Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre VIII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 96-110).


CHAPITRE VIII.


Et ne pouvez-vous pas, dans une conférence habile, savoir de lui d’où naît sa confusion ?
Hamlet.



Il y a quelque chose de frappant pour l’imagination, sinon de pittoresque, dans la manière dont les avocats de Manhattan occupent les maisons de Nassau-Street, passage qui fait communiquer Wall-Street avec les Tombs. C’est là qu’ils se rassemblent, pareils à ces nombreux débris que l’on rencontre sur la voie Appienne, avec un siste viator, de leur façon, pour arrêter la marche du passant. Nous devons maintenant transporter la scène dans une maison de cette rue qui se trouve à moitié route entre Maiden-Lane et John-Street ; sur sa façade sont plaquées de petites marques d’étain dont quelques-unes offrent une lecture aussi amusante que celle d’un almanach ; parmi les plus modestes il y en avait une qui portait cette simple et intelligible inscription :

« Thomas Dunscomb au second sur le devant. »

Les bureaux de Dunscomb occupaient entièrement la moitié du second étage d’une immense maison double en profondeur ; elle avait été habitée par quelque famille de distinction qui l’avait cédée aux ministres de la loi. C’est dans ces bureaux qu’il est maintenant de notre devoir d’accompagner un individu assez étrange, mais qui néanmoins dans ce repaire de la chicane semblait se trouver tout à fait chez lui.

— L’avocat Dunscomb y est-il ? demanda cette personne qui avait un air des plus rustiques, bien que ses habits eussent une sorte de teinte légale, en s’adressant à l’un des cinq ou six clercs qui levèrent la tête à l’entrée de l’étranger.

— Il y est, mais en consultation, je crois, répondit celui qui, étant payé pour ses services, était le clerc travailleur du bureau ; la plupart des autres étant des étudiants non rémunérés, et par conséquent peu exacts à la besogne.

— J’attendrai qu’il soit libre, répliqua l’étranger s’avançant froidement vers une chaise vacante, et s’asseyant au milieu des dangers qui auraient effrayé un homme moins familiarisé avec les procès, les chicanes et les quiddités de la loi. Les clercs, après avoir chacun considéré leur hôte, baissèrent leurs yeux sur leurs livres ou leur pancarte, et semblèrent abîmés dans leurs occupations respectives. La plupart de ces jeunes gens, membres de familles respectables en ville, prirent l’étranger pour un client rustique ; mais le clerc travailleur vit de suite, à un certain air assuré et malin, qu’il avait affaire à un praticien campagnard.

Au bout d’environ une demi-heure, Daniel Lord et George Wood sortirent du sanctuaire, accompagnes jusqu’à la porte par Dunscomb lui-même. En échangeant un bonjour avec ses confrères, Dunscomb aperçut son patient visiteur, qu’il salua sur-le-champ du nom court et familier de Timms, en l’invitant instamment et avec chaleur à franchir les limites du sanctuaire. M. Timms se rendit à cette prière, entrant dans la pièce indiquée de l’air d’un homme qui y a été précédemment, et sans paraître nullement confus de l’honneur qu’on lui accordait. Et maintenant, à titre de fidèle historien, c’est pour nous un devoir triste, pour ne pas dire révoltant, de raconter un acte de la part d’un homme connu dans tout le comté de Dukes sous le nom de Esquire Timms, acte qu’on ne doit pas négliger, depuis qu’il est devenu de fraîche date, la marque distinctive et caractéristique non d’une classe à part, mais des classes nombreuses qui peuplent le barreau, le pupitre, les paquebots, les tavernes, les rues. On a écrit des milliers d’articles sur le défaut qu’ont les Américains de cracher ; mais pas une ligne, à ce que je puis me rappeler, au sujet d’un manque aussi commun, mais plus grossier encore, aux bonnes manières. On comprendra mieux notre pensée après que nous aurons raconté les premiers mouvements de l’étranger en entrant dans le sanctuaire.

— Prenez un siège, monsieur Timms, dit Dunscomb montrant une chaise, tandis qu’il reprenait son élégant siège de cuir, et qu’il s’apprêtait à allumer un cigare, non sans en avoir pressé quelques-uns, avec une espèce de tendresse intelligente, entre le doigt et le pouce ; prenez un siège, Monsieur, et un cigare.

Ici s’opéra le grand tour de force dans les manières de Esquire Timms. Tournant sa personne tout à fait de côté, et se saisissant par le nez, absolument comme s’il se querellait avec ce membre de son visage, il se moucha avec grand bruit et un succès complet. Il était difficile de trouver un homme de meilleur ton que Dunscomb. Ce n’était pas un modèle de distinction et d’élégance, mais il était très-bien élevé. Néanmoins, il ne broncha pas devant cet acte d’insigne vulgarité et resta impassible. À dire la vérité, la base de la société s’était tellement élargie depuis vingt-cinq ans dans les habitudes de ceux qui jadis se fréquentaient exclusivement, qu’il était fait même à cette innovation. Le fait ne doit pas être caché, et comme nous n’avons pas l’intention d’en reparler jamais, nous dirons clairement que M. Timms se moucha avec ses doigts, et qu’en le faisant il n’innova pas à moitié autant, aujourd’hui, dans les usages des gens comme il faut, qu’il l’éût fait il y a vingt-cinq ans en se mouchant avec le pouce seul.

Dunscomb supporta cette grossièreté en philosophe, et il fit bien, car il n’y avait pas de remède. Attendant que Timms se servît de son mouchoir, que celui-ci tira un peu tardivement pour une semblable opération, il entama tranquillement le sujet de leur entrevue.

— Ainsi le grand jury a rendu actuellement un verdict de meurtre et d’incendie, m’écrit mon neveu, fit observer Dunscomb, jetant sur son compagnon un regard scrutateur, comme s’il était réellement avide d’une plus ample explication.

— À l’unanimité, me dit-on, monsieur Dunscomb, répondit Timms. À ce qu’il paraît, un seul hésita et fut bien facilement gagné avant leur arrivée au palais. Cette pièce d’or perd notre cause dans le vieux Dukes.

— L’or sauve plus de causes qu’il n’en perd, monsieur Timms ; et personne ne le sait mieux que vous.

— C’est vrai, Monsieur. L’or peut même défier le nouveau Code. Donnez-moi cinq cents dollars, changez l’affaire en action civile, et j’entraînerai tout dans mon comté, à l’exception de vingt ou trente jurés que je pourrais nommer. Il y a environ trente hommes dans le comté avec lesquels je ne puis rien faire ; en conséquence, je ne m’y frotte pas.

— Comment diable se fait-il, Timms, que vous conduisiez vos causes avec tant de succès ? car je me rappelle que vous m’avez donné bien de l’embarras dans des procès où la loi et le fait étaient assez clairement tous deux de mon côté.

— Je présume que ce doivent être des causes où l’on a mis en jeu le hangar et le chevet.

— Le hangar et le chevet ! Ce sont là des termes légaux dont je n’ai pas connaissance.

— Ce sont des termes campagnards, et des habitudes campagnardes adaptées au sujet. Un homme peut pratiquer de longues années en ville et ne rien connaître à cet égard. Les Cours de justice ne sont pas immaculées, mais elles n’ont rien à nous apprendre sur le hangar et le chevet. Elles font les affaires d’une façon que nous autres de la campagne nous ne connaissons pas mieux que vous ne connaissez notre méthode.

— Ayez la bonté, Timms, de m’expliquer la signification de vos termes. Je ne jurerais pas qu’ils ne se trouvent point dans le Code, mais assurément ils ne sont ni dans Blackstone, ni dans Kent.

— Hangar, Esquire Dunscomb, s’explique de lui-même. À la campagne, la plupart des jurés, des témoins, etc., etc., ont plus ou moins affaire avec les hangars, ne serait-ce que pour voir comment leurs bêtes sont nourries. Nous y envoyons de fins discoureurs, et il faudrait une cause bien entortillée pour qu’on ne pût pas y introduire un doute ou un argument ingénieux. Pour être franc avec vous, j’ai vu trois procès assez difficiles terminés en un jour dans un hangar, et six autres qui y ont pris naissance.

— Mais comment cela se fait-il ? Présentez-vous directement vos arguments comme au Palais ?

— Dieu merci, non. Au Palais, à moins que le jury ne soit par extraordinaire excellent, le conseil se préoccupe peu du témoignage et de la loi ; mais, dans le hangar, on n’a besoin ni de l’un ni de l’autre. Un habile discoureur de hangar, par exemple ; mettra une partie en pièces, sans dire un mot de la cause. C’est le chef-d’œuvre du genre. Il est contre la loi, vous le savez, monsieur Dunscomb, de parler d’une cause devant un juré ; c’est un très-grave délit, mais on peut s’entretenir en général du caractère de la partie, de ses ressources de sa lésinerie, ou de son aristocratie ; et il sera bien difficile de ne pas donner prise au discoureur sur quelques-uns de ces points. Depuis peu d’années, l’aristocratie est un argument magnifique et convient à presque tout état de faits, à tout procès qu’on peut intenter. Persuadez seulement aux jurés que le plaignant ou le défendeur se croit au-dessus d’eux, et le verdict est certain. J’ai eu mille dollars dans l’affaire de Springer, seulement sur ce terrain. L’aristocratie m’a valu cela. Elle va nous faire beaucoup de mal dans cette accusation de meurtre et d’incendie.

— Mais Marie Monson n’est pas une aristocrate ; c’est une étrangère inconnue. Quels sont les privilèges dont elle jouit pour qu’elle soit exposée au reproche d’aristocratie ?

— Plus qu’il n’en faudrait dans son intérêt. Son aristocratie lui fait presque autant de mal dans le vieux Dukes que la pièce d’or. Je considère une cause comme à moitié perdue, quand l’aristocratie y est en jeu.

— Aristocratie signifie des privilèges politiques mis exclusivement dans les mains de quelques-uns et le mot n’a pas d’autre signification. Maintenant, quels sont les privilèges politiques et exclusifs dont jouit cette infortunée jeune femme ? Elle est accusée des deux plus grands crimes reconnus par la loi ; elle est accusée, emprisonnée, et va être jugée.

— Oui, et par ses pairs, dit Timms.

— C’est étonnant, Esquire Dunscomb, combien la pairie s’étend dans ces campagnes ! J’ai vu un jugement, il y a un an ou deux, dans lequel une des plus-hautes intelligences du pays était l’une des parties, et dans lequel un juré demanda au juge de lui expliquer la signification du mot « dépouillé ». Voilà donc un citoyen qui était jugé par ses pairs ; beaux pairs, ma foi !

— Oui, la vénérable maxime de la loi commune est parfois un peu défigurée parmi nous ; cela provient de ce que nous nous attachons à des opinions vieillies, après que les faits qui leur donnèrent naissance ont cessé d’exister ; mais d’après la manière dont vous traitez la question, Timms, je conclus que vous faites bon marché de l’aristocratie.

— Pas le moins du monde. Notre cliente courra plus de risques à cause de cela, que pour tout autre côté faible de sa cause. Je crois que, comme une vie est en jeu, nous pourrions nous tirer de la pièce d’or ; mais il n’est pas aussi facile de se débarrasser du reproche d’aristocratie.

— Et cela en présence de son emprisonnement, de son isolement, de son abandon, de son sort à venir ? Je ne vois pas dans tout cela une ombre d’aristocratie.

— Mais j’en vois beaucoup, et le voisinage avec moi c’est déjà la conversation de la moitié du comté ; en un mot, nous en parlons tous, à l’exception de quelques hommes intelligents. Vous verrez, Esquire Dunscomb, qu’aux yeux de la foule il y a deux espèces d’aristocratie : votre espèce et la mienne. La vôtre est un état dans la société, qui donne privilège et puissance à un petit nombre, et s’en tient là : c’est ce que j’appelle de la vieille aristocratie, dont on ne se soucie guère dans ce pays. Nous n’avons pas de tels aristocrates, j’en conviens, et par conséquent ils sont tout à fait insignifiants.

— Cependant ce sont, après tout, les seuls vrais aristocrates. Mais quelle est la vôtre, et de qui se compose-t-elle ?

— Voyez, maintenant. Vous, Esquire, vous êtes dans votre genre une espèce d’aristocrate. Je ne sais comment cela est ; — je comparais à la barre comme vous, j’ai tout autant de droits que vous.

— Plus, Timms, si le hangar et la faculté de conduire les jurés par le nez peuvent être comptés parmi les droits.

— C’est vrai, plus, sous certains rapports, c’est possible. Néanmoins, il y a une différence entre nous, une différence dans nos allures, dans notre langage, dans nos idées, dans notre manière de penser et d’agir, qui vous élève au-dessus de moi d’une façon que je n’aimerais pas dans tout autre homme. Comme vous avez beaucoup fait pour moi, Monsieur, quand je n’étais qu’un enfant, et que vous m’avez porté à la barre sur vos épaules, pour ainsi dire, je vous considérerai toujours, quoiqu’il me faille avouer que je n’aime pas toujours même votre supériorité.

— Je serais fâché, Timms, d’oublier assez mes propres imperfections, au point de faire avec dureté parade des quelques petits avantages que je puis avoir sur vous ou sur tout autre, grâce aux hasards de la naissance et de l’éducation.

— Vous n’en faites pas parade avec dureté, Monsieur ; vous n’en faites pas même parade du tout. Cependant, ils se montrent d’eux-mêmes ; et c’est précisément ce que je n’aime pas regarder. Maintenant, ce qui est vrai de moi, est vrai de tous mes voisins. Nous appelons aristocratie tout ce qui est au-dessus de nous, quoi que ce soit. Je pense quelquefois que Esquire Dunscomb est une sorte d’aristocrate dans le barreau. Pour ce qui est de notre cliente, elle a cent manières, qui ne sont pas celles de Dukes, à moins que vous n’alliez dans la haute volée.

— Mais les mille…

— Allons donc ; nous savons mieux que cela, Esquire. Ce n’est pas de « mille » que se compose la classe privilégiée, comme on le croit d’ordinaire, mais d’un, ou de deux, à le bien prendre. Tout inculte et grossier que j’étais, avant que vous me prissiez par la main, Monsieur, je puis dire la différence qui existe entre ceux qui ont des gants paille et un tilbury, et ceux qui sont faits pour en avoir. Notre cliente n’a ni l’un ni l’autre, et c’est ce qui m’étonne. Elle n’a rien autour d’elle qui sente les hauts quartiers de nos villes ; mais elle est du bon coin. Il y a une chose en particulier qui, j’en ai peur, peut lui être préjudiciable.

— C’est le bon coin qui circule plus facilement de main en main. Mais quelle est donc cette source particulière de persécutions ?

— C’est que notre cliente a une dame de compagnie.

— Que voulez-vous dire avec votre dame de compagnie ?

— La Française qui est avec elle depuis quinze jours. Soyez-en sûr ; elle ne nous fera pas de bien dans le cours de notre procès. Je vous le dis, votre cliente a aussi des façons trop aristocratiques.

Dunscomb rit aux éclats. Puis, passant la main sur son front, il parut méditer.

— Tout cela est très-sérieux, reprit-il enfin, et n’est réellement pas risible. Nous avons à traverser un pas difficile, si l’administration de la loi doit être influencée par de telles considérations. C’est une doctrine reconnue, que le riche ne pourra pas, ne devra pas mettre à ses plaisirs un prix que le pauvre ne peut atteindre ; et voilà un membre du barreau qui nous dit qu’une prisonnière n’obtiendra pas justice parce qu’elle a une femme de chambre étrangère.

— Une femme de chambre ! Mais donnez-lui n’importe quel nom, plutôt que celui-là, si vous désirez réussir. Une prisonnière accusée de crimes capitaux, avec une femme de chambre, serait sûre d’être condamnée. Même le Palais aurait peine à supporter cela.

— Timms, vous êtes un fin et rusé matois, et, tel que je vous connais depuis longtemps, vous êtes capable de rire dans votre barbe de toutes les folies de cette nature ; et vous insistez ici sur la plus grande de toutes les absurdités.

— Les choses sont changées en Amérique, monsieur Dunscomb. Le peuple commence à gouverner ; et quand il ne peut le faire légalement, il le fait sans la loi. Ne voyez-vous pas ce que les journaux disent sur la nécessité d’avoir des opéras et des théâtres à bas prix, avec le droit pour le peuple de siffler. Voilà une Constitution ! Je voudrais savoir ce que Kent et Blackstone diraient à cela.

— C’est vrai. Ils trouveraient une nouvelle physionomie à une liberté qui dit qu’un homme ne fixera pas le prix des places dans son propre théâtre, et qu’un auditoire des rues pourra siffler. Le fait est, Timms, que tous ces abus et le contrôle des actions d’autrui, sous prétexte que le public a des droits là où il n’en a pas du tout, vient de la réaction d’une demi-liberté dans les autres pays. Ici, où le peuple est réellement libre, ayant tout le pouvoir, et où nul droit politique n’est héréditaire, le peuple doit au moins respecter ses propres ordonnances.

— C’est étonnant, Esquire, combien il y a de personnes qui voient le côté faible de la démocratie sans avoir la moindre notion du côté fort. Mais, pendant tout ce temps, notre cliente est en prison à Biberry, et doit être jugée la semaine prochaine. Est-ce qu’il n’y a rien à faire, Esquire, pour effacer l’impression des journaux qui ont presque tous les jours quelque chose à dire sur son compte ? Il est bien temps de faire entendre la contrepartie.

— Il est bien extraordinaire que les directeurs de ces journaux soient assez indifférents aux droits d’autrui pour permettre que de tels paragraphes trouvent place dans leurs colonnes.

— Indifférents ! que leur importe, pourvu que le journal se vende ? Dans ce cas, néanmoins, je soupçonne plutôt qu’un journaliste aura été blessé ; et quand des gens de cette classe, sont offensés, comptez que leur colère se déteindra dans leurs articles. N’est-il pas étonnant, Esquire Dunscomb, que le peuple ne voie ni ne sente qu’il soutient de bas tyrans, dans presque tous ses cris insensés pour la liberté de la presse ?

— Bien des gens le voient ; et, je crois que cet instrument a perdu beaucoup de son influence pendant ces dernières années. Pour ce qui concerne les procès du Palais, il n’y aura jamais de vraie liberté dans le pays, jusqu’à ce que les journaux aient pieds et poings liés.

— Vous avez raison sur un point, Esquire, et cela, c’est sur le terrain que la presse a perdu. Elle n’est pas mal usée dans Dukes, et pourtant j’emploierais volontiers hangar et chevet à lui intenter un procès, le meilleur qui aurait jamais vu le jour.

— À propos, Timms, vous ne m’avez, pas expliqué le procédé du chevet.

— J’aurais cru que le mot s’expliquait de lui-même. Vous savez comment cela se passe à la campagne. Une demi-douzaine de lits sont placés dans la même chambre, et les jurés sont deux par lit. Eh bien, supposez trois ou quatre jurés dans une de ces chambres, et deux gaillards parmi eux, avec leurs instructions sur la manière de causer. La conversation est la plus innocente et la plus naturelle du monde ; pas un mot de trop ou de moins ; mais tout porte coup. Le juré est un campagnard tout rond et simple d’esprit ; il avale tout ce que lui racontent ses compagnons de chambrée, et va à l’audience le lendemain dans une jolie disposition d’esprit à entendre la raison et l’évidence. Non, non, donnez-moi deux ou trois de ces conseillers du chevet, et dans une simple conversation, je déferai tout ce que les journaux peuvent faire. Vous vous rappellerez, Esquire, que nous avons le dernier mot par ce système ; et si, en guerre, le premier coup est la moitié de la bataille, dans la loi le dernier mot est l’autre moitié. Oh ! c’est une superbe affaire que ce jugement par le jury.

— Tout cela est très-mal, Timms. Depuis longtemps je sais que vous avez exercé une influence extraordinaire sur les jurés de Dukes ; mais c’est la première fois que vous avez eu assez de franchise pour me révéler le procédé.

— Parce que c’est la première fois que nous ayons eu ensemble une cause capitale. Dans l’état actuel de l’opinion publique à Dukes, je me demande si nous pouvons même avoir, dans ce jugement, un jury constitué.

— La cour suprême nous enverra alors à la ville pour redresser la procédure.

— Ce serait pitié, monsieur Dunscomb, qu’une jeune femme, si belle et si séduisante, fût pendue.

— Timms, vous êtes une fine mouche dans votre genre, je le sais. Vos connaissances en matière de loi ne vont pas loin, et vous ne saisissez pas souvent les côtés forts d’une affaire ; mais vous faites des prodiges avec les côtés faibles. Quand il s’agit d’opinion sur faits, j’en connais peu sur qui on puisse plus compter que sur vous. Dites-moi donc franchement ce que vous pensez de la culpabilité ou de l’innocence de Marie Monson ?

Timms se pinça la bouche, passa une main sur son front et ne répondit pas pendant près d’une minute.

— Peut-être est-il bon, après tout, que nous nous entendions l’un l’autre à ce sujet, dit-il. Nous sommes associés comme conseils, et je me sens très-flatté de cette association, Esquire Dunscomb, parole d’honneur ; et il convient que nous soyons l’un avec l’autre aussi libres que frères. D’abord, j’ai rarement vu précédemment une cliente comme cette dame ; car il nous faut l’appeler dame, je suppose, jusqu’à sa condamnation.

— Sa condamnation ! vous ne pouvez penser qu’il y ait grand danger de cela, Timms ?

— On ne sait jamais, Monsieur, on ne sait jamais. J’ai perdu des procès dont j’étais sûr, et j’en ai gagné dont je désespérais, des procès que je n’aurais certainement pas dû gagner, contre toute loi et contre les faits.

— Cela vint sans doute du hangar et du chevet.

— Peut-être, Monsieur, répliqua Timms riant en toute liberté quoique sans faire de bruit, peut-être. Quand la petite vérole court, on ne peut dire qui l’attrapera. Pour ce qui est de notre affaire, Esquire Dunscomb, je suis d’avis que nous aurons des désagréments à essuyer. Si nous pouvons faire que les jurés soient en désaccord une fois ou deux, et obtenir une remise de session, du diable si un homme de votre expérience ne les serre pas de si près qu’ils renoncent à l’affaire, plutôt que d’en avoir encore l’ennui. Après tout, l’État ne peut gagner beaucoup à faire pendre une jeune femme que personne ne connaît, fût-elle même légèrement aristocratique. Néanmoins, il nous faut obtenir d’elle qu’elle change ses vêtements et ses manières ce qui, dans les circonstances où elle se trouve, s’appelle des cas de pendaison, et plus tôt elle s’en débarrassera, mieux ce sera.

— Je vois que vous ne nous croyez pas très-forts sur les mérites de la cause, Timms, ce qui équivaut à admettre la culpabilité de notre cliente. J’inclinais beaucoup moi-même à soupçonner le pire ; mais deux ou trois entrevues, et ce que me dit mon neveu Jack Wilmeter, ont produit en moi un changement. Je suis fortement porté aujourd’hui à la croire innocente. Elle a des motifs de crainte cachés et sérieux, j’en conviens ; mais je ne pense pas que ces infortunés Goodwin y soient pour quelque chose.

— Ma foi, on ne sait jamais. Un verdict de non culpabilité vaudra tout autant que si elle était aussi innocente qu’un enfant d’un an. Je vois ce qu’il y a à faire. Toute la partie légale et l’ensemble de la procédure sera votre lot, tandis que l’ouvrage extérieur retombera sur moi. Nous pouvons la sortir de là ; bien que mon opinion soit que, si nous y arrivons, ce sera plutôt par les petits moyens que par les grands. Il y a une chose très-essentielle, Monsieur ; l’argent.

— Avez-vous besoin d’être rafraîchi si vite, Timms ? Jack me dit qu’elle vous a déjà donné deux cent cinquante dollars.

— Je le reconnais, Monsieur, ce sont des honoraires très-respectables ; vous, vous devez en avoir mille, Esquire.

— Je n’ai pas reçu une obole, ni n’ai l’intention de rien toucher de son argent. Mes sentiments sont engagés dans ce procès, et je consens à travailler pour rien.

Timms jeta sur son vieux maître un regard rapide, mais scrutateur. Dunscomb, sous tous les rapports, était jeune pour son, âge ; et plus d’un homme a aimé, s’est marié, est devenu père d’une florissante famille, après avoir vu tous les jours qu’il avait vus. Ce regard tendait à découvrir s’il était possible que l’oncle et le neveu devinssent rivaux, et à en savoir autant qu’on pouvait le saisir et le deviner dans un rapide coup d’œil. Mais le conseiller était aussi calme que d’habitude ; nulle altération de couleur, nul signe, nulle vivacité d’expression ne trahirent l’existence de la passion. On racontait parmi les intimes du vieux garçon, qu’autrefois, à l’âge d’environ vingt-cinq ans, il avait eu une affaire de cœur, qui avait fait sur lui une si profonde impression, que le mariage de la jeune femme avec un autre homme ne l’avait pas effacée. Ce mariage, disait-on, n’avait pas été heureux, et fut remplacé par un autre, qui le fut encore moins, quoique les parties fussent riches, bien élevées, et disposassent de toutes les ressources qu’on suppose d’ordinaire devoir procurer le bonheur. Une seule enfant fut le fruit du premier mariage, et sa naissance précéda de peu la séparation qui suivit. Trois années après mourut le père, laissant toute son immense fortune à cette enfant, avec l’étrange prière que Dunscomb, jadis le fiancé de la mère, fût le tuteur et le gardien de la fille. Cette singulière demande ne fut pas accueillie, et Dunscomb n’avait vu aucune des parties depuis sa rupture avec sa bien-aimée. L’héritière se maria jeune, mourut dans l’année en laissant une autre héritière ; mais nulle allusion ne fut faite à notre conseiller dans aucune des volontés et des dispositions testamentaires. Une seule fois il avait été consulté comme homme du métier, sur les legs en faveur de la petite fille Mildred Millington, cousine au second degré de Michel Millington, et aussi riche qu’il était pauvre. Pendant quelques années on s’attendait vaguement à une union entre les deux jeunes Millington ; mais une rivalité survint entre les deux familles. Et, d’ailleurs, l’éloignement de la jeune personne, qu’on envoya de bonne heure à l’étranger pour son éducation, s’opposa à ce résultat ; et Michel, sur ces entrefaites, ressentit l’influence de la gentillesse, de la beauté et de l’affection de Sarah.

Timms en conclut que son vieux maître n’était pas amoureux.

— C’est très-agréable d’être riche, remarqua cet être singulier, et je suis sûr que c’est charmant d’exercer pour rien, quand on a la poche bien garnie. Je suis pauvre, et j’éprouve un plaisir tout particulier à toucher de bons honoraires. À propos, Monsieur, mes attributions dans l’affaire demandent beaucoup d’argent. Je ne crois pas pouvoir commencer de telles opérations avec moins de cinq cents dollars.

Dunscomb se pencha en arrière, étendit un bras, prit son livre de comptes courants, signa un mandat sur son banquier, puis le tendit tranquillement à Timms sans demander de reçu ; car, s’il savait que dans les affaires du métier il ne fallait pas plus se fier à son vieil élève et copatricien qu’à une anguille dans la main, il savait aussi qu’il était d’une honnêteté scrupuleuse en matière de comptes. Il n’y avait pas un homme dans l’état à qui Dunscomb eût confié la garde d’or non compté, ou le paiement d’un legs, de préférence à cet individu ; il savait bien aussi qu’il aurait mis à néant toutes les prescriptions de la loi, pour obtenir un verdict quand ses sentiments étaient réellement engagés.

— Voilà, Timms, dit le conseil senior, regardant de nouveau le mandat qu’il tendait à l’autre pour voir s’il était en bonne forme, voilà ce que vous demandez : cinq cents pour les dépenses, et moitié autant pour les honoraires.

— Merci, Monsieur. J’espère que ceci n’est pas gratuit de votre part, comme les services.

— Non. On ne manque pas de fonds, et on m’a mis en possession de l’argent nécessaire pour nous comporter convenablement ; mais c’est à titre de dépôt, et non d’honoraires. C’est bien là le côté le plus extraordinaire de cette affaire, de trouver une jeune femme délicieuse, bien élevée, accomplie, les poches bien garnies, et cela dans une semblable position.

— Mais, Esquire, dit Timms passant sa main sous son menton, et s’efforçant de prendre un air naturel et désintéressé, j’ai bien peur que des clients semblables ne soient sujets à caution. Il y a beaux jours que je suis employé au Palais, et j’ai généralement trouvé que les plus riches, clients étaient les plus grands scélérats.

Dunscomb contempla longtemps son compagnon. Il vit que Timms n’avait pas une opinion aussi favorable de Marie Monson qu’il avait lui-même, ou plutôt qu’il était très-disposé à avoir d’elle ; car sa défiance n’était guère moindre dans l’origine que celle de ce courtier mercenaire des vices de l’humanité. Il examina ensuite longtemps avec soin et attention tous les faits de Timms, faits qui avaient été glanés en recueillant des renseignements sur place ; puis suivit une consultation dont il serait un peu prématuré de faire connaître les détails.