en tant qu’il s’agit de Biberry, répondit John. L’excitation contre elle semble être au comble, et je doute qu’un jugement impartial puisse être rendu dans le comté.

— Les journaux n’amélioreront pas les choses, Monsieur. Les papiers de ce matin, venant de la ville, sont remplis de cette affaire, et ils paraissent tous s’engager dans la même voie. Mais c’est une longue route, qui n’a pas de détours, monsieur Wilmeter.

— C’est vrai, et rien ne tourne plus vite que l’espèce d’opinion publique qui se forme d’après un cri général, et se précipite jusqu’à perdre haleine. J’espère voir Marie Monson la femme la plus respectée et la plus honorée du comté !

Mistress Gott désirait de tout son cœur qu’il en pût être ainsi, quoiqu’elle eût certainement des doutes que ne partageait pas le jeune homme. Une demi-heure après le départ de John de la prison, Michel Millington était sur la route de la ville, portant une lettre à Sarah, avec les plus vives instances d’user de son influence sur Marie Moulin, pour l’engager à accepter le service peu ordinaire qu’on lui demandait pendant quelques semaines, sinon pour plus longtemps. Cette lettre arriva à sa destination en temps voulu, et la sœur fut aussi étonnée de la chaleur du contenu que de la nature de la demande.

— Je n’ai jamais vu jusqu’à ce jour John écrire si ardemment ! s’écria Sarah lorsque Michel et elle eurent causé de l’affaire quelques moments ; eût-il été amoureux, je n’eusse pas reçu de lui un message plus pressant.

— Je ne jurerais pas qu’il ne le fût, reprit l’ami en riant. Il voit chaque chose d’un œil si différent du mien, que je sais à peine que penser de lui. Je n’ai jamais connu John si profondément intéressé à un être humain, qu’il l’est en ce moment à cette étrange créature.

— Créature ! Vous autres hommes n’appelez pas souvent de jeunes dames des créatures ; et mon frère m’affirme que cette Marie Monson est une femme comme il faut.

— C’en est une, assurément, pour tout ce qui touche à l’extérieur, aux manières, à l’éducation et aux goûts, je suppose. Néanmoins, il y a trop de raisons de croire qu’elle a, d’une manière à nous inconnue, des relations avec le crime.

— J’ai entendu parler de personnes douées de ces talents, qui s’étaient liguées ensemble, et avaient organisé pour des années un vaste système de pillage, avec un prodigieux succès. C’était, néanmoins, dans de plus vieilles contrées, où les nécessités d’une population compacte jettent les hommes dans les extrêmes. Nous sommes à peine suffisamment avancés, ou civilisés, comme on dit, pour une scélératesse si audacieuse.

— Un soupçon de cette nature m’a traversé l’esprit, répliqua Millington, regardant de travers au-dessus de son épaule, comme s’il craignait que son ami pût l’entendre. Il sera inutile, toutefois, d’en donner avis à John ; son esprit est au-dessus de l’influence du témoignage.

Sarah ne savait comment agir dans cette circonstance, bien que son affection de sœur l’engageât à faire tout ce qu’elle pouvait pour obliger son frère. Il ne fut pas facile néanmoins de persuader à Marie Moulin de consentir à servir une maîtresse qui était en prison. Elle leva les mains, tourna les yeux, laissa échapper cinquante exclamations, et prononça mille et mille fois « c’est impossible » ; elle s’étonnait qu’une femme, dans une semblable situation, pût supposer qu’une domestique honnête entrât à son service, ce qui l’empêcherait, à coup sûr, d’avoir une place plus tard. Cette dernière objection frappa Sarah comme tout à fait raisonnable, et si son frère n’avait pas été si pressant avec elle, elle aurait renoncé à toute tentative de persuasion. Marie, pourtant, finit par éprouver un vif sentiment de curiosité, quand même l’appât de l’argent ne l’aurait pas séduite : John avait dit que la prisonnière la connaissait, l’avait connue en Europe, et elle mourait d’envie de savoir quelle pouvait être, parmi ses nombreuses connaissances du vieux monde, la personne qui était tombée dans de si formidables difficultés. Il était impossible de résister à ce sentiment, si bien dans la nature de la femme, et fort encouragé par un secret désir de Sarah, dans le but d’apprendre elle-même quelle pouvait être cette mystérieuse inconnue ; aussi ne manqua-t-elle pas de presser Marie et de déployer toute sa rhétorique pour l’engager à consentir de se rendre à l’endroit indiqué, et d’y voir au moins la personne qui désirait si vivement la prendre à son service. La Suissesse n’eut pas grande peine à le lui accorder, pourvu qu’il lui fût permis d’ajourner sa dernière décision jusqu’à son entrevue avec la prisonnière ; elle pourrait alors satisfaire sa curiosité, et retourner à la ville, prête à éclairer miss Wilmeter, et, tous ses autres amis, sur un sujet devenu si intéressant.

Ce fut le lendemain, de bonne heure, que Marie Moulin, accompagnée de John Wilmeter, se présenta chez mistress Gott, et demanda à être admise dans la galerie de miss Monson. Le jeune homme ne se montra pas en cette occasion, bien qu’il fût assez près pour entendre le grincement des gonds quand s’ouvrit la porte de la prison.

— C’est donc bien vous, Marie ! dit la prisonnière avec un salut empressé et joyeux.

— Mademoiselle ! s’écria la Suissesse.

On entendit les baisers des deux femmes ; la porte se referma, et John Wilmeter n’en apprit pas davantage ce jour-là.